samedi 16 juin 2018

" La Désobéissance " par Alberto Moravia ( 1948 )

Oui, conclut-il, la vie, ce devait vraiment être cela : non pas le ciel, la terre, la mer, les hommes et leurs installations, mais une obscure et moite caverne de chair maternelle et amoureuse où il pénétrait confiant, sur d’y être protégé comme il avait été protégé par sa mère tant que celle-ci l’avait porté dans son sein. 

La vie, c’était s’abîmer dans cette chair et en sentir l’obscurité, le ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales…


Lorsque Luca revint en ville, après avoir passé les vacances à l’endroit habituel, au bord de la mer, il avait la sensation de ne pas être bien et de couver une maladie. Ces derniers temps, il avait grandi de façon anormale et, à quinze ans, sa taille était déjà celle d’un homme adulte. (...)

Souvent, pourtant, ce même corps se rebellait, et cela quand Luca s’y attendait le moins, non point devant les tâches les plus dures, mais devant des choses insignifiantes. Luca, à cette époque, était sujet à des colères subites et violentes, durant lesquelles son organisme, déjà exténué, paraissait consumer en des paroxysmes et de haine le peu de forces qui lui restaient. C’était surtout la muette et inerte résistance des objets, ou, plutôt, sa propre incapacité à se servir de ceux-ci sans effort et sans dommage, qui avait le pouvoir de le jeter dans des fureurs dévastatrices. (...)

"Ainsi, pensa-t-il néanmoins, si l'on acceptait pas d'être ce que les autres voulaient ou croyaient que l'on fût, on était puni ou considéré comme malade. (...)

Cette tentation de se suicider ne l'effrayait pas, non plus qu'elle ne lui paraissait absurde ; elle était, ainsi qu'il le comprit, l'aboutissement naturel du furieux sentiment d'impuissance qui le bouleversait.

Le mot désobéir lui plut parce qu'il lui était familier : durant toute sa première enfance et pendant une bonne partie de son enfance proprement dite, il avait entendu sa mère répéter qu'il devait obéir, qu'il était désobéissant, que, s'il n'obéissait pas, elle le punirait et autres phrases similaires. (...)

 Luca pensa que le monde, en la personne de sa mère, de son père, de ses professeurs, de ses camarades, le voulait bon fils, bon élève, bon camarde, bon garçon ; mais lui n’aimait ni le monde ni ces rôles qu’on voulait lui faire jouer, et il devait désobéir. Et ceci, comme autrefois, non point par les violences obscures et les colères stériles de son corps exténué, mais suivant un certain ordre, suivant un certain plan, avec calme et détachement, comme appliquant les règles d’un jeu..(...)

Ne pas manger : il comprit brusquement que cette forme de désobéissance était, entre toutes, la plus grave, la plus radicale, celle qui entamait le plus l’autorité familiale. Son père et sa mère étaient surtout là pour le faire manger. (...)

« il pensa qu’il était beau d’agir, même si c’est pour détruire sa propre vie ; et qu’agir, c’était justement cela : accomplir des actes d’après des idées et non point par nécessité. » (...)

« L'infirmière lui prit le menton dans sa main, exactement comme on fait avec les enfants, quand on les interroge sur ce qu'ils désirent, et demanda : 
"Ainsi, si je venais cette nuit... cela te ferait plaisir ?"
Luca leva les yeux vers elle et : 
"Bien sûr, répondit-il avec simplicité, bien sûr que cela me ferait plaisir."
Droite et immobile, elle le couvait de ses yeux brillants, de ses yeux si jeunes et si différents des vieilles et froides paupières brûlées par le collyre, à travers lesquelles ils scintillaient. Puis, d'un ton prometteur, magnanime et maternel, elle annonça : 
"Eh bien... si vraiment ça te fait plaisir... Je viendrai." » (...)

Ainsi ne pouvait-il s’empêcher de penser, c’était cela vivre, cela continuer à vivre : faire avec passion et ténacité des choses absurdes et insensées, pour lesquelles il était impossible de fournir la moindre justification et qui mettaient continuellement ceux qui les faisaient dans un état de servitude, de remords et d’hypocrisie. (...)

Oui, conclut-il, la vie, ce devait vraiment être cela : non pas le ciel, la terre, la mer, les hommes et leurs installations, mais une obscure et moite caverne de chair maternelle et amoureuse où il pénétrait confiant, sur d’y être protégé comme il avait été protégé par sa mère tant que celle-ci l’avait porté dans son sein. La vie, c’était s’abîmer dans cette chair et en sentir l’obscurité, le ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales…

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=Alberto+Moravia&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

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