« Vous avez été sans pitié à notre égard ! Nous vous rendrons la pareille. Nous allons vous dynamiter ! »
Slogan anarchiste (1919)
Par une journée ensoleillée de septembre 1920, quelques mois après l’arrestation de ses camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti (« mes meilleurs amis en Amérique »), un immigrant anarchiste italien assoiffé de vengeance, Mario Buda, gara son chariot tiré par un cheval aux abords du croisement de Wall Street et Broad Street, près du nouvel édifice du bureau de garantie des métaux précieux et juste en face du siège de J. P. Morgan and Company.
Les partenaires de Morgan, parmi lesquels on comptait les fameux magnats Thomas Lamont et Dwight Morrow (futur beau-père de l’aviateur Charles Lindbergh), étaient en train de débattre d’importantes questions financières dans une salle de conférences à l’étage. Avant de descendre avec nonchalance de son véhicule et de disparaître incognito dans la foule de midi, peut-être Buda lança-t-il un salut ironique en direction des « barons voleurs » inconscients de la menace.
À quelques rues de là, un postier ébahi tomba sur une pile de tracts mal imprimés portant cet étrange avertissement : « Libérez les prisonniers politiques, ou bien aucun de vous n’échappera à la mort ! » Les tracts étaient signés : « Les combattants anarchistes américains ».
Buda, alias Mike Boda, était un partisan de longue date de Luigi Galleani, théoricien anarchiste et éditeur de la Cronaca Sovversiva (« La chronique subversive »), condamnée en 1918 par le ministère de la Justice comme « le journal le plus dangereux du pays ». Les adeptes de Galleani (un noyau dur de guère plus de cinquante ou soixante militants) étaient les suspects numéro un dans un certain nombre d’attentats à la dynamite, dont la fameuse explosion du 22 juillet 1916 à San Francisco (pour laquelle furent inculpés injustement les syndicalistes Tom Mooney et Warren Billings) et les lettres piégées envoyées à plusieurs hauts fonctionnaires de l’administration Wilson ainsi qu’à J. P. Morgan et John D. Rockefeller en juin 1919.
Fleurissant à l’ombre des usines textiles de Paterson et des hauts-fourneaux de Youngstown, les cercles de lecteurs de la Cronaca Sovversiva ne sont pas sans évoquer certains groupes d’étude du Coran qui se réunissent aujourd’hui dans les recoins obscurs de Brooklyn ou du sud de Londres. Ils cristallisaient le malaise des immigrants, un malaise virant à l’exaspération face à l’hystérie xénophobe suscitée par l’entrée en guerre des États-Unis.
C’est cette hystérie qui, au lendemain du conflit mondial, allait engendrer une offensive tous azimuts contre les milieux de la gauche radicale. Quand le procureur général A. Mitchell Palmer signa l’ordre d’expulsion de Galleani en février 1919, on vit apparaître en Nouvelle-Angleterre des tracts anonymes promettant l’« annihilation » des responsables « dans un déluge de feu et de sang ».
L’ange de la mort voué à venger les anarchistes emprisonnés ou expulsés n’était autre que Buda. Alors qu’il s’enfuyait de Wall Street, les cloches de l’église de la Trinité commencèrent à sonner les douze coups de midi. Avant même qu’elles se soient tues, le chariot bourré d’explosifs (probablement du plastic dérobé sur le chantier de construction d’un tunnel) et de morceaux de ferraille se transforma en une énorme boule de feu, laissant un cratère monumental en plein milieu de la chaussée de Wall Street.
La déflagration brisa les fenêtres des bureaux, blessant ou tuant les employés, tandis que les passants étaient fauchés par les shrapnels ou mutilés par les éclats de verre. Les auvents des immeubles et les voitures en stationnement prirent feu, et un nuage de fumée et de poussière asphyxia Wall Street. Les gratte-ciel se vidèrent en un clin d’œil, libérant une foule paniquée. Les trottoirs étaient parsemés de corps estropiés, dont certains se tordaient dans d’atroces souffrances.
À chaque rafale de vent mêlée de cendres toxiques, des volées de feuilles vertes ornées des portraits de plusieurs présidents des États-Unis planaient au-dessus de l’avenue sans arbres – près 80 000 dollars en liquide abandonnés par des coursiers de banque terrifiés ou blessés. Nul ne savait si de nouvelles explosions étaient à craindre et, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, les autorités suspendirent l’activité de la Bourse de New York.
Un attentat contre Wall Street ne pouvait manquer d’être aussitôt perçu comme une catastrophe d’envergure nationale. La base militaire de Governor’s Island détacha aussitôt un contingent d’une centaine de soldats, baïonnette au fusil, pour monter la garde devant l’immeuble gravement endommagé du bureau de garantie des métaux précieux et l’édifice adjacent du Trésor. Simultanément, le limier en chef du Bureau of Investigation (ancêtre du FBI), William Flynn, débarquait du premier train en provenance de Washington.
Pendant les jours qui suivirent, les détectives de la police de New York s’employèrent à collecter les débris grotesques de la « machine infernale » : une tête de cheval, quelques sabots mutilés et l’axe métallique tordu de l’essieu du chariot. Au premier rang des suspects, on signala aussitôt les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires de l’International Workers of the World (IWW) et les nouveaux venus de la gauche radicale, les « bolcheviki ». La une du New York Times dénonçait à hauts cris « une conspiration rouge derrière l’attentat ».
Tandis que la police locale et les enquêteurs fédéraux harcelaient les « stars » de la subversion, comme le syndicaliste Carlo Tresca, Buda prenait tranquillement le chemin de son Italie natale. (On n’a jamais pu savoir si d’autres adeptes de Galleani avaient participé à l’organisation de l’attentat ou bien s’il faut l’attribuer au talent exceptionnel et solitaire de Buda.)
Le coroner put identifier quarante cadavres (dont certains totalement méconnaissables) et plus de deux cents blessés, dont le P-DG de la firme Equitable Trust, Alvin Krech, et le fils de J. P. Morgan Jr., Junius. Un des passants de Wall Street, Joseph P. Kennedy, père du futur Président, sortit de l’attentat indemne, bien que fortement secoué. Buda fut sans doute fort déçu d’apprendre que « Jack » Morgan se trouvait alors dans son pavillon de chasse en Écosse, et que ses associés Lamont et Morrow réchappèrent de l’explosion sans une égratignure.
Il n’empêche qu’un pauvre immigrant n’ayant pour tout équipement qu’un maigre stock de dynamite, un tas de ferraille et un vieux canasson, dans un geste sans précédent, avait réussi à semer la terreur dans le saint des saints du capitalisme américain.
2. LE BOMBARDIER DU PAUVRE
« Une arme complexe rend le fort encore plus fort, tandis qu’une arme simple – tant que l’ennemi ne lui trouve pas une parade – donne des griffes au faible. »
George Orwell.
L’attentat perpétré par Buda à Wall Street (peut-être inspiré par la fameuse « machine infernale », elle aussi transportée par une voiture à cheval, qui faillit tuer Napoléon à Paris, rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800 ) était l’apogée d’un demi-siècle d’obsessions des artificiers anarchistes, qui rêvaient de réduire en fumée monarques et ploutocrates. Mais, tout comme la machine analytique de Charles Babbage, précurseur de l’ordinateur, l’invention de Buda était fort en avance sur son temps.
Ce n’est qu’après l’avènement des bombardements stratégiques et la routine barbare des incursions aériennes contre les rebelles réfugiés dans les labyrinthes des villes du tiers monde que le potentiel radical de la « machine infernale » put s’épanouir pleinement.
En fin de compte, le chariot de Buda était le premier prototype de la voiture piégée : le premier usage moderne d’un véhicule d’apparence totalement anodine dans la plupart des décors urbains, transportant une grande quantité d’explosifs meurtriers et visant une gamme de cibles de premier choix.
Malgré quelques tentatives improvisées (et généralement vouées à l’échec) dans les années 1920 et 1930, ce n’est qu’en 1947 que l’idée de la voiture piégée en tant qu’arme de guérilla urbaine trouva son incarnation définitive. Le 12 janvier de cette année-là, le groupe Stern, une troupe de combattants irréguliers de la droite sioniste, lança un camion d’explosifs sur un commissariat de police britannique de Haïfa, en Palestine, faisant 4 morts et 140 blessés. Le groupe Stern, bientôt rejoint par les miliciens de l’Irgoun, faction dont ils avaient scissionné en 1940, n’allait pas tarder à utiliser camions et voitures piégés contre les Palestiniens également.
Cette créativité dans la barbarie fut aussitôt imitée par des déserteurs britanniques combattant du côté arabe. (Cinquante ans plus tard, les djihadistes entraînés dans les camps d’Al-Qaïda en Afghanistan étudiaient La Révolte de Menahem Begin, récit des combats de l’Irgoun, devenu un manuel classique du terrorisme.)
Par la suite, on enregistre une utilisation sporadique des véhicules piégés dans un certain nombre de conflits, avec pour résultat des carnages d’ampleur notable à Saigon (1952), Alger et Oran (1962), Palerme (1963), et de nouveau Saigon (1964-1966).
Mais la véritable ouverture des portes de l’enfer eut lieu en août 1970, quand quatre étudiants américains, en signe de protestation contre la collaboration de leur campus dans l’effort de guerre au Vietnam, firent exploser la première voiture piégée chargée de mélange de nitrate d’ammonium et de nitrate de fioul (ANFO) devant le Centre de recherches militaires en mathématiques de l’Université du Wisconsin.
Deux ans plus tard (le 21 juillet 1972, connu comme le « Vendredi sanglant »), l’IRA provisoire employait le même équipement meurtrier pour ravager le quartier des affaires de Belfast.
Fabriquée à partir de produits industriels d’usage courant et d’engrais synthétiques, cette nouvelle génération d’explosifs se caractérisait par leur faible coût et leur puissance stupéfiante : avec eux, le terrorisme urbain passait du stade artisanal au stade industriel, ouvrant la voie à des attaques massives contre des zones urbaines de grande ampleur et permettant la destruction intégrale de gratte-ciel de béton armé et de tours d’habitation.
En d’autres termes, la voiture piégée était tout d’un coup devenue une arme semi-stratégique comparable sous certains aspects à l’aviation dans sa capacité de détruire objectifs militaires centraux et cibles urbaines critiques, ainsi que de terroriser la population de villes entières.
De fait, les camions suicide qui ont dévasté l’ambassade des États-Unis et les baraquements des marines à Beyrouth en 1983 se sont avérés à eux seuls plus redoutables que la puissance de feu combinée des bombardiers et des cuirassés de la Sixième flotte et ont obligé l’administration Reagan à battre en retraite de façon humiliante.
D’autres attentats suicide à la voiture piégée ont joué un rôle crucial dans le retrait de l’armée israélienne, supposée invincible, du Sud-Liban à majorité chiite.
Dans les années 1980, l’impitoyable efficacité du recours aux voitures piégées par le Hezbollah pour contrer la technologie militaire de pointe des États-Unis et d’Israël ne tarda pas à encourager une douzaine d’autres groupes insurgés à transporter leurs djihads respectifs au cœur des métropoles.
Parmi la nouvelle génération de spécialistes de la voiture piégée, on comptait bon nombre de diplômés des cours de sabotage et d’explosifs montés par la CIA et les services secrets pakistanais (l’ISI) en Afghanistan dans les années 1980 – et dûment financés par l’Arabie saoudite – afin que les moudjahiddines puissent terroriser les occupants russes. D’autres avaient acquis leurs compétences dans des camps d’entraînement parrainés par d’autres gouvernements (en particulier l’Inde et l’Iran), quand ils ne s’étaient pas contentés de recopier les formules chimiques ad hoc à partir de manuels d’usage courant aux États-Unis.
Le résultat de ce processus, c’est l’irréversible mondialisation du savoir-faire terroriste en matière de voiture piégée. Tel un virus implacable, une fois que la technique des véhicules piégés pénètre l’ADN d’une société hôte et attise ses contradictions, son usage tend à se reproduire indéfiniment. Entre 1992 et 1998, on compte 1 050 morts et près de 12 000 blessés dus à des attentats à la voiture piégée effectués dans treize villes différentes.
Encore plus important d’un point de vue géopolitique, l’IRA provisoire et une cellule de Brooklyn du groupe islamiste égyptien Al-Gamaa Al-Islamiyya ont réussi à infliger des dommages s’élevant à plusieurs milliards de dollars à deux centres de contrôle vitaux de l’économie mondiale, la City de Londres (1992, 1993 et 1996) et Wall Street, à Manhattan (1993), forçant les multinationales de la réassurance à une réorganisation substantielle.
En ce début du nouveau millénaire, quatre-vingt-cinq ans après le premier massacre de Wall Street, les voitures piégées sont devenues un phénomène mondial presque aussi banal que les i-Pods et le sida, semant la mort et la confusion de Bogota à Mumbaï et éloignant les touristes de certaines des destinations les plus courues de la planète.
L’occurrence d’attentats à la voiture piégée concerne actuellement, ou dans un passé récent, au moins vingt-trois États, tandis que trente-cinq autres pays ont souffert au moins un attentat majeur de ce type au cours du dernier quart de sièclenote. C’est l’Europe de l’Ouest et le Moyen-Orient qui détiennent conjointement le record historique des attentats à la voiture piégée, suivis par l’Asie du Sud, puis l’Amérique du Sud, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne et l’Amérique du Nord.
(L’exception est l’Extrême-Orient qui, jusqu’à présent, a échappé aux explosions de Toyota et de Datsun piégées.) Les camions suicide, jadis une spécialité exclusive du Hezbollah, font désormais partie du paysage au Sri Lanka, en Tchétchénie et en Russie, en Arabie saoudite, en Turquie, en Égypte, au Koweit, en Palestine, en Indonésie et en Afghanistan. Sur les tableaux statistiques du terrorisme urbain, la courbe de fréquence des attentats à la voiture piégée monte en flèche, de façon presque exponentielle.
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