mardi 11 juin 2019

"La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bilatéral " par Julian Jaynes


Ô, quel monde de visions cachées et de silences entendus que cette contrée immatérielle de l’esprit ! Quelles essences ineffables que ces souvenirs irréels et ces rêveries invisibles ! Et l’intimité de tout cela ! 
Théâtre secret de monologues silencieux et de conseils anticipés, invisible demeure de tous les états d’âme, de toutes les songeries et de tous les mystères, séjour infini des déceptions et des découvertes. 
Un royaume entier sur lequel chacun de nous règne seul et replié sur soi, interrogeant ce que nous voulons, ordonnant ce que nous pouvons. Un ermitage caché dans lequel nous pouvons nous livrer à loisir à l’étude du livre agité de ce que nous avons fait et de ce qui nous reste à faire. 

Les intellectuels français se préoccupent de la problématique de la conscience, au moins depuis l’époque de Descartes, où la res cogitans et la res extensa se partageaient le monde en une sorte de traité de Tordesillas métaphysique. 
Pendant la période dite classique, c’est-à-dire en gros du rationalisme de Descartes et du rationalisme de Gassendi au spiritualisme hégélien (Cousin, Ravaisson- Mollien), y compris les variations des Lumières sur des thèmes de Locke (comme chez Condillac), l’accent était crûment ontologique, avec une rivalité hégémonique entre l’esprit et la matière. 
C’est le cas, même aux extrêmes, du matérialisme enthousiaste de La Mettrie et Cabanis à l’allégeance opposée de Bergson, ensuite. Le problème de la conscience et de sa place, grande ou petite, dans la nature était essentiel.
Par contre, le tempérament moderne est différent, ainsi que ses racines. Post-huméen dans son positivisme, post- kantien ou critique en philosophie, et, si Roland Barthes a raison, post-flaubertien, c’est-à-dire artisanal, en littérature, l’humeur devient finalement ontologique, avec pour résultat la fusion du sujet et de l’objet dans des relations et des fonctions dialectiques.
Dans cette évolution, l’influence du structuralisme linguistique, tiré du travail fécond de Ferdinand de Saussure, troubla, curieusement, le vieil ordre de la pensée. D’une certaine manière, il appliquait l’opposition fructueuse entre langue et parole pour mettre en rapport des propriétés cachées ou inconscientes et des expressions de surface dans des domaines extrêmement variés, de l’anthropologie (Lévi-Strauss) à la psychanalyse (Lacan), la sémiologie ou à la sémiotique (Barthes). 
En fait, la quasi- totalité de la critique littéraire en France ne serait pas vraiment impensable, mais certainement condamnée au silence sans cette théorie saussurienne du signe, dont le prolongement par le signifié renvoie à l’essence même de la conscience.

Mais la théorie des signes réduisait également l’importance de la conscience dans la nature. Elle mettait l’accent sur le signifié en soi, en dehors de l’histoire, l’ « image sonore », dont le lien au signifié est uniquement « arbitraire ». L’effet de cette insistance a été de privilégier le signifié, le monde matériel lui-même, et de remettre à plus tard (ou bien de déconstruire) le signifiant relégué à une sémantique toujours changeante, échappant au contrôle volontaire, soit de l’auteur, soit du locuteur. 
Ici, naturellement, se trouvent le germe d’un signifié se retirant à l’infini et la chaîne sans fin des signifiants, thèmes qui sont très présents dans la sémiotique moderne et la réflexion critique. Ainsi le signifié, qui faisait autrefois partie du signe total, à l’intérieur duquel on aurait pu espérer placer et parler de la conscience, s’est trouvé restreint (l’epoche de Husserl), ou barré (la Durchkreuzung de Heidegger), ou gommé (la sous-rature de Derrida).

