lundi 2 mai 2022

« Il n’y aura pas d’effondrement global mais des effondrements sociaux et localisés » par Jørgen Randers

 

 




« Il n’y aura pas d’effondrement global mais des effondrements sociaux et localisés »

Cinquante ans après sa publication, le rapport Meadows sur les limites à la croissance démontre chaque jour son actualité. Entretien avec l’un de ses co-auteurs, Jørgen Randers, aujourd’hui âgé de 76 ans.

Chez les spécialistes chevronnés comme chez les néo-convertis, l’ouvrage fait figure de référence. Cinquante ans après sa publication, le rapport sur les limites à la croissance commandé au trio de chercheurs Dennis Meadows, Donella Meadows et Jørgen Randers par le Club de Rome continue de faire parler de lui. Que ce soit dans la bouche de politiques, d’artistes ou d’activistes, qui s’empressent désormais de le citer à chaque fois qu’ils le peuvent pour alerter sur la saturation des limites planétaires. Et pour cause : en 1972, The Limits to Growth établissait pour la toute première fois les conséquences dramatiques d’une croissance exponentielle dans un monde fini. Épuisement des ressources, crise pétrolière, pénuries en série… Un demi-siècle plus tard, c’est peu de dire que le sujet ne manque pas d’actualité. À l’occasion de la publication récente d’une nouvelle version de ce best-seller aux éditions Rue de l’Echiquier, nous avons pu discuter longuement avec l’un de ses co-auteurs, Jørgen Randers, aujourd’hui âgé de 76 ans et professeur de stratégie climatique au sein de la BI Norwegian Business School d’Oslo, en Norvège. Il était venu présenter son travail à l’occasion d’une Masterclass organisée par La Recyclerie, à Paris, le 20 avril dernier. Entretien.

Usbek & Rica : L’humanité a-t-elle appris quelque chose de votre rapport, cinquante ans après sa publication ?

Jørgen Randers : C’est une très bonne question, à laquelle il me paraît difficile de donner une réponse avisée. Très clairement, depuis la publication de notre rapport, l’humanité s’est aperçue que le monde était beaucoup plus petit qu’elle ne le croyait. À l’époque, l’idée selon laquelle la puissance de nos activités en tant qu’espèce a une influence sur les écosystèmes globaux n’était pas très répandue. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a eu du progrès. Ce changement de perspective a eu un certain impact sur nos sociétés, car nous disposons désormais d’institutions dédiées – les ministères de l’Environnement, le GIEC, le Programme des Nations unies pour l’environnement… – qui n’existaient pas il y a 50 ans. 

Mais est-ce que notre travail a entraîné des changements concrets dans la vie quotidienne des gens, des électeurs, des travailleurs ordinaires ? C’est déprimant de le constater, mais je crois que non. Nous avons réussi à toucher 5 % des Occidentaux, pas plus. Les pays du Sud, eux, n’avaient de toute façon rien à tirer de notre travail, puisque celui-ci démontre que le problème vient des pays riches. Leur préoccupation prioritaire est d’éradiquer la pauvreté, et c’est très bien ainsi. Bref, je suis un homme déprimé qui garde le sourire. Avec mes collègues, nous avons passé toutes ces années à essayer de faire comprendre le problème aux citoyens des pays développés… Mais de toute évidence, ça n’a pas fonctionné.

Regrettez-vous que les discours politiques actuels se focalisent aujourd’hui sur « la lutte contre le dérèglement climatique » et non sur la lutte contre l’objectif de croissance ? 

Il y a toujours eu une différence énorme entre le contenu de notre rapport et le débat public qui l’a entouré. Notre livre démontre la chose suivante : dans la mesure où nous vivons sur une planète aux ressources finies, la croissance infinie de notre empreinte environnementale est impossible. Nous ne pourrons pas faire croître éternellement ni la population, ni l’usage des ressources naturelles, ni les émissions de CO2, ni l’exploitation des terres. Notre empreinte globale doit être réduite. En revanche, nous ne disons en aucun cas que les activités économiques doivent s’arrêter. Le PIB est mesuré en dollars, pas en tonnes d’émissions de CO2 : théoriquement, le PIB peut donc croître tant que ces deux courbes restent découplées. Le problème, c’est que cette distinction a très vite disparu au profit d’une discussion totalement désespérante sur le « développement durable ». 

Aujourd’hui, le seul message que j’essaye de faire passer, c’est qu’il faut absolument arrêter les énergies fossiles que sont le charbon, le pétrole et le gaz. Pour moi, c’est le cœur du problème. Si nous stoppons l’exploitation de ces énergies, 70 à 80 % des émissions de gaz à effet de serre disparaîtront. Le climat pourra être stabilisé, et l’effondrement de la biodiversité sera enrayé. D’autres, comme ma collègue Donella Meadows, ont tenté d’élargir les enjeux en avançant l’idée que le culte de la productivité, les hauts niveaux de consommation et d’énergie – bref, les modes de vie industriels – constituent la véritable origine du problème. Cela a été une erreur, car c’est à partir de là qu’ont commencé tous les débats « développement durable contre décroissance ». Résultat, depuis les années 1980, le sujet de la sortie des énergies fossiles a été complètement occulté. Dans la tête des gens, tout s’est embrouillé. On a confondu les limites à la croissance et l’industrialisation de l’économie moderne.

