samedi 31 mars 2018

"L'Entraide, un facteur de l'évolution "par Pierre Kropotkine ( 1902 )



La persistance même de l’organisation du clan montre combien il est faux de représenter l’humanité primitive comme une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté personnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive .







« Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible à l’espèce et il y a de nombreux moyens de l’éviter », Telle est la tendance de la nature, non pas toujours pleinement réalisée, mais toujours présente. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan. « Unissez-vous ! Pratiquez l’entr’aide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral. » Voilà ce que la Nature nous enseigne ; et c’est ce qu’ont fait ceux des animaux qui ont atteint la plus haute position dans leurs classes respectives. C’est aussi ce que l’homme — l’homme le plus primitif — a fait. (…)

Nous avons vu aussi que, quoique bien des guerres aient lieu entre les différentes classes d’animaux, ou les différentes espèces, ou même les différentes tribus de la même espèce, la paix et l’appui mutuel sont la règle à l’intérieur de la tribu ou de l’espèce ; et nous avons vu que les espèces qui savent le mieux comment s’unir et éviter la concurrence ont les meilleures chances de survie et de développement progressif ultérieur. Elles prospèrent, tandis que les espèces non sociables dépérissent. 
Il serait donc tout à fait contraire à ce que nous savons de la nature que les hommes fassent exception à une règle si générale : qu’une créature désarmée, comme le fut l’homme à son origine, eût trouvé la sécurité et le progrès non dans l’entr’aide, comme les autres animaux, mais dans une concurrence effrénée pour des avantages personnels, sans égard aux intérêts de l’espèce. Pour un esprit accoutumé à l’idée d’unité dans la nature une telle proposition semble parfaitement insoutenable. Et cependant, tout improbable et anti-philosophique qu’elle fût, elle n’a jamais manqué de partisans. Il y a toujours eu des écrivains pour juger l’humanité avec pessimisme. Ils la connaissaient plus ou moins superficiellement dans les limites de leur propre expérience ; ils savaient de l’histoire ce qu’en disent les annalistes, toujours attentifs aux guerres, à la cruauté, à l’oppression, et guère plus ; et ils en concluaient que l’humanité n’est autre chose qu’une agrégation flottante d’individus, toujours prêts à combattre l’un contre l’autre et empêchés de le faire uniquement par l’intervention de quelque autorité. (…)
La persistance même de l’organisation du clan montre combien il est faux de représenter l’humanité primitive comme une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté personnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive . (…)
Les mêmes mœurs sociales caractérisent les Hottentots, qui ne sont qu’à peine plus développés que les Bushmen. Lubbock les décrit comme « les plus sales animaux », et en effet ils sont sales. Une fourrure suspendue à leur cou et portée jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux compose tout leur vêtement ; leurs huttes ne sont que quelques pieux assemblés et recouverts de nattes ; aucune espèce de meubles à l’intérieur. Bien qu’ils possédassent des bœufs et des moutons, et qu’ils semblent avoir connu l’usage du fer avant la venue des Européens, ils occupent encore un des degrés les plus bas de l’échelle de l’humanité. Et cependant ceux qui les ont vus de près louent hautement leur sociabilité et leur empressement à s’aider les uns les autres. Si l’on donne quelque chose à un Hottentot, il le partage immédiatement avec tous ceux qui sont présents — c’est cette habitude, on le sait, qui a tant frappé Darwin chez les Fuégiens. Un Hottentot ne peut manger seul, et quelque affamé qu’il soit, il appelle ceux qui passent près de lui pour partager sa nourriture ; et lorsque Kolben exprima son étonnement à ce sujet, il reçut cette réponse : « C’est la manière hottentote». Mais ce n’est pas seulement une manière hottentote : c’est une habitude presque universelle parmi les « sauvages ». Kolben qui connaissait bien les Hottentots, et n’a point passé leurs défauts sous silence, ne pouvait assez louer leur moralité tribale. 
« Leur parole est sacrée, écrivait-il. Ils ne connaissent rien de la corruption et des artifices trompeurs de l’Europe. Ils vivent dans une grande tranquillité et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins. Ils sont toute bonté et bonne volonté les uns envers les autres... Les cadeaux et les bons offices réciproques sont certainement un de leurs grands plaisirs. L’intégrité des Hottentots, leur exactitude et leur célérité dans l’exercice de la justice, ainsi que leur chasteté, sont choses en lesquelles ils surpassent toutes ou presque toutes les nations du monde . » (…)

Les natifs d’Australie ne sont pas à un plus haut degré de développement que leurs frères de l’Afrique du Sud. Leurs huttes ont le même caractère. Très souvent un léger abri, une sorte de paravent fait avec quelques branches, est leur seule protection contre les vents froids. Pour leur nourriture ils sont des plus indifférents : ils dévorent des cadavres affreusement putréfiés et ils ont recours au cannibalisme en cas de disette. Quand ils furent découverts pour la première fois par les Européens, ils n’avaient que des outils de pierre ou d’os, des plus rudimentaires. Quelques tribus ne possédaient même pas de pirogues et ne connaissaient pas le commerce par échanges. Et cependant quand leurs mœurs et coutumes furent soigneusement étudiées, il se trouva qu’ils vivaient sous cette organisation complexe du clan dont j’ai parlé plus haut . (…)

Quant à leur moralité, nous ne pouvons mieux faire que de résumer les réponses suivantes, faites aux questions de la Société anthropologique de Paris par Lumholtz, missionnaire qui séjourna dans le Nord du Queensland
Les sentiments d’amitié existent chez eux à un haut degré. Ils subviennent d’ordinaire aux besoins des faibles; les malades sont soignés attentivement et ne sont jamais abandonnés ni tués. Ces peuplades sont cannibales, mais elles ne mangent que très rarement des membres de leur propre tribu [ceux qui sont immolés par principes religieux, je suppose] ; ils mangent seulement les étrangers. Les parents aiment leurs enfants, jouent avec eux et les caressent. L’infanticide est communément approuvé. Les vieillards sont très bien traités, ils ne sont jamais mis à mort. Pas de religion, pas d’idoles, seulement la crainte de la mort. Le mariage est polygame, les querelles qui s’élèvent à l’intérieur de la tribu sont tranchées par des duels à l’aide d’épées et de boucliers en bois. Pas d’esclaves ; pas de culture d’aucune sorte ; pas de poteries, pas de vêtements, excepté quelquefois un tablier porté par les femmes. Le clan se compose de deux cents individus, divisés en quatre classes d’hommes et quatre classes de femmes ; le mariage n’est permis qu’entre certaines classes et jamais dans l’intérieur de la gens.  

Quant aux Papous, proches parents de ceux-ci, nous avons le témoignage de G. L. Bink, qui fit un séjour dans la Nouvelle- Guinée, principalement dans la baie de Geelwink, de 1871 à 1883. Voici le résumé de ses réponses au même questionnaire  
Ils sont sociables et gais; ils rient beaucoup. Plutôt timides que courageux. L’amitié est relativement forte entre des individus appartenant à différentes tribus et encore plus forte à l’intérieur de la tribu. Un ami paie souvent la dette de son ami, en stipulant que ce dernier la repaiera sans intérêt aux enfants du prêteur. Ils ont soin des malades et des vieillards ; les vieillards ne sont jamais abandonnés, et en aucun cas ne sont tués — à moins qu’il ne s’agisse d’un esclave déjà malade depuis longtemps. Les prisonniers de guerre sont quelquefois mangés. Les enfants sont très choyés et aimés. Les prisonniers de guerre vieux et faibles sont tués, les autres sont vendus comme esclaves. Ils n’ont ni religion, ni dieux, ni idoles, ni autorité d’aucune sorte ; le plus âgé de la famille est le juge. En cas d’adultère, une amende doit être payée et une partie de cette amende revient à la négoria (la communauté). Le sol est possédé en commun, mais la récolte appartient à ceux qui l’ont fait pousser. Ils ont des poteries et ils connaissent le commerce par échanges — la coutume est que le marchand leur donne les marchandises, sur quoi ils retournent à leurs demeures et rapportent les produits indigènes que désire le marchand ; si ces produits ne peuvent être donnés, les marchandises européennes sont rendues . (...)

