Ce n’est d’ailleurs jamais comme ça que ça se passe pour les grandes décisions de la vie. On se décide sans s’en rendre compte et ce n’est qu’ensuite qu’on réalise, lorsqu’on est assez fort pour admettre que notre conscience avait déjà choisi pour nous, que c’est la ligne de conduite à tenir.
Voilà le cadeau d’anniversaire que je m’étais fait pour mes 29 ans : je venais de réaliser que je m’étais enfoncé dans un tunnel au bout duquel ma vie se limiterait à ne plus faire qu’une seule chose – encore assez confuse, il est vrai.
Etant donné le caractère américain de l’infrastructure des communications mondiales, il était prévisible que le gouvernement se livrerait à la surveillance de masse. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Pourtant, ça n’a pas été le cas, principalement parce que les autorités américaines démentaient si catégoriquement se livrer à ce genre de choses, et avec une telle vigueur, dans les médias ou devant les tribunaux, que les quelques sceptiques qui leur reprochaient de mentir étaient traités comme des junkies complotistes.
Nous – moi, vous, nous tous – étions trop naïfs. C’était d’autant plus pénible pour moi que la dernière fois que j’étais tombé dans le panneau, j’avais approuvé l’invasion de l’Irak avant de m’engager dans l’armée. Quand j’ai commencé à travailler dans le renseignement, j’étais certain de ne plus jamais me faire mener en bateau, d’autant plus que j’avais une habilitation top secret à présent, ce qui n’est pas rien.
Après tout, pourquoi les autorités dissimuleraient-elles des secrets à leurs propres gardiens du secret ? Tout cela pour dire que je n’arrivais pas à concevoir ce qui était pourtant manifeste, et il a fallu attendre 2009 et mon affectation au Japon dans un service de la NSA, l’agence américaine spécialisée dans le renseignement d’origine électromagnétique, pour que ça change.
C’était le poste idéal, parce que j’intégrais le service de renseignement le plus performant au monde. Bien qu’ayant officiellement le statut de contractuel, les responsabilités qui seraient les miennes et la ville ( Tokyo ) où je serais amené à vivre ont suffi à me convaincre. L’ironie veut que ce soit en retravaillant dans le privé que j’ai été en mesure de comprendre ce que faisaient les dirigeants de mon pays.
Comme jadis avec la CIA, le privé n’était qu’une couverture et j’ai toujours travaillé dans les locaux de la NSA. C’était la première fois de ma vie que je réalisais vraiment ce que signifiait le pouvoir d’être le seul dans une pièce à maîtriser non seulement le fonctionnement interne d’un système mais aussi son interaction avec quantité d’autres systèmes. (…)
Une usine sous un champ d’ananas
C’était une immense usine aéronautique datant de l’époque de Pearl Harbor, planquée sous un champ d’ananas à Kunia, sur l’île d’Oahu, dans l’archipel d’Hawaï, qui abritait désormais une base de la NSA. Ce complexe en béton armé et son tunnel d’un kilomètre de long creusé à flanc de colline débouchaient sur trois vastes espaces sécurisés où l’on trouvait des serveurs et des bureaux.
Ce n’était autre que le Security Operations Center, ou SOC, de la région de Kunia. Toujours officiellement employé par Dell, je travaillais à nouveau pour le compte de la NSA, j’y ai été affecté début 2012. Un beau jour, au cours de cet été – c’était le jour de mon anniversaire –, tandis que je franchissais les postes de contrôle, j’ai soudain pris conscience que mon avenir était là, en face de moi.
Je ne dis pas que c’est à ce moment-là que j’ai pris ma décision. Ce n’est d’ailleurs jamais comme ça que ça se passe pour les grandes décisions de la vie. On se décide sans s’en rendre compte et ce n’est qu’ensuite qu’on réalise, lorsqu’on est assez fort pour admettre que notre conscience avait déjà choisi pour nous, que c’est la ligne de conduite à tenir.