En 1972, vous aviez élaboré dix scénarios dessinant différentes évolutions possibles de cinq paramètres (industrialisation, croissance de la population, alimentation, épuisement des ressources naturelles et dégradation de l’environnement). L’idée était d’identifier des seuils au-delà desquels ces variables pourraient s’effondrer. Aujourd’hui, lequel de ces scénarios l’humanité est-elle en train de suivre ?

En 1998, le chercheur Graham Turner a été le premier à évaluer la pertinence de nos scénarios – qui étaient bien des scénarios et non des prédictions, je le rappelle. Tous se sont avérés valables, car tous suivaient des courbes plus ou moins identiques jusqu’en 2020 environ. C’est à partir de cette date que les écarts se creusent selon les chemins envisagés. À l’époque, on ne pouvait donc pas vraiment en savoir plus. Plus récemment, en 2020, la consultante tout juste sortie de Harvard Gaya Herrington a réalisé le même travail de comparaison. Sa conclusion est que, comme c’était envisagé dans notre rapport, l’humanité a prolongé la croissance de toutes ces variables entre les années 1970 et aujourd’hui. Nous sommes désormais au point où l’effondrement des courbes peut avoir lieu – ou pas. Cela dépend des scénarios. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction nous allons.

« Il y aura des tensions sociales très fortes qui, selon les situations, pourront donner lieu à des violences et à des affrontements ou à des processus plus pacifiques »

Jørgen Randers, co-auteur du rapport Meadows

Pour ma part, j’ai écrit un livre sur le sujet il y a dix ans, 2052: A Global Forecast for the Next Forty Years. Mon propos était le suivant : puisque l’humanité ne compte visiblement pas dévier de sa trajectoire, elle continuera d’augmenter ses niveaux de pollution atmosphérique et d’émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 2050 au moins. L’actualité me donne plutôt raison pour l’instant, car nous constatons tous les jours que nous sommes au cœur d’une crise climatique sans précédent, qui ne fait que commencer. Cependant, pour des raisons que j’explique longuement dans le livre, je ne pense pas que nous assisterons de sitôt à un épuisement des ressources naturelles ou des ressources alimentaires. Comme nous le montrerons bientôt avec mes collègues de l’initiative Earth4All dans un nouveau livre, l’effondrement global n’est pas le plus probable – du moins pas dans les 50 prochaines années. Le plus probable, c’est que nous n’arrivions pas à faire redescendre la courbe des émissions de gaz à effet de serre suffisamment vite. Nous dépasserons probablement les + 2,5° C [par rapport à l’ère préindustrielle, ndlr], ce qui entraînera des effondrements sociaux et localisés.

Qu’entendez-vous par « effondrements sociaux et localisés » ?

Selon toute vraisemblance, les niveaux d’inégalité continueront d’augmenter, de même que les taux de chômage. Les gens deviendront de plus en plus mécontents à cause de l’imprévisibilité des événements météorologiques et de l’inaction de leurs gouvernements. Les services publics seront dépassés. Les politiques n’auront plus de majorité claire pour que leurs décisions fassent suffisamment consensus. Cela créera des tensions sociales très fortes qui, selon les situations, pourront donner lieu à des violences et à des affrontements ou à des processus plus pacifiques. On assistera à une chute du niveau de bien-être mais le PIB continuera d’augmenter – car il représente la valeur totale de la richesse produite, même si celle-ci est déséquilibrée.

Comment anticiper cette situation, selon vous ?

Il y a deux options. Soit nous essayons, comme le font certains gouvernements et comme le préconise le GIEC, de réduire volontairement et rapidement la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Soit nous ne faisons rien – ou si peu. Cela signifie que les températures vont continuer d’augmenter et qu’il faut se préparer au pire dès maintenant, même si les différentes dégradations que je viens de décrire adviendront graduellement. Mais bien sûr, c’est une perspective peu réjouissante. On parle d’un futur très désagréable, qu’on ne peut jamais complètement anticiper.

Et entre ces deux options, laquelle vous paraît la plus pertinente ? Pensez-vous comme votre collègue Dennis Meadows qu’il est désormais préférable de se focaliser sur la « résilience à l’échelle locale » ? 

