samedi 18 mai 2019

" La Machine à explorer le temps " par H. G. Wells ( 1895 )


Je ne sais pas combien de temps je restai à regarder dans ce puits. Il me fallut un certain temps pour réussir à me persuader que ce que j’avais vu était quelque chose d’humain. 
Graduellement la vérité se fit jour : l’Homme n’était pas resté une espèce unique, mais il s’était différencié en deux animaux distincts ; je devinai que les gracieux enfants du monde supérieur n’étaient pas les seuls descendants de notre génération, mais que cet être blême, immonde, ténébreux, que j’avais aperçu, était aussi l’héritier des âges antérieurs.

L’EXPLORATEUR du Temps (car c’est ainsi que pour plus de commodité nous l’appellerons) nous exposait un mystérieux problème. Ses yeux gris et vifs étincelaient, et son visage, habituellement pâle, était rouge et animé. Dans la cheminée la flamme brûlait joyeusement et la lumière douce des lampes à incandescence, en forme de lis d’argent, se reflétait dans les bulles qui montaient brillantes dans nos verres. 

Nos fauteuils, dessinés d’après ses modèles, nous embrassaient et nous caressaient au lieu de se soumettre à regret à nos séants ; il régnait cette voluptueuse atmosphère d’après dîner où les pensées vagabondent gracieusement, libres des entraves de la précision. Et il nous expliqua la chose de cette façon – insistant sur certains points avec son index maigre – tandis que, renversés dans nos fauteuils, nous admirions son ardeur et son abondance d’idées pour soutenir ce que nous croyions alors un de ses nouveaux paradoxes.

« Suivez-moi bien. Il va me falloir discuter une ou deux idées qui sont universellement acceptées. Ainsi, par exemple, la géographie qu’on vous a enseignée dans vos classes est fondée sur un malentendu.
– Est-ce que ce n’est pas là entrer en matière avec une bien grosse question ? demanda Filby, raisonneur à la chevelure rousse.
– Je n’ai pas l’intention de vous demander d’accepter quoi que ce soit sans argument raisonnable. Vous admettrez bientôt tout ce que je veux de vous. Vous savez, n’est-ce pas, qu’une ligne mathématique, une ligne de dimension nulle, n’a pas d’existence réelle. On vous a enseigné cela ? De même pour un plan mathématique. Ces choses sont de simples abstractions.

– Parfait, dit le Psychologue.
– De même, un cube, n’ayant que longueur, largeur et épaisseur, peut-il avoir une existence réelle ?
– Ici, j’objecte, dit Filby ; certes, un corps solide existe. Toutes choses réelles…
– C’est ce que croient la plupart des gens. Mais attendez un peu. Est-ce qu’il peut exister un cube instantané ?
– Je n’y suis pas, dit Filby.
– Est-ce qu’un cube peut avoir une existence réelle sans durer pendant un espace de temps quelconque ? »

Filby devint pensif.
« Manifestement, continua l’Explorateur du Temps, tout corps réel doit s’étendre dans quatre directions. Il doit avoir Longueur, Largeur, Épaisseur, et… Durée. Mais par une infirmité naturelle de la chair, que je vous expliquerai dans un moment, nous inclinons à négliger ce fait. Il y a en réalité quatre dimensions : trois que nous appelons les trois plans de l’Espace, et une quatrième : le Temps. On tend cependant à établir une distinction factice entre les trois premières dimensions et la dernière, parce qu’il se trouve que nous ne prenons conscience de ce qui nous entoure que par intermittences, tandis que le temps s’écoule, du passé vers l’avenir, depuis le commencement jusqu’à la fin de votre vie.

– Ça, dit un très jeune homme qui faisait des efforts spasmodiques pour rallumer son cigare au-dessus de la lampe, ça… très clair… vraiment.
– Or, n’est-il pas remarquable que l’on néglige une telle vérité ? continua l’Explorateur du Temps avec un léger accès de bonne humeur. Voici ce que signifie réellement la Quatrième Dimension ; beaucoup de gens en parlent sans savoir ce qu’ils disent. Ce n’est qu’une autre manière d’envisager le Temps. Il n’y a aucune différence entre le Temps, Quatrième Dimension, et l’une quelconque des trois dimensions de l’Espace, sinon que notre conscience se meut avec elle. (...)

