dimanche 4 novembre 2012

" Vivre et penser comme des porcs " par Gilles Châtelet ( 1998 )



Les professionnels de la science ne sont nullement exonérés du soupçon de céder au valet de chambre de soi-même. Mais je ne vise pas non plus cette communauté en particulier. 

Ce qui m'importe, c'est de voir se dresser, en son sein et ailleurs, des voyous de la pensée, capables de lutter contre l'élite consensuelle et de renouer avec l'excellence du politique.

 A tout moment il y a pour un individu la possibilité de dire non.

Le point de vue techno-populiste s'exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l'épicier du coin et du chef comptable - « un sou est un sou » - et la spiritualité administrative - autrefois un peu plus ambitieuse - de l'inspecteur des finances.

Ces deux spiritualités marchent désormais main dans la main, sûres de leur bon droit, distribuant des ultimatums : « A quoi servez-vous ? Vous devriez avoir honte d'être aussi abstraits, aussi  élitistes », agacées, sinon exaspérées, par toute activité qui ne se laisse pas enfermer dans un horizon borné de chef comptable et apparaît donc comme un défit insupportable à la misère du « pragmatisme » contemporain dont aime à se réclamer le techno-populisme. Nous touchons ici un point sensible de sa tartuferie : se sentir insulté par tout ce qui le dépasse et dénoncer comme « élitiste » toute démarche un tant soit peu éloignée des affairements de l'« homme de la rue » - de ce qu'il est convenu d'appeler le « sérieux de la vie » - et de la niaiserie de son « vouloir-communiquer ».  ( ... )

Comme le Chaos, le Quantum est une unité ventriloque qui «exprime » objectivement des millions de volontés et surplombe avec une dignité de sénateur les fluctuations induites par les agités et les excentriques. Avec l'« homme moyen » et le dieu Quantum, la niaiserie socio-politologique pavoise : il y a bien une musique des sphères pour les consommateurs de yaourts, pour les états  d'âme des catégories socio-professionnelles et des tranches d'âge, musique tout aussi sublime que celle des astres !

Pourquoi les chiffres fascinent-ils tant de simples d'esprit et les impatients toujours friands de références et de certitudes ? Un chiffre ne se discute pas, en quelque sorte par définition ; il y a bien une virilité imbécile du chiffre entêté et toujours prêt à s'abriter derrière une espèce d'immunité scientifique. ( ... )

C'est en articulant trois entités redoutables : le Nombre ventriloque de l'« opinion », le Nombre clignotant  des « grands équilibres socio-économiques » et, enfin le Nombre-chiffre de la statistique mathématique (6), qu'il est devenu la pièce maîtresse de la crétinisation impliquée par l'équation :
      
   Marché = Démocratie = Majorité d'hommes moyens,

laquelle légitime les démocraties-marchés et dont la contestation frise désormais le sacrilège : « Vous méprisez le peuple, vous fuyez la réalité », etc.

(6). Sur la mystification du nombre, voir Alain Badiou, Le Nombre et les ombres (Le Seuil, 1992). ( ... )

Fluidité maximale propageant le mimétisme comme une gangrène,  confusion de la mobilité avec le « nomadisme » douteux des « jobs » et du temps partiel, solidarités expéditives de camaraderies de survies, tels sont les caractères de la « nouvelle société civile » asservie à l'équilibre. Orchestrée par une vision thermodynamique du politico-économique. Il ne serait donc pas exagéré de parler ici de société thermo-civile, ou, mieux, de thermocratie, régentant la vie quotidienne de centaines de millions d'hommes moyens, de Robinsons consommateurs-panélistes, lointains descendants des Robinsons de Hobbes et salués pompeusement comme les prototypes de la post-modernité, enfin affranchis de tous les « grands espoirs » et de tous les « grands récits ». ( ... )

Endimanchés dans les droits de l'homme et le libre arbitre, nos citoyens-ténias se flattent d'avoir extirpé la « barbarie », d'avoir enfin atteint l'idéal du faible, de la morale des esclaves dont Nietzche disait qu'elle « a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d'un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; sont action est foncièrement une réaction (18) ».

(18). F. Nietzche, Généalogie de la morale, (Gallimard, 1964,p. 45). ( ... )

Pourtant, les Chevaliers-opérateurs n 'ont pas dit leur dernier mot ; ils savent que, transformés en « hommes moyens » et segmentés en tranches, les gogos deviennent inoffensifs et conspirent même à un équilibre qui, loin de tendre vers une extension pour chacun de la capacité d'agir, induit et renforce un équilibre des inégalités. Car tout le jeu consiste, comme pour le marché financier, à créer de la dissymétrie, à organiser des groupes de pression, à accaparer l'espace-temps public, à jucher sur des points clefs, à proliférer en réseaux pour faire triompher son « message », et c'est bien ce qui ruine les prétentions démocratiques d'un équilibre fondé sur le principe « un homme = une voix », impliquant que Monsieur X, chômeur, « pèse théoriquement » autant que Monsieur Y, « leader d'opinion ». ( ... )

Ce ne sont pas les robots qui nous menacent mais ce rapport instrumental au langage - porté aux nues par l'empiriste mercantile -, qui prétend le dépouiller de toute ambiguïté afin que toute opération cognitive puisse être vue comme une suite d'étapes élémentaires. Ce rapport s'articule avec une soumission de plus en plus étriquée à la commande sociale associée à une demande de « philosophie sérieuse » adressée aux « grands savants ». On ne compte plus les « dialogues » ou les « réflexions éthiques »  différant par leur contenu scientifique mais identifiable par leur rationalisme endimanché et le ton désabusé qui sied à la philosophie en chaise longue. ( ... )

Nous touchons peut-être ici le point sensible de ce qu'il est convenu d'appeler la « crise contemporaine » ou l' « échec de la modernité » : laisser dégrader le travail-patience - le vrai créateur de richesses - au bénéfice du travail-corvée de la survie et du travail-performance esclave de l'impatience. Nous sommes ici au comble du paradoxe : l'extension inouïe des prolongements thermiques du corps, qui devait hisser l'humanité au-dessus de l'abjection des « nécessités naturelles », conduit, à l'échelle de la planète entière, à des situations de détresse totale, bien pires que celle des Indiens d'Amazonie qui, du point de vue des « ressources rares » cher aux économistes, sont pourtant à la limite de la survie ...

« Promouvoir un travail sans temporalité propre, totalement inféodé à la commande sociale – qu'elle vienne du fouet ou de la faim pour le travail-corvée ou d'une psychologie mutilée de cyber-zombie pour la Surclasse –, incapable de s'articuler avec une intensification de l'individuation pour de grandes masses humaines, bref, se contenter de faire proliférer les cas particuliers d'une espèce : serait-ce tout ce qu'il reste à espérer de l'humanité ? »
( ... )


Et si l'horoscope des « grandes tendances » se trompait ? Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses champs et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre, une humanité-pulpe d'où s'enrouleraient toutes les chairs ? ce serait peut-être une définition moderne du communisme : « A chacun selon sa singularité ». De toute manière il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devrons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n'ont pas vaincu.


 

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=Gilles+Châtelet&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All


 larecherche.fr : Gilles Châtelet : contre les ingénieurs du consensus

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