mardi 10 avril 2018

" Supplément au Voyage de Bougainville " par Denis Diderot (1772)



Je ne parcourrai point toutes les contrées de l’univers ; mais je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l’homme heureuse que dans Taïti, et supportable que dans un recoin de l’Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont occupés à le tenir dans ce que vous appelez l’abrutissement.





Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 

Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-Là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Taïti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir !

Orou répliqua :

  Les mœurs de Taïti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres ? c’est une question facile à décider. La terre où tu es né a-t-elle plus d’hommes qu’elle n’en peut nourrir ? en ce cas tes mœurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut-elle nourrir plus qu’elle n’en a ? nos mœurs sont meilleures que les tiennes. (…)


A. Mais comment est-il arrivé qu’un acte dont le but est si solennel, et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant ; que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?

B. Orou l’a fait entendre dix fois à l’aumônier : écoutez-le donc encore, et tâchez de le retenir.

C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété.
Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale.
Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités.
Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances.
Par une contradiction bizarre et commune à toutes les sociétés subsistantes, où la naissance d’un enfant, toujours regardée comme un accroissement de richesses pour la nation, est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d’indigence dans la famille.
Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité.
Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. (…)

 A. Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature ! combien d’erreurs et de vices épargnés à l’homme !

B. Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité.

A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes.

B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces vertus conventionnelles ? Dans la misère, l’homme est sans remords ; et dans la maladie, la femme est sans pudeur.

A. Je l’ai remarqué.

B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, c’est que le retour de l’homme artificiel et moral suit pas à pas les progrès de l’état de maladie à l’état de convalescence et de l’état de convalescence à l’état de santé. Le moment où l’infirmité cesse est celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec désavantage pour l’intrus.

A. Il est vrai. J’ai moi-même éprouvé que l’homme naturel avait dans la convalescence une vigueur funeste pour l’homme artificiel et moral. Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l’homme, ou l’abandonner à son instinct ?

B. Faut-il vous répondre net ?

A. Sans doute.

B. Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les seuls à qui la flatterie des législateurs n’en ait point encore imposé.

A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ?

B. J’en appelle à l’expérience ; et je gage que leur barbarie est moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses compensent ici l’atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude de ressorts épars et isolés. Sans doute, s’il arrivait à quelques-uns de ces ressorts de se choquer, l’un ou l’autre, ou tous les deux, se briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d’une sagesse profonde et d’un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts furent rendus agissants, réagissants les uns contre les autres, sans cesse fatigués ; et il s’en rompit plus dans un jour, sous l’état de législation, qu’il ne s’en rompait en un an sous l’anarchie de nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction des petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines vinrent à se heurter avec violence ! (...)

B. Et si la durée d’une machine n’est pas une juste mesure de son plus ou moins de fatigue, qu’en concluez-vous ?

A. Je vois qu’à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes d’autant plus méchants et plus malheureux qu’ils sont plus civilisés ?

B. Je ne parcourrai point toutes les contrées de l’univers ; mais je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l’homme heureuse que dans Taïti, et supportable que dans un recoin de l’Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont occupés à le tenir dans ce que vous appelez l’abrutissement.




https://fr.wikisource.org/wiki/Supplément_au_voyage_de_Bougainville

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