Ce qui caractérise également la pensée beaucoup plus récente, c’est le marxisme critique, dénonçant la conscience et l’introspection comme bourgeois. Il apparaissait clairement d’idées comme la onzième thèse de Feuerbach que nous ne devons pas comprendre le monde, mais le changer. Elle transformait la quête positiviste d’une certaine connaissance en une volonté de pouvoir. Le rêve de l’interprétation était remplacé par l’impératif de changement. Et le lien établi par Sartre entre tout changement politique et des actes contingents de la volonté semblait presque faire de ce rêve un artifice.
Dans ce climat, il n’est pas surprenant que la plupart des analyses sur la conscience aient été de nature synchronique, des spatialisations d’événements psychiques destinées à trouver un système de classification, un code cryptique, voire un programme informatique, qui sert à décrire le comportement conscient avec efficacité, semble-t-il. 
Et quand elles ont été diachroniques, elles ont été pour la plupart très limitées, se réduisant, pour l’essentiel, au développement des idées ou de l’ « entendement » (pour se servir de la terminologie de Locke-Berkeley-Hume) chez l’individu, d’un état initial de vide à un état civilisé chargé d’inscriptions par les textes d’une culture. Le problème important n’a pas été abordé. 
De même que la recherche sur l’origine du langage, au XVIIIe siècle, a été abandonnée au XIXe, de même l’effort du XIXe pour situer le moment de la conscience dans l’évolution ou l’histoire a été rejeté ou reporté au XXe siècle.
Ce dont on a besoin maintenant, c’est d’une tentative franche de créer une anthropologie de la conscience, rigoureuse du point de vue diachronique autant que convaincante du point de vue synchronique ; d’un effort pour dater l’apparition de la conscience dans le monde naturel et établir la carte ethnographique de ses manifestations et de ses bouleversements dans un cadre historique. 
En termes saussuriens, ceci reviendrait à expliquer la raison d’être du signe au sein d’une archéologie, pas seulement métaphorique, qui relie, en quelque sorte, les origines biologiques et culturelles. Elle produirait concrètement une paléontologie de la connaissance, et, peut-être, une matrice phylogénétique, permettant de rendre les conséquences historiques et culturelles de la conscience plus accessibles, et de leur donner une cohérence d’ensemble.

Ce livre marque le début de cette tentative. Ceci dit, à cause de ses évolutions, décrites ci-dessus, le terme de conscience est devenu imprécis, par contraste avec sa clarté cartésienne passée. Certains français m’ont, en conséquence, suggéré d’insérer le mot « individuelle » après la conscience dans le titre. Je me suis fermement opposé à cette suggestion, puisqu’elle laisserait entendre qu’il existe une autre sorte de conscience, créant ainsi une plus grande ambiguïté. Tous les autres usages du terme conscience sont en fait de simples métaphores. 
Des expressions comme « conscience sociale », « conscience de classe », et autres, impliquent (tant en français qu’en anglais) la métaphore d’un groupe comparé à une personne individuelle, métaphore qui contient de regrettables paraphrandes politiques. La conscience, dans ce livre, se définit par l’introspection, comme un « je » analogue, qui construit un récit dans un espace mental, comme je l’explique (...)

Ô, quel monde de visions cachées et de silences entendus que cette contrée immatérielle de l’esprit ! Quelles essences ineffables que ces souvenirs irréels et ces rêveries invisibles ! Et l’intimité de tout cela ! 
Théâtre secret de monologues silencieux et de conseils anticipés, invisible demeure de tous les états d’âme, de toutes les songeries et de tous les mystères, séjour infini des déceptions et des découvertes. 
Un royaume entier sur lequel chacun de nous règne seul et replié sur soi, interrogeant ce que nous voulons, ordonnant ce que nous pouvons. Un ermitage caché dans lequel nous pouvons nous livrer à loisir à l’étude du livre agité de ce que nous avons fait et de ce qui nous reste à faire. 
Un monde intérieur qui est plus moi-même que tout ce que je peux trouver dans un miroir. Cette conscience qui est l’essence de tous mes moi, qui est tout, sans être cependant quoi que ce soit, qu’est-elle donc ? 

Et d’où est-elle issue ? Et pourquoi ? 

Il est peu de questions qui aient persisté plus longtemps et traversé une histoire plus troublante que celle-ci : le problème de la conscience et de sa place dans la nature. En dépit de siècles de réflexion et d’expérimentation, de tentatives pour réunir deux soi-disant entités appelées l’esprit et la matière à une époque, sujet et objet à une autre ou bien âme et corps dans d’autres encore ; 
en dépit de débats interminables sur les flux, les états ou les contenus de la conscience ; de termes destinés à définir tels que l’intuition, les données des sens, le donné, les sensations brutes, les présentations et les représentations, les images ainsi que les affects des introspections structuralistes, les données objectives du positivisme scientifique, 
les champs phénoménologiques, les apparitions de Hobbes, les phénomènes de Kant, les apparences de l’idéaliste, les éléments de Mach, les phanéra de Peirce ou bien encore les erreurs catégoriques de Ryle ; en dépit de tout cela, le problème de la conscience nous préoccupe encore. Il y a quelque chose, en lui, qui ne cesse de revenir, sans accepter de solution. 

