« Bien entendu, il y avait quelques économistes qui contestaient l’idée d’un comportement rationnel et se demandaient si l’on pouvait réellement faire confiance aux marchés, se référant au temps long des crises financières aux conséquences économiques dévastatrices.
Mais ils nageaient à contre-courant, incapables de se faire entendre face à une complaisance largement répandue, et qui rétrospectivement nous paraît stupide ».
Paul Krugman, New York Times Magazine, 6 septembre 2009.
Amen. Bien qu’il soit d’usage de placer ce mot à la fin d’une prière, il m’a semblé approprié cette fois-ci de le faire figurer en tête. En deux phrases, Paul Krugman, Prix Nobel d’économie 2008 et à certains égards l’un des plus importants économistes de notre temps, a bien résumé ce que l’on peut considérer comme l’échec d’une époque, tant sur le plan de la pensée économique que sur celui de la politique économique.
Et pourtant, le rôle de ces quelques phrases, noyées dans un essai de plus de 6 500 mots, semble pour le moins étrange. Le propos est isolé et ne débouche sur rien. À peu de choses près – une demi-phrase de plus et la mention d’une même personne à trois reprises –, rien d’autre n’est dit à propos de ces économistes qui avaient vu juste. Ils ne sont pas nommés. Leurs travaux ne sont pas cités. On ne sait rien d’eux. Bien que l’histoire leur ait donné raison sur la question économique la plus fondamentale de notre génération, ils restent les grands inconnus du récit qui nous est conté.
L’article de Krugman est entièrement consacré à deux groupes, tous deux solidement installés au sommet (ou ce qu’ils considèrent être le sommet) de la science économique. Ces deux groupes sont particulièrement préoccupés par leur statut et se disputent pouvoir, prestige et influence.
Ces économistes, Krugman les nomme « économistes d’eau de mer » et « économistes d’eau douce » ; eux-mêmes préfèrent le label « néo-classique » pour les uns, « néo-keynésien » pour les autres – bien que les uns n’aient rien de classique, les autres rien de keynésien. On pourrait également parler d’« école de Chicago » et d’« école du MIT », en référence au lieu respectif où la majorité d’entre eux a fait ses études supérieures. La vérité est que les étiquettes sont imprécises, car les différences entre les uns et les autres sont secondaires, et pour tout dire obscures.
Ces deux groupes ont une perspective commune, une préférence partagée pour un même cadre de pensée. Krugman le décrit très bien en évoquant « la recherche d’une approche englobante, élégante sur le plan intellectuel, qui donnait en outre l’occasion aux économistes de faire étalage de leurs prouesses mathématiques ».
Ce qui est tout à fait exact. Il s’agissait en partie de faire preuve d’élégance et en partie d’impressionner, mais il n’était finalement pas question… d’économie. Les problèmes, les risques, les menaces et les politiques économiques n’y étaient pas débattus. Par conséquent, ces deux groupes partagent le même échec. C’est bien cela le plus étonnant. Il ne s’agissait pas d’une guerre sans merci entre Pangloss et Cassandre qui aurait ravagé la science économique.
On avait plutôt affaire à une conversation entre copains, avec Bonnet Blanc d’un côté et Blanc Bonnet de l’autre. Et si vous pensiez que Bonnet Blanc ou Blanc Bonnet n’était pas très estimable – eh bien, c’est que vous n’étiez pas vraiment un économiste.
Le professeur Krugman soutient que Bonnet Blanc et Blanc Bonnet « ont pris la beauté pour la vérité ». La beauté en question résidait dans une « vision du capitalisme comme un système parfait ou presque parfait ». Assurément, accuser un scientifique – ou, pire encore, une discipline tout entière – d’avoir confondu la beauté et la vérité n’est pas anodin.
On peut néanmoins se demander ce qu’il y avait de beau dans cette idée. Krugman ne le dit pas vraiment, mais il note que le recours aux mathématiques pour décrire la prétendue perfection était « impressionnant » (impressive-looking) – elles permettaient de « rendre plus séduisante » (gussied-up) la démonstration au moyen « d’équations sophistiquées » (fancy equations). Le choix des termes est révélateur : « impressionnant » ? « Séduisant » ? Ce n’est pas dans ces termes qu’on décrit normalement la Vénus de Milo...
Certes, les mathématiques ont quelque chose de beau, ou du moins peuvent avoir quelque chose de beau. J’aime particulièrement les géométries complexes générées par les systèmes non linéaires simples. Mais les démonstrations maladroites que l’on retrouve dans les articles des revues d’économie mainstream n’ont rien à voir avec cela.
Elles font plutôt penser à de laborieux exercices de lycéens. On a le sentiment que l’objectif est d’intimider plutôt que d’éclairer. Il y a une raison simple à cela : une idée qui passerait pour simpliste lorsqu’elle est exprimée avec des mots devient « impressionnante » dès qu’on y attache pléthore de symboles grecs. Surtout s’il s’agit d’une idée comme celle-ci : « Le capitalisme est un système parfait ou presque parfait » – qui aurait bien du mal, énoncée de cette façon, à résister à l’épreuve du rire.
Il se trouve que John Maynard Keynes, celui-là même que Krugman évoque en des termes élogieux dans son article, avait sa propre vison du triomphe de la vision des économistes – et notamment du triomphe de David Ricardo, que l’on peut considérer comme le premier apôtre d’une politique économique déduite des prémisses théoriques, sur Thomas Robert Malthus. Voici ce qu’écrit Keynes :
« Une victoire aussi décisive que celle de Ricardo a quelque chose de singulier et de mystérieux. Elle ne peut s’expliquer que par la concordance de sa doctrine avec le milieu où elle a vu le jour. Le fait qu’elle aboutissait à des conclusions tout à fait différentes de celles qu’attendait le public profane ajoutait, semble-t-il, à son prestige intellectuel. Que son enseignement, appliqué aux faits, fût austère et désagréable lui conférait de la grandeur morale. Qu’elle fût apte à supporter une superstructure logique, vaste et cohérente, lui donnait de la beauté.
Qu’elle présentât beaucoup d’injustices sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévitables dans la marche du progrès, et les efforts destinés à modifier cet état de fait comme susceptibles de produire en définitive plus de mal que de bien, la recommandait à l’autorité. Qu’elle fournît certaines justifications aux libres activités de l’individu capitaliste, lui valait l’appui des forces sociales dominantes groupées derrière l’autorité ».
Notons que Keynes n’en oublie pas pour autant l’importance du facteur esthétique. Mais il l’insère dans un tableau plus riche associant l’opportunisme, la vénalité et l’apologétique. Aujourd’hui, les effets de séduction produits par la méthode déductive sont connus – de certains économistes du moins – sous le nom de « vice ricardien ». Keynes écrivait également :
« Jusqu’à une date récente la doctrine elle-même n’a jamais été contestée par les économistes orthodoxes, mais son inaptitude remarquable à servir à la prédiction scientifique a fini par diminuer grandement le prestige de ses adeptes. Car depuis Malthus les économistes professionnels paraissent avoir été insensibles au désaccord entre les conclusions de leur théorie et les faits d’observation. Le public au contraire n’a pas manqué de relever ce désaccord…»
Les choses n’ont guère changé depuis et il est intéressant de se demander pourquoi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire