lundi 27 mai 2019

" Le Mexique insurgé " par John Reed (1914)

Après l’évacuation de Chihuahua et la terrible et tragique retraite à travers six cents kilomètres de désert, l’armée fédérale sous les ordres de Mercado demeura trois mois à Ojinaga, sur la rive mexicaine du Rio Grande. 

Du haut de la grossière terrasse en terre battue de la poste de Presidio, sur la rive nord-américaine, au-delà du demi-kilomètre de broussailles ensablées qui descendaient vers les eaux du fleuve maigres et troubles, on pouvait voir la ville se détacher clairement sur la bas du plateau, au milieu d’un désert embrasé entouré de montagnes abruptes et pelées.

On voyait ses maisons rectangulaires de briques brunes, et, çà et là, la coupole orientale de quelque vieille église espagnole. C’était une zone désolée, sans arbres : on s’attendait à voir y surgir des minarets. Le jour, les soldats fédéraux en uniformes blancs et déguenillés y pullulaient, creusant paresseusement des tranchées. Des rumeurs couraient que Villa s’approchait avec des forces constitutionnalistes victorieuses ? De brusques scintillements éclataient que le soleil tombait sur les canons de campagne. De lourds et étranges nuages rosés s’élevaient dans la quiétude de l’air.

Le soir, lorsque le soleil s’enfonçait, éclatant comme la fonte en fusion, des patrouilles de carabiniers passaient rapidement, découpant leur silhouette sur l’horizon, pour gagner les avant-postes nocturnes. Et la nuit tombée, brillaient dans la ville des feux mystérieux.

Trois mille cinq cents hommes cantonnaient à Ojinaga. C’était là tout ce qu’il restait des dix mille homme de Mercado et des cinq mille qui étaient venus les renforcer de Mexico, en marchant vers le nord sous les ordres d’Orozco. Sur les trois mille cinq cents hommes, il y avait quarante-cinq majors, vingt et un colonels et onze généraux.

Je voulais rencontrer le général Mercado ; mais un journal avait publié des choses désagréables sur le général Salazar, et celui-ci avait interdit la présence des journalistes dans la ville. J’envoyai une requête fort polie au général Mercado ; elle fut interceptée par le général Orozco qui la renvoya avec cette réponse :

« Honorable et estimé señor : si vous mettez le pied à Ojinaga, je vous collerai au poteau et j’aurai le grand plaisir de vous faire, de ma propre main, quelques boutonnières dans le dos. »

Cependant, tout bien pesé, je franchis un jour le fleuve au gué et je pénétrai dans la ville.
Par bonheur, je ne rencontrai pas le général Orozco. Rien ne semblait s’opposer à mon entrée. Toutes les sentinelles que je vis étaient occupées à faire la sieste à l’ombre des murs d’adobe. Mais presque immédiatement, je me heurtais à un officier fort courtois, du nom d’Hernandez, à qui j’expliquai mon désir de voir le général Mercado.
Il ne me posa aucune question sur mon identité, mais fronça les sourcils, croisa les bras et éclata :

— Je suis le chef d’état-major du général Orozco, et je ne vous mènerai pas voir le général Mercado !
Je ne répondis pas. Au bout de quelques instants, il ajouta :
— Le général Orozco hait le général Mercado ! il trouve indigne de lui de se rendre à sa caserne, et le général Mercado ne se risque pas à venir à la caserne du généra Orozco ! C’est un lâche ! Il s’est sauvé à Tierra Blanca et il s’est enfui à Chihuahua !

— Et les autres généraux, ils le détestent aussi ?
Il se concentra, me regarda de travers d’un air irrité, et me répondit, un sourire ironique aux lèvres :
— Quien sabe... ?

Je pus voir finalement le général Mercado. C’était un homme petit, gros, sentimental, préoccupé, hésitant, qui pleurnichait en gonflant une longue histoire comme quoi l’armée nord-américaine aurait traversé le fleuve et aidé Villa à gagner la bataille de Tierra Blanca.

Les rues blanches et poussiéreuses du bourg débordaient de saleté et de fourrage ; la vieille église sans fenêtres avait trois énormes cloches espagnoles qui pendaient à l’extérieur, accrochées à un pieu ; un nuage d’encens bleu s’échappait de la porte noircie, où les soldaderas  priaient pour la victoire nuit et jour, courbées sous les rayons d’un soleil incendiaire. Ojinaga avait été perdue et récupérée cinq fois. Peu de maisons avaient encore un toit et tous les murs avaient été ravagés par les obus. Dans les étroits logements abandonnés vivaient les soldats, leurs femmes, leurs chevaux, les poules et les cochons volés dans la campagne avoisinante. 

Les fusils étaient entassés dans les coins ; les harnachements, empilés dans la poussière ; les soldats en loques ; rares étaient ceux qui possédaient un uniforme complet. Accroupis sous les porches autour de maigres foyers, ils faisaient bouillir des épis de maïs vert et de la viande séchée. Ils mouraient quasiment de faim.
Tout au long de la rue principale défilait une procession ininterrompue de gens affamés, malades, épuisés, que la peur des rebelles qui s’approchaient avait chassés de l’intérieur du pays. 

Huit jours durant, ils avaient marché pour traverser le plus terrible désert du monde. Les soldats fédéraux les arrêtaient dans les rues par centaines et les dépouillaient de tout ce dont ils avaient envie. Puis ils s’en allaient franchir le fleuve et là, en territoire nord-américain, il leur fallait encore affronter les griffes des douaniers, du fonctionnaire de l’immigration et des patrouilles de l’armée qui les enregistraient pour les désarmer.

Des centaines de réfugiés traversaient le fleuve ; certains à cheval, poussant leur troupeau ; d’autres dans de petites voitures, d’autres à pied. Les inspecteurs ne se distinguaient guère par leur courtoisie.

— Descends de cette charrette ! cria l’un deux à une femme qui tenait un paquet dans ses bras. Elle essaya de balbutier :
— Mais pourquoi señor ?
— Descends tout de suite, ou c’est moi qui te fais descendre ! C’était l’inspecteur. Il dressait un registre minutieux, brutal, inutile, pour les femmes comme pour les hommes. Je vis une femme passer la rivière à gué ; elle relevait ses jupes sur ses mollets avec indifférence. 

Elle était enveloppée d’un grand châle qui se gonflait un peu par-devant, comme si elle y dissimulait quelque chose.
— Eh là ! cria le douanier. Qu’est-ce que tu portes sous ton châle ? Elle ouvrit lentement son châle et lui répondit doucement :
Je ne sais pas encore, señor, si c’est une fille ou un garçon.  


Ce furent des journées glorieuses pour Presidio : un petit village isolé, d’une indescriptible désolation, quelques quinze baraques d’adobe éparpillées sans ordre le long du fleuve, au milieu des sables et des pierrailles. Le vieux Kleinmann, le commerçant allemand, se fit une fortune en vendant aux réfugiés et en approvisionnant l’armée fédérale, de l’autre côté du fleuve.

 Il avait trois superbes filles, qu’il gardait enfermées dans une mansarde de sa boutique, car toute une bande de Mexicains, vaqueros ardents et amoureux, attirés à des kilomètres à la ronde par la renommée des demoiselles, rôdaient alentour comme des chiens. Il passait la moitié de son temps à sa boutique à travailler dans l’angoisse, nu jusqu’à la ceinture ; l’autre moitié, il l’employait à courir dans tous les sens, un pistolet à la ceinture, pour éloigner les amoureux.

A toute heure du jour ou de la nuit, des essaims de soldats fédéraux désarmés traversaient le fleuve et venaient se presser dans la boutique et dans la salle de billard. Parmi eux circulaient des personnages sinistres, énigmatiques, qui se donnaient des airs importants ; c’étaient des agents secrets, tant des rebelles que des fédéraux. 

Tout autour, dans la pierraille, campaient des centaines de réfugiés misérables. La nuit, on ne pouvait pas faire un pas sans tomber sur un complot ou sur un contre-complot. Des gardes texans et des soldats des États-Unis rôdaient là-dedans, mais aussi des agents d’entreprises nord-américaines, qui essayaient de faire passer des consignes secrètes à leurs représentants à l’intérieur du Mexique.

À la poste, un certain Mackenzie, très en colère, trépignait. Il avait des lettres importantes à envoyer aux mines de l’ASARCO (American Smelting and Refining Co de Santa Eulalia). Indigné, il hurlait :

— Le vieux Mercado prétend ouvrir et lire toutes les lettres qui passent à travers ses lignes !
— Mais, lui fis-je remarquer : comme cela elles passeront ; n’est-ce pas le principal ?
— Ah oui ? Est-ce que vous croyez que l’ASARCO peut admettre que ses lettres soient ouvertes et lues par un sale pouilleux ? Empêcher une compagnie américaine d’envoyer une lettre confidentielle à ses employés, c’est un outrage inqualifiable !

Et il conclut avec simplicité :
— S’il ce n’est pas un motif d’intervention, alors qu’est-ce qu’il faut ?

http://classiques.uqac.ca/classiques/reed_john/mexique_insurge/mexique_insurge.pdf


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