Le 27 avril 1988, quelques jours après avoir terminé le texte qui suit, il se suicidait.
« Il est de mon devoir de parler... »
Je n'avais encore jamais pensé au cours de ma vie qu'il me faudrait un jour - à peine passée la cinquantaine - me lancer dans des « mémoires ». Mais les événements qui ont eu lieu sont si importants, les personnes qui y ont été mêlées ont des intérêts tellement contradictoires, et il existe tant d'interprétations différentes de la façon dont les choses se sont déroulées qu'il me paraît être de mon devoir de faire savoir ce que je sais et de quelle manière je comprends et je perçois les faits.
26 avril 1986. Un samedi, une journée magnifique. J'étais assez indécis sur ce que je voulais faire : aller à l'université (le samedi, c'est mon jour pour la « fac »), ou à une réunion de militants du parti fixée à dix heures ce matin-là, ou encore en prendre à mon aise et aller me reposer quelque part avec Margarita Mikhailovna, ma femme...
Naturellement, de par mon caractère et en vertu d'une habitude de longue date, je me décidai pour la réunion du Parti. Avant même qu'elle ne débute, j'appris qu'un accident avait eu lieu à la centrale nucléaire de Tchernobyl. C'est ce que me dit le responsable du département dont dépend notre Institut. Malgré un certain dépit, son ton était assez calme.
Puis ce fut le début de l'exposé, un exposé à vrai dire assez ennuyeux, ne sortant pas de l'ordinaire. Nous sommes déjà habitués au fait que dans notre département, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les individus sont tous excellents et que nous remplissons toutes les tâches prévues par le Plan. L'exposé ressemblait à un chant de victoire.
Certes, tout en adressant un vibrant hommage à l'énergie nucléaire, aux grands succès enregistrés, mon interlocuteur fit remarquer avec beaucoup de volubilité qu'il y avait, pour l'heure, une avarie à la centrale (la centrale de Tchernobyl relevait alors du ministère de l'Energie et de l'Electrification), qu'ils avaient trafiqué quelque chose là-bas, qu'il y avait là une espèce d'accident, mais qu'il n'arrêterait certainement pas le développement futur de l'énergie nucléaire...
Vers midi, il fut décidé de faire une pause. Je montai au deuxième étage, dans le bureau du secrétaire scientifique. J'appris alors que l'on avait créé une commission gouvernementale et que j'en ferai partie. Cette commission se réunirait à l'aéroport de Vnukovo à 4 heures de l'après-midi.
Je me rendis sans tarder à l'Institut, essayant d'y trouver l'un ou l'autre spécialiste en matière de réacteurs. C'est à grand-peine que je pus mettre la main sur Alexandre Konstantinovitch Kalugine, chef de la section chargée de la mise au point et du fonctionnement des centrales équipées de réacteurs RBMK, du genre précisément de celui de la centrale nucléaire de Tchernobyl.
Il avait déjà eu vent de l'avarie, un signal étant parvenu la nuit en provenance de la centrale. Ce signal « Un, deux, trois, quatre » signifiait en l'occurrence que la centrale traversait une situation de crise liée à un danger nucléaire, d'irradiation, d'incendie et d'explosion, ou bien même que l'on se trouvait en présence de tous les dangers à la fois.
Je rentrai immédiatement à la maison. Ma femme revint précipitamment de son travail, et je lui expliquai que je partais en service commandé, que je ne comprenais rien à la situation, que j'ignorais la durée de mon absence et le but de ce déplacement.
On me dit à Vnukovo que c'était Boris Evdokimovitch Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres de l'URSS, qui avait été désigné à la tête de la commission gouvernementale. Il était en train pour l'instant de diriger une réunion de militants du parti dans les environs de Moscou ; dès qu'il apparaîtrait, nous devrions nous installer dans un avion déjà prêt à partir pour Kiev. De là, nous nous rendrions en voiture sur les lieux de l'accident.