Dans le bouddhisme primitif, chez les premiers chrétiens, dans les écrits de quelques-uns des docteurs musulmans, aux premiers temps de la Réforme, et particulièrement dans les tendances morales et philosophiques du XVIIIe siècle et de notre propre époque, le complet abandon de l’idée de vengeance, ou de «juste rétribution » — de bien pour le bien et de mal pour le mal — est affirmé de plus en plus vigoureusement. La conception plus élevée qui nous dit : « point de vengeance pour les injures » et qui nous conseille de donner plus que l’on n’attend recevoir de ses voisins, est proclamée comme le vrai principe de la morale, — principe supérieur à la simple notion d’équivalence, d’équité ou de justice, et conduisant à plus de bonheur. Un appel est fait ainsi à l’homme de se guider, non seulement par l’amour, qui est toujours personnel ou s’étend tout au plus à la tribu, mais par la conscience de ne faire qu’un avec tous les êtres humains. Dans la pratique de l’entr’aide, qui remonte jusqu’aux plus lointains débuts de l’évolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques ; et nous pouvons affirmer que pour le progrès moral de l’homme, le grand facteur fut l’entr’aide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entr’aide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce.

mercredi 14 mars 2018

" La harangue des Ciompi " par Nicolas Machiavel ( 1378 )




Lorsque les coupables sont trop nombreux, on ne punit personne : on châtie un simple délit ; on récompense les grands crimes. Quand tout le monde souffre, peu de personnes cherchent à se venger, parce qu'on supporte plus patiemment un mal général qu'une injure particulière. C'est dans l'excès du désordre que nous devons trouver notre pardon, et la voie pour obtenir ce qui est nécessaire à notre liberté



« Si nous avions à délibérer maintenant sur cette question : Devons-nous prendre les armes, brûler et livrer au pillage la demeure des citoyens, et dépouiller les églises? je serais le premier à regarder ce parti comme une entreprise qui mérite réflexion, et peut-être approuverais-je qu'on préférât une pauvreté paisible à un gain périlleux. Mais, puisque nous avons les armes en main, puisque, avec elles, nous avons déjà fait beaucoup de mal, ce à quoi nous devons penser maintenant, c'est de voir comment nous pourrons les garder, et nous mettre en sûreté contre les suites des excès que nous avons commis.

 Je crois certainement que quand ce conseil ne nous viendrait point d'ailleurs, la nécessité nous l'enseignerait. Vous voyez toute la ville enflammée contre nous de haine et de ressentiment; les citoyens se rapprochent, la seigneurie est sans cesse avec les magistrats : croyez qu'on ourdit contre nous quelque piège, et que quelque grand danger menace nos têtes. Nous devons donc chercher deux choses, et non proposer deux fins dans nos délibérations : l'une, d'éviter le châtiment de tout ce qui s'est fait ces jours derniers ; l'autre, de pouvoir vivre plus libres et plus heureux que par le passé. Il faut, à mon avis, si nous voulons obtenir le pardon de nos anciennes erreurs, en commettre de nouvelles, redoubler les excès, porter en tous lieux le vol et la flamme, et multiplier le nombre de nos complices. 

Lorsque les coupables sont trop nombreux, on ne punit personne : on châtie un simple délit ; on récompense les grands crimes. Quand tout le monde souffre, peu de personnes cherchent à se venger, parce qu'on supporte plus patiemment un mal général qu'une injure particulière. C'est dans l'excès du désordre que nous devons trouver notre pardon, et la voie pour obtenir ce qui est nécessaire à notre liberté. Il me semble que nous marchons à une conquête certaine ; car ceux qui pourraient s'opposer à nos projets sont riches et désunis : leur désunion nous donnera la victoire ; leurs richesses, quand nous les posséderons, sauront nous la conserver. 

