Je suis un humoriste, et dans ce terme, auquel je tiens beaucoup, il faut entendre le fait que je ne m'exclus pas de l'humanité que je dessine. Je suis proche de mes personnages, ils sont mes semblables. En me moquant d'eux, je me moque de moi-même. C'est la différence entre l'humour et l'esprit : l'esprit consiste à rire et faire rire des autres, l'humour à rire de soi.
J'ai peur de tout. De me répéter. D'être lourd. D'être sans intérêt. La peur est très répandue chez les hommes, il me semble que c'est le sentiment le plus partagé. Mes personnages ont peur souvent, ils sont écrasés par la vie. Ils ne sont pas minuscules, contrairement à ce qu'on dit parfois, mais c'est le monde autour d'eux qui est grand.
Une mer de toits qui s'étale devant ses yeux, alors qu'il est assis à sa table de travail, au septième étage de l'immeuble parisien où il vit et a installé son atelier, Jean-Jacques Sempé affirme ne pas la voir. Pas plus qu'il ne prête attention au monde qui l'entoure, éternel rêveur qu'il est et demeure, aujourd'hui âgé de 76 ans. De son enfance, Sempé n'a jamais vraiment accepté de parler.
La seule chose ou presque que l'on en connaît, c'est une date, un lieu de naissance : le 17 août 1932, à Bordeaux. Pour le reste, silence. Sa biographie, telle qu'il accepte de l'esquisser, commence en 1950, alors qu'il a 18 ans et arrive à Paris. Plusieurs rencontres décisives : le dessinateur humoristique Chaval (1915-1968), son maître ; René Goscinny, le complice, avec qui, en février 1959, il y a tout juste cinquante ans, il crée le personnage du Petit Nicolas.
Suivront des milliers de dessins, des collaborations prestigieuses - dans la presse française, mais aussi notamment au New Yorker, pour lequel il dessine des couvertures depuis 1978 -, une trentaine d'albums. Toute une vie de travail, le crayon à la main, et la création d'un univers poétique entre tous reconnaissable : le monde de Sempé, familier et intemporel, peuplé d'individus qui nous ressemblent énormément, tiraillés entre des rêves sublimes et un quotidien dérisoire.
Dessiner, pour vous, est-ce saisir un instant ou plutôt raconter une histoire ?
C'est une question terrible ! En fait, quand je commence un dessin, je n'ai pas d'idée préconçue sur ce qu'il doit être. C'est lorsque j'y travaille qu'il s'avère qu'il doit être en plusieurs images, ou pas. Qu'il a besoin d'être accompagné d'un texte, ou pas. Mais je n'ai pas d'idée prédéfinie. En tant que dessinateur humoristique, mon travail consiste à exposer le mieux qu'il m'est possible une situation. Une ambiance. Quelque chose qui a trait à la vie quotidienne des gens. C'est cela, ma contrainte. Le dessin humoristique est un genre très spécifique.
Ce n'est ni du dessin politique, ni de la bande dessinée. C'est un genre sans repères : ce peut être, par exemple, un couple qui marche dans la rue, la scène a pu se produire la veille ou un demi-siècle auparavant, on ne sait pas. C'est ce qui m'a toujours charmé dans le dessin d'humour : cette absence de repères, cette intemporalité. Mais quand je m'installe à ma table de travail, je ne me dis pas que je vais faire un dessin comme ceci ou comme cela, je prends ce qui vient. Quand ça vient. Parfois, ça vient un peu tard. Parfois, ça ne vient pas.
Vous pouvez passer beaucoup de temps sur un dessin ?
Je peux parfois être obsédé par une vague idée, je ne sais pas pourquoi, et y penser très longtemps avant qu'elle n'aboutisse. Je cherche, je me lance, je m'arrête, je passe à autre chose, j'y reviens... Il y a deux semaines, j'ai fait un dessin auquel je pensais depuis cinq ou six ans. Régulièrement, je m'y mettais, mais je ne trouvais pas, je butais, et soudain j'ai trouvé.
Mon interrogation était : lorsqu'un psychanalyste change de divan, quel effet cela produit-il sur les gens qui se sont allongés sur ce canapé pendant des années ? J'ai cherché sous tous les angles à dessiner ce phénomène qui me semblait amusant, j'y repensais dès que je m'installais à ma table. J'ai finalement trouvé, et j'étais très content.
Vous dites volontiers être très inattentif à ce qui vous entoure. De quoi votre imagination se nourrit-elle ?
Elle se nourrit de moi. Tout simplement. De la nécessité de faire des dessins. Un jour c'est une forêt, un autre c'est une ville ; une fois c'est un enfant, une autre ce sont de grandes personnes. Cela dépend de ce à quoi je pense à ce moment-là. De ce qui se passe autour de moi, je ne vois pas grand-chose, parce que j'ai la tête ailleurs, je pense toujours à autre chose. C'est mon défaut depuis que je suis tout gosse : en quelque endroit où je me trouve, même si je veux m'intéresser à ce qui se passe, même si j'ai l'air intéressé par ce qui se passe, ce n'est pas vrai, je ne suis pas vraiment là.