Les propos tenus dans l'avion étaient tout à fait alarmants. J'entretenais Boris Evdokimovitch de l'incident qui avait eu lieu en 1979 à Three Mile Island, aux Etats-Unis. Mais les causes qui étaient à l'origine de cet accident n'avaient rien de commun avec les événements de Tchernobyl, du fait même de la différence fondamentale dans la construction des équipements. Ce vol d'une heure se passa en conjectures et en discussions. (...)
Alors que nous approchions de la centrale, nous fûmes frappés par la couleur du ciel. A 8-10 km de distance déjà, on pouvait voir les lueurs cramoisies de l'incendie. On sait qu'avec leurs bâtiments et leurs tuyauteries ne laissant jamais échapper les moindres effluents visibles, les centrales nucléaires sont des constructions propres, très soignées. Or voici que celle-ci nous rappelait brusquement une grosse usine sidérurgique ou une grande entreprise chimique, avec ses gigantesques lueurs montant haut dans le ciel.
On se rendit compte d'emblée que les responsables de la centrale et ceux du ministère de l'Energie, présents aussi sur les lieux, se comportaient d'une façon tout à fait contradictoire.
D'une part, une grande partie du personnel, les chefs de la centrale et les responsables du ministère agissaient avec courage. Les opérateurs des première et deuxième tranches n'avaient pas quitté leur poste, ni d'ailleurs le personnel de la troisième tranche, qui pourtant était située dans le même bâtiment que la quatrième [on leurs déclara quand même qu'ils étaient soumis à la loi martiale] ; différents services se trouvaient en état d'alerte ; on pouvait trouver n'importe quel homme pour n'importe quelle charge, et il s'en acquittait.
Mais quant à savoir quels ordres passer, quelles missions confier, comment dresser un tableau exact de la situation... Il n'y eut aucun plan opérationnel avant l'arrivée de la Commission gouvernementale, soit avant le 26 avril à 8 heures du soir. Tout cela dut être pris en charge par cette dernière.
Avant tout, la 3e tranche reçut l'ordre d'arrêter son réacteur et de le refroidir. Quant aux 1er et 2e tranches, elles restèrent en service, même si les locaux intérieurs accusaient déjà des taux assez élevés de radioactivité, cette contamination interne des deux tranches étant due au fait que l'on avait omis d'arrêter le système de ventilation au moment de l'accident, de sorte que l'air contaminé de l'extérieur de la centrale fut aspiré, par le système de ventilation, à l'intérieur du bâtiment des deux premières tranches.
B.E. Chtcherbina manda tout de suite des troupes de protection chimique - elles arrivèrent assez rapidement sous la direction du général Pikalov - ainsi que des unités d'hélicoptères dirigées par le général Antochkine. Les survols et les inspections de l'état de la 4e tranche commencèrent. Dès le premier vol, on se rendit compte que le réacteur était entièrement détruit, que la dalle supérieure scellant le bloc du réacteur se trouvait dans une position quasiment verticale. On la voyait à découvert.
La partie supérieure de la salle du réacteur n'était plus que ruines, et des morceaux de blocs de graphite étaient éparpillés sur les toits de la salle des machines et sur l'aire de la centrale. A la vue de tout cela, je compris qu'une gigantesque explosion avait eu lieu. Le cratère du réacteur ne cessait de cracher une colonne blanche, haute de quelques centaines de mètres, contenant des produits issus de la combustion du graphite, alors qu'à l'intérieur de ce qui restait de la salle du réacteur, on apercevait çà et là de gros foyers d'incendie, d'un rouge vif et étincelant. Il était difficile de déterminer en l'occurrence si cette luminescence était due aux blocs de graphite incandescents restés sur place ou à la combustion du graphite qui, lorsqu'il brûle, dégage uniformément un produit blanchâtre imputable à une réaction chimique.
La première question qui nous préoccupait tous était de savoir si le réacteur marchait encore ou non, ou partiellement peut-être, c'est-à-dire si le processus de production d'isotopes radioactifs de courte durée de vie continuait ou s'était arrêté. Les premières mesures semblaient démontrer l'existence de fortes radiations neutroniques ; le réacteur était peut-être encore en marche. Je m'approchai donc du réacteur dans un véhicule blindé pour m'en convaincre.
