De l'esclavage des nègres.
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. ( ... )
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
.Montesquieu, De l'Esprit des Lois, livre XV, chapitre V
L'ironie de Montesquieu se révèle dans le contraste entre l'horreur des réalités évoquées et le détachement du ton qui est celui de la constatation tranquille ( ... )
Mais, si, dans ce dernier paragraphe, l'esclavagiste hausse le ton, si sa voix se fait presque menaçante à l'égard des "petits esprits" qui condamnent l'esclavage, on entend, derrière lui, s'enfler une autre voix qu'on entendait déjà monter dans le paragraphe précédent : celle du philosophe. Nous passons, en effet, avec ces deux derniers paragraphes, d'une ironie froide à une ironie ardente où l'on sent vibrer une colère de plus en plus difficile à contenir. La relative "qui font entre eux tant de conventions inutiles" est très ironique ( ... )
Mais sans doute était-il trop lucide pour nourrir l'illusion qu'il verrait lui-même exaucer un voeu si fervent. Et l'on sait qu'il faudra attendre près de cinquante ans après L'Esprit des Lois pour que, grâce à la Révolution française, cet appel commence à être entendu, et presque un siècle encore pour aboutir à une suppression à peu près générale de l'esclavage ( ... )
Si donc Montesquieu a choisi un procédé plus complexe qu'il ne semble tout d'abord, c'est, bien sûr, parce qu'il a voulu laisser à la subtilité de ses lecteurs le soin de découvrir toute la stupidité de certaines justifications; c'est parce qu'il a voulu ridiculiser les arguments réellement utilisés par les esclavagistes, en les reprenant presque textuellement et en les mettant sur le même plan que d'autres inventés de toutes pièces pour être d'une insigne ineptie; c'est surtout parce qu'il a voulu montrer non seulement l'extrême faiblesse de la position des esclavagistes sur le plan du droit, mais aussi la force des intérêts et des préjugés sur lesquels ils s'appuient. ( ... )
De l'esclavage des nègres est l'exemple même du texte ironique qui, pris à la lettre, dit le contraire de ce que l'auteur veut faire entendre, il arrive régulièrement que Montesquieu soit pris pour un esclavagiste. Assez récemment encore, dans le numéro de février 1988 du mensuel Actuel, on a pu lire, sous la plume du directeur de la publication, M. Jean-François Bizot, un article intitulé « Quand les Français étaient négriers » qui citait ce texte célèbre en le prenant à la lettre.
Et, qui plus est, croyant sans doute avoir fait une importante découverte, M. Jean-François Bizot n'a rien trouvé de mieux que de faire paraître, dans Le Monde ainsi que dans d'autres journaux, des placards publicitaires où, sur un fond noir, on lisait, en lettres blanches, la citation suivante : "On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir", et un peu plus bas : "Goebbels ? Peter Botha ? Non, Montesquieu".
Il est évident que M. Jean-François Bizot n'a pas lancé cette campagne publicitaire sans en parler à ses principaux collaborateurs et l'on peut même penser que toute l'équipe du journal a du être au courant. Il faut donc en conclure qu'il ne s'est trouvé personne, dans cette, équipe, pour relever une erreur aussi monstrueuse. Et apparemment personne non plus ne l'a relevée dans les services publicitaires du Monde et des autres journaux qui ont publié ces placards.( .. )
.Assez décodé ! Site de René Pommier
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