Je suis plutôt rêveur de nature, mais je combats cet aspect de ma personnalité. En essayant, dans mes dessins, d'être minutieux, de soigner les détails, pour être plus près de la réalité, au plus près du dessin idéal tel que je l'imagine. Et, dans la vie même, si je n'étais pas allé contre cette tendance à la rêverie, je n'aurais pas fait grand-chose.
Votre regard sur la vie et les individus est-il celui d'un moraliste ?
Je n'aime pas trop cette idée, il me semble qu'elle suppose un jugement porté sur les autres, une condamnation de haut, et je ne suis pas comme ça. Je suis un humoriste, et dans ce terme, auquel je tiens beaucoup, il faut entendre le fait que je ne m'exclus pas de l'humanité que je dessine. Je suis proche de mes personnages, ils sont mes semblables. En me moquant d'eux, je me moque de moi-même. C'est la différence entre l'humour et l'esprit : l'esprit consiste à rire et faire rire des autres, l'humour à rire de soi.
Certains de vos dessins sont-ils dès lors des autoportraits ?
Cela arrive, mais je ne m'en rends pas compte immédiatement, plutôt des années plus tard, lorsque je les revois par hasard.
A quoi vous reconnaissez-vous alors ?
A une certaine forme de vanité, de prétention ou de bêtise. C'est toujours embêtant, voire accablant, de se rendre compte que, parfois, on peut être très bête. La bêtise et la prétention sont très proches, me semble-t-il, et il m'est arrivé d'être content de moi alors qu'il n'y avait vraiment pas lieu de l'être. Un de mes dessins représente un peintre qui regarde la toile qu'il vient d'achever d'un air très satisfait, tandis que derrière lui sa femme fait une moue extrêmement sceptique - ça, c'est tout à fait moi...
Vous avez pourtant une façon plutôt modeste de considérer votre travail. Vous ne parlez jamais d'œuvre, concernant ces milliers de dessins que vous avez donnés...
Non, c'est une façon de parler qui ne me convient pas. Je suis tellement furieux envers moi parfois que je n'ai pas l'impression du tout d'avoir fait une œuvre. J'ai fait énormément de dessins, d'albums, c'est mon métier et j'aime ça, mais du point de vue de la qualité, c'est très irrégulier, hélas. Il y a nombre de dessins dont je ne suis pas satisfait du tout.
Quand un dessin ne vous convient pas totalement, il vient un moment où vous le lâchez quand même - sans cela, je n'aurais pas gagné ma vie. Mais il n'empêche que vous voyez toujours les défauts. C'est la rançon de la chose imprimée : quand c'est fait, tant pis pour vous si vous n'êtes pas content, le dessin est là, avec ses imperfections.
Il y a des dessins dont vous êtes content, néanmoins ?
Disons qu'il y a des dessins sur lesquels je me suis acharné, et qui, petit à petit, sont devenus potables. Et aussi des choses que je suis content d'avoir osé tenter. Je me dis : c'est bien, tu as essayé de faire ce que tu ne savais pas faire. Rendre une atmosphère particulière, ou l'expression d'un personnage. Les dessinateurs que j'admire ont réussi, en quelques traits qui parfois représentent énormément de travail, énormément d'ébauches jetées dans la corbeille à papier, à rendre la personnalité de quelqu'un, sa démarche, son humeur. A mon petit niveau, je cherche à faire la même chose.
Quand je dessine un bonhomme qui marche, je voudrais qu'on comprenne qu'il a tel âge, s'il est gai ou pas, s'il est pressé ou s'il a le temps, et pourquoi. Dans le dessin, tout est explicite en principe. Je voudrais mettre beaucoup de choses, parfois j'y arrive. Parfois, aussi, je mets des choses qui ne devraient pas y être : cela s'appelle de la lourdeur. Quand je suis lourd, je suis fou furieux contre moi-même.
C'est cela, le pire : la lourdeur ?
Oui. La maladresse, l'absence de poésie. Le fait d'être trop démonstratif, trop didactique, de surligner, de grossir le trait. Le fait d'être assommant. Ce que j'appelle la légèreté, c'est une forme d'épure. Mais c'est un peu prétentieux ce que je dis, non ? En pensée, je suis intarissable sur mon travail, mais en paroles, il est rare que j'assomme mes interlocuteurs avec cela.
Avez-vous appris, en cinquante ans de dessin ? Etes-vous plus sûr de vous ?
Je suis accablé par les dessins que je faisais lorsque j'avais 22 ou 23 ans et que je débutais. Je voyais bien, à l'époque déjà, que ce n'était pas merveilleux, mais il fallait bien que je me débrouille, que je gagne ma vie, c'était une nécessité, j'avais besoin des 1,50 franc qu'on me donnait alors contre un dessin. J'aurais fait n'importe quoi pour vivre.
Vous ne saviez pas dessiner alors ?