C’est la différence qui se refuse à disparaître, cette différence qui existe entre ce que les autres perçoivent de nous et la perception de leur moi intérieur et des sentiments profonds qui l’accompagnent. La différence entre le toi-et-moi du monde de l’expérience partagée et le lieu introuvable de l’objet de nos pensées. 
Nos réflexions et nos rêves ainsi que les conversations imaginaires que nous avons avec les autres, dans lesquels nous excusons ce qui restera à jamais inconnu, défendons, déclarons nos espoirs et nos regrets, nos futurs et nos passés, tout cet épais tissu imaginaire, si radicalement différent de la réalité tactile, présente, tangible avec ses arbres, son herbe, ses tables, ses océans, ses mains, ses étoiles et même ses cerveaux ! 
Comment est-ce possible ? Comment ces objets éphémères de notre expérience solitaire rentrent-ils dans l’agencement de la nature qui entoure et englobe ce noyau du connaître ? 
Les hommes sont conscients du problème de la conscience à peu près depuis son apparition. Et chaque époque a décrit la conscience par rapport à sa vision et à ses préoccupations propres. A l’âge d’or de la Grèce, quand des hommes voyageaient en toute liberté tandis que des esclaves faisaient tout le travail, la conscience était libre, elle aussi. 
Héraclite, par exemple, l’appelait un immense espace dont les limites, même en parcourant tous les chemins, étaient introuvables. Un millénaire plus tard, saint Augustin se trouvant au milieu des collines caverneuses de Carthage était étonné « par les montagnes et les collines de ses idées élevées », « les plaines, les grottes et les cavernes de sa mémoire», avec ses recoins faits de «multiples chambres spacieuses, remplies de réserves merveilleuses et abondantes». Remarquez comment les métaphores de l’esprit constituent le monde qu’il perçoit. 
La première moitié du XIXe siècle fut l’époque des grandes découvertes géologiques dans lesquelles les traces du passé étaient écrites dans les couches de la croûte terrestre. Ce qui contribua à répandre l’idée selon laquelle la conscience est constituée de couches dans lesquelles on trouve le passé de la personne, des couches de plus en plus profondes jusqu’à ce que ces traces deviennent illisibles. 
Cet accent mis sur l’inconscient grandit jusqu’à ce qu’en 1875 la plupart des psychologues affirment que la conscience n’était qu’une petite partie de la vie mentale et que les sensations, les idées et les jugements inconscients constituaient l’essentiel des processus mentaux
Au milieu du XIXe siècle, la chimie succéda à la géologie comme science à la mode et la conscience de James Mill à Wundt et ses disciples, tels que Titchener, était un composé que l’on pouvait analyser en laboratoire, comme autant d’éléments précis de sensations et de sentiments.  
Ainsi, alors que les locomotives à vapeur faisaient leur entrée haletante dans le cadre de la vie quotidienne vers la fin du XIXe siècle, elles se dirigeaient vers la conscience de la conscience, le subconscient devenant une chaudière d’énergie excessive, nécessitant d’évidents exutoires et qui, réprimée, s’exprimait sous la forme d’un comportement névrotique et la réalisation tournoyante et camouflée de rêves n’allant nulle part.  
On ne peut pas faire grand-chose avec ces métaphores, si ce n’est constater que c’est précisément ce qu’elles sont. 

A l’origine, donc, cette recherche de la nature de la conscience était connue sous le nom du problème de l’esprit et du corps, chargé de ces solutions philosophiques pesantes. Mais, depuis la théorie de l’évolution, elle a été ramenée à un problème plus scientifique. 
C’est devenu le problème de l’origine de l’esprit, ou, plus précisément, de l’origine de la conscience en évolution. Où cette expérience subjective que nous révèle l’introspection, ce compagnon permanent fait d’innombrables associations d’idées, d’espoirs, de peurs, d’affections, de connaissances, de couleurs, d’odeurs, de maux de dents, de frissons, de chatouilles, de plaisirs, de détresses et de désirs ; 
où et comment, au cours de l’évolution, cette magnifique tapisserie qu’est l’expérience intérieure a-t-elle pu se développer ? Comment peut-on déduire cette intériorité de la simple matière ? Et si oui, à quel moment ?


Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.