Aussi loin que je pouvais voir, le monde étalait la même exubérante richesse que la vallée de la Tamise. De chaque colline que je gravis, je pus voir la même abondance d’édifices splendides, infiniment variés de style et de manière ; les mêmes épais taillis de sapins, les mêmes arbres couverts de fleurs et les mêmes fougères géantes. Ici et là, de l’eau brillait comme de l’argent, et au-delà, la campagne s’étendait en bleues ondulations de collines et disparaissait au loin dans la sérénité du ciel. 

Un trait particulier, qui attira bientôt mon attention, fut la présence de certains puits circulaires, plusieurs, à ce qu’il me sembla, d’une très grande profondeur. L’un d’eux était situé auprès du sentier qui montait la colline, celui que j’avais suivi lors de ma première excursion. Comme les autres, il avait une margelle de bronze curieusement travaillé, et il était protégé de la pluie par une petite coupole. Assis sur le rebord de ces puits, et scrutant leur obscurité profonde, je ne pouvais voir aucun reflet d’eau, ni produire la moindre réflexion avec la flamme de mes allumettes.

 Mais dans tous j’entendis un certain son : un bruit sourd, par intervalles, comme les battements d’une énorme machine ; et d’après la direction de la flamme de mes allumettes, je découvris qu’un courant d’air régulier était établi dans les puits. En outre, je jetai dans l’orifice de l’un d’eux une feuille de papier, et au lieu de descendre lentement en voltigeant, elle fut immédiatement aspirée et je la perdis de vue. (...)

« Je dois avouer que la satisfaction que j’avais de ma première théorie d’une civilisation automatique et d’une humanité en décadence ne dura pas longtemps. Cependant, je n’en pouvais concevoir d’autre. Laissez-moi vous exposer mes difficultés. Les divers grands palais que j’avais explorés n’étaient que de simples résidences, de grandes salles à manger et d’immenses dortoirs.

Je ne pus trouver ni machines, ni matériel d’aucune sorte. Pourtant ces gens étaient vêtus de beaux tissus qu’il fallait bien renouveler de temps à autre, et leurs sandales, quoique sans ornements, étaient des spécimens assez complexes de travail métallique. D’une façon ou d’une autre, il fallait les fabriquer. Et ces petites créatures ne faisaient montre d’aucun vestige de tendances créatrices ; il n’y avait ni boutiques, ni ateliers. Ils passaient tout leur temps à jouer gentiment, à se baigner dans le fleuve, à se faire la cour d’une façon à demi badine, à manger des fruits et à dormir. Je ne pouvais me rendre compte de la manière dont tout cela durait et se maintenait.

« Mais revenons à la Machine du Temps ; quelqu’un, je ne savais qui, l’avait enfermée dans le piédestal creux du Sphinx Blanc. Pourquoi ?
« J’étais absolument incapable de l’imaginer, pas plus qu’il ne m’était possible de découvrir l’usage de ces puits sans eau et de ces colonnes de ventilation. Il me manquait là un fil conducteur. Je sentais… comment vous expliquer cela ? Supposez que vous trouviez une inscription, avec des phrases ici et là claires et écrites en excellent anglais, mais interpolées, d’autres faites de mots, de lettres même qui vous soient absolument inconnues ! Eh bien, le troisième jour de ma visite, c’est de cette manière que se présentait à moi le monde de l’an huit cent deux mil sept cent un.

« Ce jour-là aussi je me fis une amie – en quelque sorte. Comme je regardais quelques-uns de ces petits êtres se baigner dans une anse du fleuve, l’un d’entre eux fut pris de crampes et dériva au fil de l’eau. Le courant principal était assez tort, mais peu redoutable, même pour un nageur ordinaire. Vous aurez une idée de l’étrange indifférence de ces gens, quand je vous aurai dit qu’aucun d’eux ne fit le moindre effort pour aller au secours du petit être qui, en poussant de faibles cris, se noyait sous leurs yeux. Quand je m’en aperçus, je défis en hâte mes vêtements et, entrant dans le fleuve un peu plus bas, j’attrapai la pauvre créature et la ramenai sur la berge. 

Quelques vigoureuses frictions la ranimèrent bientôt et j’eus la satisfaction de la voir complètement remise avant que je ne parte. J’avais alors si peu d’estime pour ceux de son espèce que je n’espérais d’elle aucune gratitude. Cette fois, cependant, j’avais tort.  

« Cela s’était passé le matin ; l’après-midi, au retour d’une exploration, je revis la petite créature, une femme à ce que je pouvais croire, et elle me reçut avec des cris de joie et m’offrit une guirlande de fleurs, évidemment faite à mon intention. Je fus touché de cette attention. Je m’étais senti quelque peu isolé, et je fis de mon mieux pour témoigner combien j’appréciais le don. Bientôt nous fûmes assis sous un bosquet et engagés dans une conversation, composée surtout de sourires. Les témoignages d’amitié de la petite créature m’affectaient exactement comme l’auraient fait ceux d’un enfant. 