Voilà le cadeau d’anniversaire que je m’étais fait pour mes 29 ans : je venais de réaliser que je m’étais enfoncé dans un tunnel au bout duquel ma vie se limiterait à ne plus faire qu’une seule chose – encore assez confuse, il est vrai.
Hawaï est devenu un endroit important pour les communications américaines. C’est notamment le cas pour les renseignements échangés entre les 48 Etats continentaux américains et le Japon, où j’avais travaillé, ainsi que d’autres sites installés en Asie. En me nommant administrateur système SharePoint, la NSA faisait de moi le principal responsable de la gestion documentaire, et c’était effectivement moi qui prenais connaissance des messages.
Avant d’aller plus loin, je tiens à souligner que ce n’est pas en copiant des documents mais tout simplement en les lisant que mes recherches concernant les abus de la NSA ont commencé.
Je voulais avoir la confirmation des soupçons que j’avais depuis 2009, lorsque je me trouvais à Tokyo. Trois ans plus tard, j’étais déterminé à savoir si mon pays avait mis en place un système de surveillance de masse et, si oui, comment il opérait concrètement. Si je ne voyais pas trop comment mener mon enquête, une chose était sûre, je devais comprendre le fonctionnement du système avant de décider, le cas échéant, de réagir.(...)
« Le gars au Rubik’s Cube »
« Le gars au Rubik’s Cube »
Je vais refréner mon envie de coucher sur le papier la manière précise dont j’ai fait ma propre copie et mon propre cryptage – pour que la NSA soit encore debout demain matin. Je mentionnerai toutefois la technologie de stockage que j’ai utilisée pour les fichiers copiés. Laissez tomber les clés USB ; elles sont trop encombrantes au regard de leur faible capacité de stockage.
A la place, je me suis servi de cartes SD – l’acronyme signifie Secure Digital (« transmission numérique protégée »). Pour être plus précis, je me suis servi de cartes mini-SD et micro-SD. Vous savez à quoi ressemble une carte SD si vous vous êtes déjà servi d’un appareil photo numérique ou d’une caméra, ou si vous avez déjà eu besoin de plus de mémoire sur votre tablette. Elles ne déclenchent quasiment jamais les détecteurs de métaux, et puis, qui m’en voudrait d’avoir oublié quelque chose d’aussi petit ?
Il y a malheureusement un prix à payer pour la petite taille des cartes SD : les transferts de données sont extrêmement lents. Et, tandis que la barre se remplissait jusqu’à atteindre l’immense soulagement des « 100 %, tous les fichiers ont été copiés », j’étais en nage, je voyais des ombres partout, j’entendais des pas venir des moindres recoins.
Une fois une carte remplie, je devais opérer ma fuite quotidienne, faire sortir du bâtiment cette archive vitale, passer devant les chefs et des types en uniforme, descendre les escaliers, m’engouffrer dans un couloir vide, scanner mon badge, passer devant les gardes armés, passer les sas de sécurité – ces zones à deux portes dans lesquelles, pour que la seconde porte s’ouvre, il faut que la première soit fermée et que votre badge soit approuvé, et s’il ne l’est pas, ou que quelque chose ne se passe pas comme prévu, le garde vous braque avec son arme, les portes se verrouillent, et vous dites : « Eh bien, c’est pas mon jour ! »
A chaque fois que je partais, j’étais pétrifié. Je devais me forcer à ne pas penser à la carte SD car si j’y pensais, j’avais peur d’agir différemment, de manière suspecte. Il m’est aussi arrivé de dissimuler une carte dans l’une de mes chaussettes et, lors de mon pic de paranoïa, dans ma joue, afin de pouvoir l’avaler si nécessaire.
Je n’arrêtais pas d’imaginer une équipe d’agents du FBI aux aguets à l’autre extrémité du Tunnel. En général, j’essayais de plaisanter avec les gardes, et c’est là que mon Rubik’s Cube s’est révélé utile. Les gardes comme le reste des gens du Tunnel me connaissaient comme « le gars au Rubik’s Cube ».
Il était devenu mon totem et une source de distraction, autant pour moi que pour mes collègues. La plupart devaient penser que c’était un air que je me donnais, ou bien une invitation à une conversation de geek. C’était le cas, mais c’était avant tout une manière de maîtriser mon angoisse. Le Rubik’s Cube me calmait.
C’est seulement de retour chez moi que je commençais à me détendre. J’étais toujours inquiet à l’idée que ma maison soit sur écoute – c’était l’une des autres méthodes charmantes utilisées par le FBI quand il soupçonnait un agent d’avoir des loyautés suspectes.
Sur le canapé, je me planquais sous une couverture avec mon ordinateur, comme un gosse, parce que le coton reste plus fort que les caméras. Le risque d’une arrestation immédiate étant momentanément écarté, je pouvais me concentrer sur le transfert des fichiers depuis mon ordinateur portable vers un disque dur externe et les verrouiller en me servant de plusieurs algorithmes de cryptage utilisant différentes méthodes d’implémentation, si bien que même si l’une des méthodes de cryptage échouait, les autres continueraient à garder les fichiers en sécurité.
En fin de compte, les documents que j’avais sélectionnés tenaient sur un unique disque dur que j’ai laissé sur mon bureau à la maison. Je savais que ces données étaient autant en sécurité qu’à l’agence. En réalité, grâce aux différentes méthodes et aux différents niveaux de cryptage que j’avais utilisés, elles étaient même davantage sécurisées. Là réside l’incomparable beauté de l’art de la cryptologie. Un petit peu de maths peut accomplir ce dont sont incapables les fusils et les fils barbelés : garder un secret. (...)
Quarante jours à l’aéroport
Quarante jours à l’aéroport
Nous avons atterri à Cheremetievo ( l’aéroport de Moscou ) le 23 juin 2013 pour ce qui devait en théorie être une escale de 24 heures. Cette escale dure depuis bientôt six ans. L’exil est une escale sans fin. Dans la communauté du renseignement, et tout particulièrement à la CIA, vous êtes formé à éviter les problèmes aux douanes. Votre but est d’être la personne la plus ennuyeuse de toute la file, avec le visage qu’on oublie le plus vite.
Mais rien de tout cela n’est efficace quand le nom qui est inscrit sur votre passeport est en « une » de tous les journaux.
J’ai tendu mon petit livret bleu au type barbu dans sa cabine de contrôle des passeports, qui l’a scanné et en a scruté chaque page. Sarah Harrison ( journaliste et éditrice pour WikiLeaks ) se tenait derrière moi, solide.
J’avais pris soin d’évaluer le temps qu’il fallait aux personnes nous précédant dans la file pour passer la douane, et mon tour était beaucoup trop long. Puis le type a décroché son téléphone, grommelé quelques mots en russe et, presque immédiatement – bien trop rapidement –, deux agents de sécurité en uniforme se sont approchés. Ils devaient m’attendre. L’un des agents a pris mon petit livret bleu au type de la cabine et s’est penché vers moi : « Il y a problème avec passeport. S’il vous plaît, venez. »
Les deux agents de sécurité nous ont escortés à vive allure vers ce que j’imaginais être une pièce spéciale destinée à l’inspection approfondie, mais qui s’est en fait révélée un somptueux salon d’affaires de l’aéroport de Cheremetievo. Sarah et moi sommes entrés dans une sorte de salle de réunion remplie d’hommes en costume gris assis autour d’une table. Ils étaient une demi-douzaine à peu près, tous avec une coupe militaire.
L’un des types était assis à l’écart et avait un stylo à la main. C’était celui qui prenait des notes, une sorte de secrétaire, enfin c’est ce que j’imaginais. Le dossier était devant lui avec un bloc de papier. Sur la couverture du dossier se trouvait un insigne monochrome et je n’avais pas besoin de lire le russe pour en comprendre la signification : l’insigne représentait une épée et un bouclier, le symbole du principal service de renseignement de Russie, le Service fédéral de sécurité (FSB).
Comme le FBI aux Etats-Unis, le FSB ne se contente pas d’espionner et d’enquêter, mais procède également aux arrestations. Au centre de la table était assis un homme plus âgé, dans un costume plus élégant que ceux de ses voisins. Le blanc de ses cheveux brillait comme un halo d’autorité. Il nous a fait signe de nous asseoir en face de lui, avec un geste plein d’assurance et un sourire qui indiquait qu’il était l’équivalent russe d’un officier traitant chevronné.
Il s’est raclé la gorge et, dans un anglais correct, il m’a offert ce que la CIA appelle un « cold pitch », en gros une offre d’engagement par un service de renseignement étranger qui peut se résumer à « venez bosser avec nous ».
En échange de leur coopération, on fait miroiter aux étrangers des faveurs qui peuvent aller de montagnes de cash à une carte « vous êtes libéré de prison » valant pour quasiment tout, depuis la simple fraude jusqu’au meurtre. Le truc, bien sûr, c’est qu’ils espèrent toujours une contrepartie d’une valeur égale ou supérieure.
Mais cela ne démarre jamais par une transaction claire et sans ambiguïté. Quand j’y pense, il est même amusant d’appeler ça un « cold pitch » (« argumentaire de vente froid »), parce que la personne qui le fait commence toujours avec chaleur, légèreté et bienveillance, un large sourire aux lèvres.
Je savais qu’il fallait que je coupe court à cette conversation le plus vite possible. Si vous ne mettez pas immédiatement un terme à cette discussion, ils peuvent détruire votre réputation rien qu’en faisant fuiter un enregistrement de vous en train de considérer la proposition.
Tandis que l’homme s’excusait pour la gêne occasionnée, j’ai donc imaginé les caméras cachées et j’ai choisi mes mots avec soin : « Ecoutez, je comprends qui vous êtes, et ce que vous êtes en train de faire. Permettez-moi d’être clair sur le fait que je n’ai aucune intention de coopérer avec un service de renseignement, quel qu’il soit. Je ne veux pas me montrer irrespectueux mais je vous préviens que ce ne sera pas l’objet de cette discussion. Si vous voulez fouiller mon sac, il est juste là. »
L’homme m’a alors demandé :
« Donc vous n’êtes pas venus en Russie pour y rester ?
– Non.
– Dans ce cas, puis-je vous demander où vous comptez aller ? Quelle est votre destination finale ?
– Quito, Equateur, en passant par Caracas et La Havane », ai-je répondu, même si je savais parfaitement qu’il le savait déjà.
Mais soudain, la discussion a bifurqué.
« Vous n’êtes pas au courant ? », m’a-t-il demandé. Il s’est levé et m’a regardé comme s’il s’apprêtait à m’annoncer la mort d’un membre de ma famille. « Je suis au regret de vous informer que votre passeport n’est malheureusement plus valide. »
J’étais tellement surpris que j’ai seulement pu bégayer : « Je suis désolé mais j…, je ne vous crois pas. »
Je n’en revenais pas : mon propre gouvernement m’avait coincé en Russie. Les Etats-Unis s’étaient infligé tout seuls une cuisante défaite en offrant ainsi à la Russie une telle victoire de sa propagande.
En tout, nous sommes restés coincés dans l’aéroport pendant la durée biblique de 40 jours et 40 nuits. Pendant cette période, j’ai demandé l’asile politique à un total de 27 pays. Pas un seul n’était prêt à subir les foudres des Etats-Unis. Le 1er août, le gouvernement russe m’a accordé un droit d’asile temporaire.
Edward Snowden
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