Au soir du 26 avril, on avait essayé toutes les méthodes possibles pour inonder la zone, mais les résultats furent nuls, si ce n'est que l'on assista à une très forte formation de vapeur et à une montée d'eau dans les tranches voisines par les divers corridors de transport.
Au cours de la première nuit, les pompiers réussirent à éteindre les foyers d'incendie dans la salle des machines ; ils le firent d'une façon tout à fait expéditive et précise. D'aucuns pensent que si une partie des pompiers ont été fortement irradiés, c'est parce que certains s'étaient postés ici et là comme observateurs pour vérifier la naissance possible de nouveaux foyers.
Ce n'est pas exact : dans la salle des machines, il y avait de grandes quantités d'huile, de l'hydrogène dans les générateurs, soit un amas de substances susceptibles d'engendrer non seulement des incendies, mais encore des explosions risquant d'entraîner la destruction de la 3e tranche. Compte tenu de ces circonstances, les opérations menées par les pompiers furent tout autant héroïques que parfaitement appropriées et efficaces, puisqu'elles constituèrent les premières mesures précises de prévention d'une extension possible de l'accident. (...)
Après m'être rendu à Tchernobyl, j'en vins à une conclusion analogue : l'accident était le paroxysme, le triomphe de toute cette mauvaise gestion qui avait régné dans notre pays depuis des dizaines d'années. Bien sûr, en ce qui concerne les événements de Tchernobyl, les coupables ne se ramènent pas à quelques données abstraites, mais il s'agit de personnes bien concrètes. Nous savons aujourd'hui que le système de commande de sécurité de ce réacteur était défectueux ; bon nombre de collaborateurs scientifiques le savaient et avaient fait des propositions visant à y remédier.
Mais le constructeur, qui n'avait pas très envie d'effectuer rapidement un surplus de travail, ne fut pas pressé de modifier ce système. C'était conforme à ce qui se passait à la centrale même de Tchernobyl depuis des années ; on faisait des expériences dont les programmes étaient établis avec beaucoup de négligences et d'inexactitudes, et qui n'étaient précédées d'aucune étude sur les situations pouvant éventuellement survenir... Par ailleurs, le mépris pour l'avis du constructeur et du responsable scientifique était total, et il fallait se battre pour que les processus technologiques soient mis à exécution correctement.
En outre, jusqu'au moment des travaux préventifs de maintenance prévus par le Plan, on n'attachait aucune importance à l'état des appareils et des équipements. Un directeur de la centrale alla même jusqu'à dire un jour « Mais pourquoi vous en faire ? Un réacteur nucléaire, c'est comme un samovar, et c'est bien plus simple qu'une centrale thermique ; nous avons du personnel expérimenté, et il ne se passera jamais rien de fâcheux. »
Si l'on considère l'enchaînement des événements et que l'on tâche de découvrir les motifs des agissements de chacun, on voit qu'il est impossible de désigner un seul coupable, un seul fauteur des troubles qui conduisirent à cet acte criminel, puisque l'on se trouve ici en présence d'un véritable circuit fermé : les opérateurs commirent des erreurs parce qu'ils avaient absolument tenu à mener l'essai à son terme, estimant qu'il en allait de leur honneur ; bricolé à la hâte, le programme d'essais n'avait pas été approuvé par les spécialistes qui auraient dû lui donner leur aval.
J'ai chez moi, dans mon coffre-fort, l'enregistrement des entretiens téléphoniques entre les opérateurs à la veille de l'avarie. Il y a de quoi attraper la chair de poule. Ainsi un opérateur en appelle un autre et demande : « Dis donc, ici dans ce programme, il est dit comment procéder, et ensuite je vois que d'importants passages ont été biffés ; qu'est-ce que je dois faire ? » Après un instant de réflexion, l'autre lui répond : « Procède selon ce qui est supprimé. » Cela met en évidence le niveau de préparation de documents sérieux pour des entreprises aussi importantes que des centrales nucléaires : quelqu'un avait raturé quelque chose, et l'opérateur était libre d'interpréter si oui ou non les passages concernés avaient été supprimés à juste titre, et ainsi d'agir à son gré.