Nous nous présentions des fleurs et elle me baisait les mains. Je baisais aussi les siennes. Puis j’essayai de converser et je sus qu’elle s’appelait Weena, nom qui me sembla suffisamment approprié, encore que je n’eusse la moindre idée de sa signification. Ce fut là le commencement d’une étrange amitié qui dura une semaine et se termina comme je vous le dirai. (...)

« Enfin, par un matin très chaud – le quatrième, je crois –, comme je cherchais à m’abriter de la chaleur et de la forte lumière dans quelque ruine colossale, auprès du grand édifice où je mangeais et dormais, il arriva cette chose étrange : grimpant parmi ces amas de maçonnerie, je découvris une étroite galerie, dont l’extrémité et les ouvertures latérales étaient obstruées par des monceaux de pierres éboulées. À cause du contraste de la lumière éblouissante du dehors, elle me parut tout d’abord impénétrablement obscure. J’y pénétrai en tâtonnant, car le brusque passage de la clarté à l’obscurité faisait voltiger devant mes yeux des taches de couleur. Tout à coup, je m’arrêtai stupéfait. Une paire d’yeux, lumineux à cause de la réflexion de la lumière extérieure, m’observait dans les ténèbres.

« La vieille et instinctive terreur des bêtes sauvages me revint. Je serrai les poings et fixai fermement les yeux étincelants. Puis, la pensée de l’absolue sécurité dans laquelle l’humanité paraissait vivre me revint à l’esprit, et je me remémorai aussi son étrange effroi de l’obscurité. Surmontant jusqu’à un certain point mon appréhension, j’avançai d’un pas et parlai. J’avoue que ma voix était dure et mal assurée. J’étendis la main et touchai quelque chose de doux. Immédiatement les yeux se détournèrent et quelque chose de blanc s’enfuit en me frôlant. 

Je me retournai, la gorge sèche, et vis traverser en courant l’espace éclairé une petite forme bizarre, rappelant le singe, la tête renversée en arrière d’une façon assez drôle. Elle se heurta contre un bloc de granit, chancela, et disparut bientôt dans l’ombre épaisse que faisait un monceau de maçonnerie en ruine.

« L’impression que j’eus de cet être fut naturellement imparfaite ; mais je pus remarquer qu’il était d’un blanc terne et avait de grands yeux étranges d’un gris rougeâtre, et aussi qu’il portait, tombant sur les épaules, une longue chevelure blonde. Mais, comme je l’ai dit, il allait trop vite pour que je pusse le voir distinctement. Je ne peux même pas dire s’il courait à quatre pattes ou seulement en tenant ses membres supérieurs très bas. Après un moment d’arrêt, je le suivis dans le second monceau de ruines. 

Je ne pus d’abord le trouver ; mais après m’être habitué à l’obscurité profonde, je découvris, à demi obstruée par un pilier renversé, une de ces ouvertures rondes en forme de puits dont je vous ai dit déjà quelques mots. Une pensée soudaine me vint. Est-ce que mon animal avait disparu par ce chemin ? Je craquai une allumette et, me penchant au-dessus du puits, je vis s’agiter une petite créature blanche qui, en se retirant, me regardait fixement de ses larges yeux brillants. Cela me fit frissonner. 

Cet être avait tellement l’air d’une araignée humaine ! Il descendait au long de la paroi et je vis alors, pour la première fois, une série de barreaux et de poignées de métal qui formaient une sorte d’échelle s’enfonçant dans le puits. À ce moment l’allumette me brûla les doigts, je la lâchai et elle s’éteignit en tombant ; lorsque j’en eus allumé une autre, le petit monstre avait disparu.

« Je ne sais pas combien de temps je restai à regarder dans ce puits. Il me fallut un certain temps pour réussir à me persuader que ce que j’avais vu était quelque chose d’humain. Graduellement la vérité se fit jour : l’Homme n’était pas resté une espèce unique, mais il s’était différencié en deux animaux distincts ; je devinai que les gracieux enfants du monde supérieur n’étaient pas les seuls descendants de notre génération, mais que cet être blême, immonde, ténébreux, que j’avais aperçu, était aussi l’héritier des âges antérieurs. (...)