Non, je suis devenu dessinateur par hasard et par nécessité, comme on dit. Parce qu'il fallait bien travailler. Ça n'a jamais été facile, et ça ne l'est pas non plus aujourd'hui. En réalité, je suis bien plus inquiet qu'il y a cinquante ans. En avançant en âge, on se pardonne de moins en moins de choses. Parce que, lorsqu'on est jeune, on peut se dire qu'on se rattrapera dans les années à venir. Alors qu'en vieillissant, c'est un peu fou de se dire ça.
Vous n'avez toujours pas le sentiment de savoir dessiner ?
Qu'appelle-t-on savoir dessiner ? On ne sait pas dessiner, on cherche toujours. Mais dessinateur d'humour, c'est bel et bien mon métier. Vous savez, à ce sujet, il existe une anecdote qui m'a déculpabilisé, si tant est que je me sentais culpabilisé – mais oui, je l'ai été, j'étais complexé à l'idée que les gens se disent : tiens, celui-là, il fait des dessins, et il s'imagine que c'est un métier ! L'anecdote est celle-ci : Matisse séjournait alors à La Colombe d'or, dans le Midi. Le patron faisait de la peinture, montrait à Matisse ce qu'il faisait, et Matisse, très gentiment, regardait, puis ils en parlaient ensemble.
Un jour, cependant, Matisse dit au patron de La Colombe d'or : « C'est très bien ce que vous faites, mon ami, mais la peinture, c'est affaire de spécialiste. » Cela ne voulait pas dire que ce que peignait cet homme était mauvais, mais que la peinture, ou bien on ne fait que ça, et on est spécialisé, ou bien on demeure un amateur. Eh bien, moi, je suis spécialisé dans le dessin d'humour : c'est mon métier, je ne fais que cela.
Vous vous sentez proche, néanmoins, de ce jeune dessinateur de 22 ans qui débutait dans les années 1950 ?
Oui, très. J'ai gardé le même état d'esprit, mais je suis devenu plus anxieux. Il y a une sorte de gaieté de la jeunesse qui fait que l'on combat plus facilement certains sentiments tels que la peur et l'angoisse. J'étais très angoissé lorsque j'étais jeune, mais ça n'a pas de rapport avec ce qu'est l'angoisse d'un homme mûr. Elle m'amuse et elle me fait peur, cette expression d'« homme mûr », elle évoque immédiatement à l'esprit un fruit qui tient très peu, très mal à la branche...
Cette angoisse que vous évoquez, a-t-elle à voir avec une forme de mélancolie ?
La mélancolie est partout présente. Chez les musiciens que j'adore, comme Ravel, Debussy, Fauré ; chez les peintres que j'adore, comme Rembrandt. La mélancolie fait partie de la vie. Parce qu'on se rend compte que tout est fragile : les relations humaines, l'existence, la lumière même... C'est lié au temps qui passe, ou au temps qu'il fait. Dans les oeuvres de jeunesse de Mozart, il y a déjà de la mélancolie. La mélancolie fait partie de la création.
Avez-vous peur parfois de vous répéter ?
Bien sûr. La liste de mes peurs, elle est très longue. J'ai peur de tout. De me répéter. D'être lourd. D'être sans intérêt. La peur est très répandue chez les hommes, il me semble que c'est le sentiment le plus partagé. Mes personnages ont peur souvent, ils sont écrasés par la vie. Ils ne sont pas minuscules, contrairement à ce qu'on dit parfois, mais c'est le monde autour d'eux qui est grand.
Mettons-nous au pied d'un arbre, ou d'un immeuble : le fait est que le monde est plus grand que nous. Il y a là, sans doute, une métaphore de la fragilité de l'individu par rapport à l'existence. Mais il vaut mieux que je ne sache pas si c'est cela qui touche les gens dans mes dessins. Si je le savais, je pourrais me mettre à me caricaturer moi-même.
Vous avez beaucoup dessiné, travaillé tout au long de votre vie.
Je suis très paresseux, et comme tous les paresseux, je travaille énormément parce que je ne sais pas m'organiser. Peut-être que cela m'est même parfaitement impossible. J'entends parler avec fascination et envie de certains écrivains, artistes ou compositeurs qui travaillent de 8 heures à midi, puis font une pause pour déjeuner, avant de se remettre au travail jusqu'en fin d'après-midi... Je suis très impressionné, mais pour moi ce n'est pas du tout ainsi que ça se passe. Je travaille un peu tout le temps, de façon jamais très organisée - j'essaie de temps en temps, puis j'oublie et j'abandonne.
Le travail est pour moi à la fois un luxe et une forme de lutte. Bien sûr, quand vous travaillez beaucoup, vous devez mettre certaines choses de côté. J'aurais aimé faire du sport, davantage que je n'en ai fait. Apprendre des langues étrangères, être polyglotte pour communiquer avec les autres – mais ça, je ne peux pas, car lorsque j'étais enfant j'étais bègue, et le bégaiement revient de façon épouvantable quand j'essaie d'apprendre une langue.
J'aurais aimé lire plus également, mais quand je lis aussi, je me sens un peu coupable de ne pas travailler. En fait, durant toute ma vie, dès que j'ai fait autre chose que dessiner, je me suis toujours senti taraudé par le travail, comme une forme de culpabilité. C'est pourquoi je n'ai fait que cela.
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