Mais on ne saurait faire retomber toute la faute sur l'opérateur puisque quelqu'un avait établi le programme et y avait biffé quelque chose, quelqu'un avait apposé sa signature et quelqu'un n'avait pas coordonné le programme. Le fait même que le personnel de la centrale pouvait procéder de son propre chef à certaines opérations, non sanctionnées par des professionnels, trahit déjà les relations faussées des dits professionnels avec cette centrale. Le fait aussi qu'il y avait à la centrale des représentants du Gosatomenergonadzor (organisme national de surveillance des centrales nucléaires), mais qu'ils n'étaient au courant ni de l'essai en cours ni du programme en général, dépasse déjà la simple anecdote biographique sur la centrale.
Mais revenons aux événements de Tchernobyl, dont je me suis par trop écarté. Les troupes aéroportées, les divisions d'hélicoptères travaillèrent avec une grande précision, faisant preuve d'un niveau d'organisation exemplaire. Bravant tous les dangers, les équipes s'attachèrent en toute circonstance à accomplir leur mission, aussi difficile et complexe fût-elle. Ce fut surtout les premiers jours qu'elles connurent les plus gros obstacles. Elles avaient reçu l'ordre de larguer des sacs de sable. Pour une raison ou pour une autre, les autorités locales ne réussirent pas à recruter sur le champ un nombre suffisant de personnes susceptibles de préparer les sacs et le sable.
J'ai donc vu de mes propres yeux ces équipes de jeunes officiers charger les sacs dans les hélicoptères, effectuer leur vol, larguer leur charge sur la cible, revenir et recommencer les opérations. Si mes souvenirs sont exacts, voici les chiffres : on largua des dizaines de tonnes au cours des premières vingt-quatre heures, des centaines de tonnes les deux jours suivants, et le soir du 4e jour, le général Antochkine annonça qu'en ces seules dernières vingt-quatre heures, 1 100 tonnes de matériaux avaient été lâchées. Le 2 mai, le réacteur fut, pour ainsi dire, entièrement colmaté, et à partir de ce moment-là, le dégagement de radionucléides baissa de manière sensible.
A un moment quelconque du 9 mai, nous eûmes l'impression que la 4e tranche avait cessé de respirer, de brûler, de vivre ; vu de l'extérieur, le calme y régnait. Nous souhaitions fêter l'événement au soir de cette journée officielle de la Victoire. Mais malheureusement, c'est précisément à ce moment-là que l'on découvrit, à l'intérieur de la 4e tranche, une tache cramoisie, petite certes, mais étincelante, ce qui trahissait une température élevée subsistante. Il était difficile d'établir si c'étaient les parachutes qui avaient servi à larguer le plomb et les autres matériaux qui brûlaient.
A mon avis, ce n'était guère le cas ; il s'agissait plutôt de la masse incandescente de sable, d'argile et de toutes les autres substances lâchées sur la 4e tranche. Notre fête tomba à l'eau, puisqu'il fut décidé de parachuter encore quelque 80 tonnes de plomb dans le cratère du réacteur. L'opération fut couronnée de succès, et c'est donc dans des circonstances plus calmes que nous célébrâmes la journée de la Victoire le 10 mai.
Paradoxalement, en ces jours pénibles, nous ressentîmes de l'exaltation, humeur imputable non pas au fait que nous assistions à une lutte contre des événements tragiques : le tragique de la situation constituait la toile de fond. Nous dûmes cet état d'esprit à l'efficacité dont les équipes faisaient preuve dans leur travail, à leur empressement à répondre à nos requêtes, à la rapidité avec laquelle les variantes techniques voyaient le jour. Et déjà, nous nous attelions, sur place, aux premières solutions pour la mise en place d'une coupole au-dessus de la tranche détruite...
V. Legassov
https://www.dissident-media.org/infonucleaire/testament_legassov.html
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