Dennis et moi ne sommes pas d’accord sur ce point. Pour ma part, je pense qu’il n’y a pas grand chose de plus significatif à faire que de soutenir les efforts préconisés par le GIEC. Il faut tout faire pour abaisser la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Dennis, lui, pense que c’est déjà trop tard. C’est pour cela qu’il refuse de participer à certaines mises à jour et aux récentes éditions anniversaires de notre rapport : parce que j’y écris que nous devons continuer d’essayer. Que ce soit clair, selon moi, Dennis a totalement raison de dire que nous n’agissons de toute façon pas assez vite pour résoudre le problème ! Je pense simplement que ce n’est pas une raison pour renoncer. En cela, les positionnements respectifs des trois jeunes chercheurs que nous étions ont changé avec le temps. Initialement, Donella était l’optimiste, j’étais le pessimiste, et Dennis était l’intermédiaire…

Pensez-vous, comme le chercheur François Gemenne, qu’il est tout simplement « impossible de convaincre une majorité de gens de voter pour un programme compatible avec l’Accord de Paris », du moins dans les pays industrialisés ? Selon vous, nos institutions démocratiques et électorales sont-elles à même de résoudre les crises que vous décrivez ?

J’ai commencé à parler de la faiblesse et des limites de nos systèmes démocratiques dès les années 1990, ce qui m’a valu pas mal de critiques. Les intérêts de court terme qui parasitent nos institutions sont très puissants. De même, à l’échelle individuelle, aucun travailleur ordinaire n’acceptera de son plein gré de payer des taxes supplémentaires pourtant nécessaires à la mise en place de politiques adaptées aux défis du futur. La transition énergétique, par exemple, implique la fermeture de tous les postes de travail liés aux industries fossiles et l’ouverture de nouveaux postes dans les énergies renouvelables. Le problème est qu’entre-temps, beaucoup d’emplois disparaissent. C’est pourquoi, selon moi, ces politiques ne peuvent qu’être menées par des États forts, à même de fournir les compensations financières nécessaires aux salariés concernés. Les entreprises privées ne pourront jamais assurer cette tâche à elles seules, car leur intérêt demeurera toujours le profit à court terme.

Quand vous parlez d’État fort, pensez-vous à un État fort démocratique ou à un État fort autoritaire ?

Il pourrait tout à fait s’agir d’un processus démocratique, à condition que les citoyens pensent à leurs intérêts de long terme et à ceux des générations futures. Or cela ne semble pas prêt d’arriver… En 2005, j’ai été mandaté par le Premier ministre de Norvège pour lui fournir une série de recommandations visant à enrayer complètement les émissions de gaz à effet de serre de notre pays. Avec d’autres experts, nous avons bâti une série de 15 mesures concrètes, dont la mise en place impliquait une augmentation des taxes de l’ordre de 200 euros par an et par habitant. J’ai passé quatre ans à parcourir le pays en long, en large et en travers pour essayer de convaincre les gens que c’était la meilleure solution. Sans succès. Quelques années plus tard, j’ai rejoint le parti vert norvégien. Aux dernières élections, nous avons obtenu à peine 4 % des voix.

« Il faudrait créer dans chaque pays une petite assemblée entièrement dédiée au long terme, un peu sur le modèle de la Cour suprême américaine »

Jørgen Randers, co-auteur du rapport Meadows


Mais ces votes ne sont-ils pas eux-mêmes déterminés par la logique des institutions qui les encadrent ? Après tout, aucun Parlement n’est explicitement dédié à la protection des intérêts de long terme, non ?

C’est absolument vrai. Cela me fait penser à ce qu’il se passe depuis longtemps dans le champ de l’économie : tous les économistes ne sont pas naturellement néo-classiques, ils sont simplement déterminés par des institutions et des courants de pensées dominants, qui ne représentent pourtant qu’une seule manière de voir les choses. Le système économique chinois, par exemple, est totalement différent : il consiste à faire imprimer autant de billets que nécessaire pour bâtir les infrastructures indispensables au développement du pays et du bien-être de la population, même si ce n’est pas forcément profitable à court terme. En Occident, il me semble que le néolibéralisme a enfin été poussé dans ses derniers retranchements. Nous sommes désormais arrivés à un point où il devient impossible de ne pas réintroduire un État fort pour subvenir aux besoins des populations.

La difficulté, c’est que d’un point de vue politique, les divisions en deux ou trois blocs – comme aux États-Unis avec le bloc républicain et le bloc démocrate, ou comme en France avec le bloc d’extrême-droite, le bloc centriste et le bloc de gauche – risquent de se creuser dans les prochaines décennies. Ce que je préconise depuis quelques années pour surmonter cette difficulté, c’est de créer dans chaque pays une petite assemblée entièrement dédiée au long terme. Elle serait composée d’une quinzaine de personnes élues à vie, un peu sur le modèle de la Cour suprême américaine. Un pouvoir de véto lui serait attribué pour retoquer toutes les décisions publiques qui ont un impact sur les émissions de gaz à effet de serre. La seule autre alternative, c’est le modèle chinois : un parti central qui enrôle les plus éduqués. Ceux-ci deviennent maîtres de toutes les décisions car ils sont considérés comme ceux qui ont le plus d’expérience. Mais c’est un système nettement moins démocratique. Cela nous ferait revenir plusieurs siècles en arrière. 



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