vendredi 18 août 2017

" En un combat douteux " par John Steinbeck ( 1936 )


C’est le plus dur, avoua Mac. Tout le monde nous hait. L’ennemi, et les nôtres. Si nous remportions la victoire, Jim, les nôtres nous tueraient. Je me demande pourquoi nous insistons ! 




Vous vous réveillez, Jim, dit-il, mais vous ne savez pas encore à quoi vous vous engagez. Quoi que je vous en dise, cela ne servira à rien tant que vous n’aurez pas vécu cette vie-là.


Jim le regarda en face.
— Avez-vous jamais travaillé, dit-il, quelque part où l’on attend que vous méritiez une augmentation de salaire pour vous remplacer par un nouvel employé ? Avez-vous jamais travaillé dans une maison où l’on vous parle de dévouement et cela veut dire qu’il faut espionner vos camarades ? Nom de Dieu, je n’ai rien à perdre !

— Rien… que la haine, dit doucement Nilson. Vous serez surpris de constater que, bientôt, vous ne pourrez plus détester personne. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi que cela se passe le plus souvent. (…)


Aussitôt que la grève sera déclenchée, les autorités du comté de Torgas publieront un arrêté interdisant les rassemblements. Qu’arrivera-t-il ? Nous rassemblerons nos hommes. Le shérif organisera une force de police qui tentera de disperser les attroupements, et ce sera la bataille. Il n’y a rien comme une bagarre pour cimenter entre les ouvriers une solide entente. Alors les propriétaires créeront des équipes de « vigilants », des volontaires, employés ou étudiants, et mes amis de l’American Legion, oubliant qu’ils ont passé la quarantaine et prennent du ventre, sangleront leurs équipements. Les vigilants perdront leur sang-froid, ils tireront dans le tas. S’ils tuent quelqu’un des nôtres nous l’enterrerons en grande pompe, et alors, ça commencera à marcher, et les autorités feront sans doute venir la troupe.
Mac respirait à grands coups, très excité.
— Alors ! poursuivit-il, les troupes auront le dessus. Très bien. Mais à chaque fois qu’un garde national blesse un clochard d’un coup de baïonnette, nous récoltons mille adhésions au parti. Bon Dieu ! Si seulement on faisait venir la troupe !
Il alla s’asseoir sur son lit.
— Oh ! reprit-il, je vois trop loin. Notre mission consiste à fomenter une petite grève bien gentille, si nous le pouvons. Mais Bon Dieu, Jim, si jamais nous arrivions à provoquer la venue des troupes, tout le district serait à nous et organisé avant le printemps prochain. (…)

La foule marchait lentement derrière le brancard. On expliquait aux nouveaux venus, à voix basse, ce qui s’était passé.
— Une échelle, une vieille échelle !
— Dis-moi ce qui est arrivé. Vite. Il nous faut agir pendant qu’ils sont excités.
— C’est le vieux Dan. Il a voulu crâner et montrer qu’il était costaud. Deux barreaux de l’échelle ont cassé. Le vieux est tombé. Je crois qu’il s’est fracturé le bassin.
— Ça y est ! dit Mac. Je m’y attendais. Il ne faut pas grand-chose quand les hommes sont énervés. Le premier prétexte est bon. Après tout, ce vieux aura été bon à quelque chose.
— Bon à quelque chose ? répéta Jim.
— Mais oui. Il a déclenché le mouvement. Nous allons pouvoir nous servir de lui. (…)

Votre défaut, Doc, dit Mac, c’est que vous êtes beaucoup trop à gauche pour être communiste. Vous poussez trop loin le collectivisme. Mais comment expliquez-vous que des hommes comme moi dirigent et provoquent des mouvements ? Voilà qui va à l’encontre de votre théorie de l’homme-foule. 

— Vous pouvez être un effet aussi bien qu’une cause, Mac. Vous pouvez représenter une expression de l’homme-foule, une cellule chargée d’une mission spéciale, comme une cellule visuelle par exemple, qui tirerait sa force de l’homme-foule, et en même temps le dirigerait, à la façon d’un œil. Votre œil reçoit de votre cerveau des ordres…, et lui en donne.