Ne vous laissez point imposer par l'ancienneté de leur rang, dont ils se feront une arme contre vous. Tous les hommes ayant une même origine, sont tous également anciens, et la nature les a tous formés sur le même modèle. Mettez-vous nus, nous paraîtrons tous semblables revêtez-vous de leurs habits, et eux des nôtres, et, sans aucun doute, nous paraîtrons les nobles, et eux le peuple car ce n'est que la richesse et la pauvreté qui font la différence. 

Je suis vraiment affligé lorsque je vois beaucoup d'entre vous se reprocher, dans leur conscience, ce qu'ils ont fait, et vouloir s'abstenir de nouvelles entreprises : certes, s'il en est ainsi, vous n'êtes pas les hommes que je croyais que vous dussiez être, et vous rie devez craindre ni les remords, ni l'infamie ; car il n'y a jamais d'infamie pour les vainqueurs, de quelque manière qu'ils aient vaincu. 

Nous ne devons pas faire plus de compte des reproches de la conscience, parce que, partout où existe, comme chez nous, la crainte de la faim et de la prison, celle de l'enfer ne saurait trouver place. Si vous examinez les actions des hommes, vous trouverez que tous ceux qui ont acquis de grandes richesses, ou une grande autorité, n'y sont parvenus que par la force ou par la ruse; et qu'ensuite tout ce qu'ils ont usurpé par la fourberie ou la violence, ils le recouvrent honnêtement du faux titre de gain, pour cacher l'infamie de son origine. 

Ceux qui, par trop peu de prudence ou trop d'imbécillité n'osent employer ces moyens, se plongent chaque jour davantage dans la servitude et la pauvreté ; car les serviteurs fidèles restent toujours esclaves, et les bons sont toujours pauvres : il n'y a que les infidèles et les audacieux qui sachent briser leurs chaînes, et les voleurs et les fourbes qui sachent sortir de la pauvreté. Dieu et la nature ont mis la fortune sous la main de tous les hommes ; mais elle est plutôt le partage de la rapine que de l'industrie, d'un métier infâme que d'un travail honnête : voilà pourquoi les hommes se dévorent entre eux, et que le sort du faible empire chaque jour. (...)


 J'avoue que ce projet est hardi et dangereux ; mais quand la nécessité entraîne les hommes, l'audace devient prudence ; et, dans les grandes entreprises, les âmes courageuses ne calculent jamais le péril : car toujours les entreprises qui commencent par le danger finissent par la récompense, et ce n'est jamais sans danger qu'on peut échapper au danger. Je suis convaincu d'ailleurs que, lorsqu'on voit préparer les prisons, les tortures, les supplices, une attente paisible est plus à redouter que les efforts pour s'en préserver : dans le premier cas, les malheurs sont certains ; ils sont douteux dans le second. 

Que de fois je vous ai entendus vous plaindre de l'avarice de vos maîtres et de l'injustice de vos magistrats! Il est temps aujourd'hui de nous en délivrer, et de nous élever tellement au-dessus d'eux, qu'ils aient, plus que nous ne l'avons jamais eu de leur part, sujet de se plaindre de nous et de nous redouter. L'occasion que nous présente la fortune s'envole ; lorsqu'elle a fui, nous cherchons en vain à la ressaisir. Vous voyez les préparatifs de vos adversaires ; prévenons leurs desseins : les premiers, d'eux ou de nous, qui reprendront les armes, sont assurés d'une victoire d'où naîtra la ruine de leurs ennemis, et leur propre grandeur. Elle sera, pour beaucoup d'entre nous, la source des honneurs, et pour tous, de la sécurité. »
  
http://classiques.uqac.ca/classiques/machiavel_nicolas/histoire_de_florence/histoire_de_florence.html

 La révolte des Ciompi de 1378 est une révolte des ouvriers de l'industrie textile dans la Florence de la Renaissance. La révolte porta brièvement au pouvoir un niveau de démocratie sans précédent européen dans la Florence du 14e siècle.

https://wikirouge.net/Révolte_des_Ciompi
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.