« J’étais dans une agonie d’inquiétude. Je pensai vaguement à regrimper et à laisser tranquille le monde souterrain. Mais même pendant que je retournais cette idée dans mon esprit, je continuais de descendre. Enfin, avec un immense soulagement, j’aperçus vaguement, à quelque distance à ma droite dans la paroi, une ouverture exiguë. Je m’y introduisis et trouvai que c’était l’orifice d’un étroit tunnel horizontal, dans lequel je pouvais m’étendre et reposer. Ce n’était pas trop tôt. Mes bras étaient endoloris, mon dos courbatu, et je frissonnais de la terreur prolongée d’une chute. De plus, l’obscurité ininterrompue avait eu sur mes yeux un effet douloureux. L’air était plein du halètement des machines pompant l’air au bas du puits.

« Je ne sais pas combien de temps je restai étendu là. Je fus éveillé par le contact d’une main molle qui se promenait sur ma figure. Je cherchai vivement mes allumettes et précipitamment en craquai une, ce qui me permit de voir, penchés sur moi, trois êtres livides, semblables à ceux que j’avais vus sur terre dans les ruines, et qui s’enfuirent en hâte devant la lumière. 

Vivant comme ils le faisaient, dans ce qui me paraissait d’impénétrables ténèbres, leurs yeux étaient anormalement grands et sensibles, comme le sont ceux des poissons des grandes profondeurs, et ils réfléchissaient la lumière de la même façon. Je fus persuadé qu’ils pouvaient me voir dans cette profonde obscurité, et ils ne semblèrent pas avoir peur de moi, à part leur crainte de la lumière. Mais aussitôt que je craquai une allumette pour tâcher de les apercevoir, ils s’enfuirent incontinent et disparurent dans de sombres chenaux et tunnels, d’où leurs yeux me fixaient de la façon la plus étrange.

« J’essayai de les appeler, mais le langage qu’ils parlaient était apparemment différent de celui des gens d’au-dessus ; de sorte que je fus absolument laissé à mes seuls efforts, et la pensée d’une fuite immédiate s’empara tout de suite de mon esprit. « Tu es ici maintenant pour savoir ce qui s’y passe », me dis-je alors, et je m’avançai à tâtons dans le tunnel, tandis que grandissait le bruit des machines. Bientôt je ne pus plus sentir les parois et j’arrivai à un espace plus large ; craquant une allumette, je vis que j’étais entré dans une vaste caverne voûtée, qui s’étendait dans les profondeurs des ténèbres au-delà de la portée de la lueur de mon allumette. J’en vis autant que l’on peut en voir pendant le court instant où brûle une allumette.

« Nécessairement, ce que je me rappelle reste vague. De grandes formes comme d’énormes machines surgissaient des ténèbres et projetaient de fantastiques ombres noires, dans lesquelles les Morlocks, comme de ternes spectres, s’abritaient de la lumière. L’atmosphère, par parenthèse, était lourde et étouffante et de fades émanations de sang fraîchement répandu flottaient dans l’air. Un peu plus bas, vers le centre, j’apercevais une petite table de métal blanchâtre, sur laquelle semblait être servi un repas. 

Les Morlocks, en tout cas, étaient carnivores ! À ce moment-là même, je me rappelle m’être demandé quel grand animal pouvait avoir survécu pour fournir la grosse pièce saignante que je voyais. Tout cela était fort peu distinct : l’odeur suffocante, les grandes formes sans signification, les êtres immondes aux aguets dans l’ombre et n’attendant que le retour de l’obscurité pour revenir sur moi ! Alors l’allumette s’éteignit, me brûla les doigts et tomba, tache rouge rayant les ténèbres.

« J’ai pensé depuis que j’étais particulièrement mal équipé pour une telle expérience. Quand je m’étais mis en route avec la Machine, j’étais parti avec l’absurde supposition que les humains de l’avenir devaient certainement être infiniment supérieurs à nous. J’étais venu sans armes, sans remèdes, sans rien à fumer – parfois le tabac me manquait terriblement – et je n’avais même pas assez d’allumettes.

 Si seulement j’avais pensé à un appareil photographique pour prendre un instantané de ce Monde Souterrain, afin de pouvoir l’examiner plus tard à loisir ! Mais quoi qu’il en soit, j’étais là avec les seules armes et les seules ressources dont m’a doué la nature – des mains, des pieds et des dents ; plus quatre allumettes suédoises qui me restaient encore. (...)

Ses yeux s’arrêtèrent avec une interrogation muette sur les fleurs blanches, fanées, qu’il avait jetées sur la petite table. Puis il regarda le dessus de celle de ses mains qui tenait sa pipe, et je remarquai qu’il examinait quelques cicatrices à moitié guéries, aux jointures de ses doigts.
Le Docteur se leva, vint vers la lampe et examina les fleurs.
« Le pistil est curieux », dit-il.

Le Psychologue se pencha aussi pour voir et étendit le bras pour atteindre l’autre spécimen.
« Diable ! mais il est une heure moins le quart, dit le Journaliste. Comment vais-je faire pour rentrer chez moi ?
– Il y a des voitures à la station, dit le Psychologue.
– C’est extrêmement curieux, dit le Docteur, mais j’ignore certainement à quel genre ces fleurs appartiennent. Puis-je les garder ? »

L’Explorateur hésita, puis soudain :
« Non certes !
– Où les avez-vous eues réellement ? » demanda le Docteur.
L’Explorateur porta la main à son front, et il parla comme quelqu’un qui cherche à retenir une idée qui lui échappe.
« Elles furent mises dans ma poche par Weena, pendant mon voyage. » (...)

Au moment où j’avais la main sur la poignée de la porte, j’entendis une exclamation bizarrement inachevée, un cliquetis et un coup sourd. Une rafale d’air tourbillonna autour de moi, comme je poussais la porte, et de l’intérieur vint un bruit de verre cassé tombant sur le plancher. Mon voyageur n’était pas là. 

Il me sembla pendant un moment apercevoir une forme fantomatique et indistincte, assise dans une masse tourbillonnante, noire et jaune, – une forme si transparente que la table derrière elle, avec ses feuilles de dessin, était absolument distincte : mais cette fantasmagorie s’évanouit pendant que je me frottais les yeux. La Machine aussi était partie. À part un reste de poussière en mouvement, l’autre extrémité du laboratoire était vide. Un panneau du châssis vitré venait apparemment d’être renversé.

Je fus pris d’une terreur irraisonnée. Je sentais qu’une chose étrange s’était passée, et je ne pouvais pour l’instant distinguer quelle chose étrange. Tandis que je restais là, interdit, la porte du jardin s’ouvrit et le domestique parut. Nous nous regardâmes, et les idées me revinrent.
« Est-ce que votre maître est sorti par là ? dis-je.
– Non, monsieur, personne n’est sorti par là. Je croyais trouver monsieur ici. »

Alors je compris. Au risque de désappointer Richardson, j’attendis le retour de mon ami, j’attendis le second récit, peut-être plus étrange encore, et les spécimens et les photographies qu’il rapporterait sûrement. Mais je commence à craindre maintenant qu’il ne me faille attendre toute la vie. L’Explorateur du temps disparut il y a trois ans, et, comme tout le monde le sait maintenant, il n’est jamais revenu.

ON ne peut s’empêcher de faire des conjectures. Reviendra-t-il jamais ? Il se peut qu’il se soit aventuré dans le passé et soit tombé parmi les sauvages chevelus et buveurs de sang de l’âge de pierre ; dans les abîmes de la mer crétacée ; ou parmi les sauriens gigantesques, les immenses reptiles de l’époque jurassique. Il est peut-être maintenant – si je puis employer cette phrase – en train d’errer sur quelque écueil oolithique peuplé de plésiosaures, ou aux bords désolés des mers salines de l’âge triasique. 

Ou bien, alla-t-il vers l’avenir, vers des âges prochains, dans lesquels les hommes sont encore des hommes, mais où les énigmes de notre époque et ses problèmes pénibles sont résolus ? Dans la maturité de la race : car, pour ma propre part, je ne puis croire que ces récentes périodes de timides expérimentations, de théories fragmentaires et de discorde mutuelle soient le point culminant où doive atteindre l’homme. Je dis : pour ma propre part. 

Lui, je le sais – car la question avait été débattue entre nous longtemps avant qu’il inventât sa Machine –, avait des idées décourageantes sur le Progrès de l’Humanité, et il ne voyait dans les successives transformations de la civilisation qu’un entassement absurde destiné, à la fin, à retomber et à détruire ceux qui l’avaient construite. S’il en est ainsi, il nous reste de vivre comme s’il en était autrement. Mais pour moi, l’avenir est encore obscur et vide ; il est une vaste ignorance, éclairée, à quelques endroits accidentels, par le souvenir de son récit. 

Et j’ai conservé, pour mon réconfort, deux étranges fleurs blanches – recroquevillées maintenant, brunies, sèches et fragiles –, pour témoigner que lorsque l’intelligence et la force eurent disparu, la gratitude et une tendresse mutuelle survécurent encore dans le cœur de l’homme et de la femme.


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