— Tout cela n’est pas pratique, dit Mac d’un air dégoûté. Quel rapport cela peut-il présenter avec des hommes qui chôment ou meurent de faim ?
— Un rapport peut-être très important. Il n’y a pas si longtemps que l’on connaît les rapports entre le trismus et le tétanos. Il existe encore sur la terre des êtres primitifs ignorant que les enfants sont le résultat de rapports sexuels entre le père et la mère. Oui, il serait intéressant d’étudier l’homme-foule, sa nature, ses désirs, les fins qu’il poursuit. Ils diffèrent des nôtres. Le plaisir que nous éprouvons en nous grattant lorsque nous ressentons une démangeaison cause la mort d’un grand nombre de cellules. Peut-être l’homme-foule éprouve-t-il du plaisir lorsque des individus périssent au cours d’une guerre. Je veux voir, voir tout ce que je pourrai, avec les moyens dont je dispose, Mac. (…)

— Crois-tu que nous mènerons cette grève à bonne fin, Mac ?
— Je crois que nous devrions dormir, Jim. Je ne t’aurais pas dit ça avant ce soir, mais je ne crois pas à la victoire. Cette vallée est organisée. Ils tireront et personne ne protestera. Nous n’avons guère de chances de l’emporter. La plupart de nos hommes nous lâcheront dès que ça se gâtera. Mais il ne faut pas t’inquiéter pour ça, Jim. Un jour, une autre fois, nous réussirons. Il faut y croire.
Il se leva sur un coude.
— Si nous n’y croyions pas, nous ne serions pas ici. Doc avait raison en parlant d’infection, mais la véritable infection, c’est le capitalisme. Nous devons nous croire assez forts pour le détruire. Tu n’as pas changé, Jim. Tu es fidèle, et ça me donne du courage.
— Harry m’a dit, le premier soir, quelle récompense il fallait attendre, Mac. Tout le monde nous hait.
— C’est le plus dur, avoua Mac. Tout le monde nous hait. L’ennemi, et les nôtres. Si nous remportions la victoire, Jim, les nôtres nous tueraient. Je me demande pourquoi nous insistons ! Dormons, va ! (…)

— Les salauds ! grogna Mac.
Le journal portait, en manchette :
LES AUTORITÉS DU COMTÉ
DÉCIDENT DE RAVITAILLER LES GRÉVISTES
LA MOTION A ÉTÉ VOTÉE À L’UNANIMITÉ.
— Oui, ils connaissent leur affaire, dit Mac. Et ça a déjà porté, Dick ?
— Bien sûr.
— Je ne comprends pas, dit London. S’ils veulent nous envoyer des œufs et du jambon, je n’y vois pas d’inconvénients.
— Certes ! ricana Mac, s’ils veulent ! Le journal ne parle pas de la seconde réunion, tenue immédiatement après, et qui a annulé le vote.
— Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda London.
— C’est un vieux truc, dit Mac, mais il réussit toujours. Dick avait organisé des contributions volontaires. Tout allait à merveille. On publie ceci. Les sympathisants répondent à Dick qui vient les solliciter : « Pourquoi ? Les autorités vont les ravitailler ! Nous avons lu le journal ! » Voilà, London. Tu as vu des vivres envoyés par le comté ?
— Non… (…)

L’espace découvert était plein d’hommes. Ils s’étaient approchés, mais, lorsqu’ils virent le fardeau de Mac, ils reculèrent. Mac marchait à travers la foule sans rien voir. Il entra dans le camp, passa devant les cuisines, suivi par la foule silencieuse. Il arriva à la plate-forme et y déposa le cadavre. Il se hissa à son tour, tira le corps de Jim contre un poteau de coin et l’y accota.
London lui passa la lanterne. Mac la posa avec soin sur les planches, de façon que la lueur tombât sur la tête de Jim. Alors Mac se releva et fit face à la foule. Ses mains s’agrippèrent à la rampe. Ses yeux étaient blancs, immenses. Il pouvait voir devant lui briller les regards des grévistes des premiers rangs. Au-delà, les autres étaient massés dans un cercle d’ombre. Mac frissonna. Il ouvrit la bouche à plusieurs reprises avant de parler, d’une voix haute et monotone :
— Celui-là ne voulait rien pour lui… commença-t-il.
Ses mains serraient la rampe avec tant de violence que les phalanges apparaissaient toutes blanches.
— … Camarades ! Il ne voulait rien pour lui.


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