Pays d’octobre...
... ce pays où l’on va toujours vers l’arrière-saison. Ce pays où les collines sont de brouillards et où les rivières sont de brumes, où les midis disparaissent vite, où l’ombre et les crépuscules s’attardent, où les minuits demeurent. Ce pays composé essentiellement de caves, de cryptes sous les caves, de soutes à charbon, de cabinets, de mansardes, de placards et d'offices tournés à l’opposé du soleil.
Ce pays dont les gens sont gens d’automne, ne pensent que des pensées automnales. Dont les habitants, quand ils passent la nuit dans les avenues vides, y font un bruit qui évoque la pluie...
M. Spallner mit ses mains sur sa figure.
Il y avait le sentiment de mouvement dans l'espace, le cri magnifiquement torturé, l’impact, et la chute de la voiture avec le mur, à travers le mur, soulevée, retournée et retombant comme un jouet, — et lui, projeté au-dehors. Et puis, le silence.
La foule arriva en courant. Indistinctement, couché là, il les entendait courir. Il pouvait deviner leurs âges et leurs tailles, par le bruit de leurs nombreux pieds sur l’herbe d’été, sur les dalles du trottoir et sur l’asphalte de la chaussée, et choisissant leur passage parmi les briques écroulées jusqu’à l’endroit où sa voiture renversée demeurait suspendue à demi dans le ciel nocturne, les roues tournant toujours dans un absurde mouvement centrifuge.
D’où cette foule venait, il ne le savait pas. Il lutta pour demeurer conscient, et les visages de la foule se refermèrent sur lui, inclinés au-dessus de lui comme les grandes feuilles brillantes d’arbres penchés. Ils formaient au-dessus de son corps un cercle mobile, glissant, changeant, serré, — baissés vers lui, regardant, regardant, supputant d’après son visage la durée de sa vie ou de sa mort, considérant sa figure comme un cadran lunaire, et la lune projetait sur sa joue l’ombre de son nez, pour indiquer le temps qu’il lui restait à respirer ou le moment de ne respirer jamais plus.
« Combien rapidement se forme une foule ! » pensait-il.
« Elle surgit comme l’iris d’un œil soudain condensé de nulle part. »
Une sirène. Une voix de policier. Un déplacement. Du sang lui coulant au coin des lèvres cependant qu’on le transportait dans une ambulance. Quelqu’un dit : « Est-il... est-il mort ? » Et quelqu'un d'autre dit : « Non, il n’est pas mort. » Et une troisième personne dit : « Il ne va pas mourir. » Et il vit les visages de la foule au-delà de lui, dans la nuit, et il sut par leur expression qu’en effet il ne mourrait pas. Et cela, c'était étrange.
Il vit un visage de jeune homme, mince, pâle, alerte : l'homme avala, se mordit les lèvres, semblant avoir très mal au cœur. Il y avait aussi une petite femme aux cheveux très roux, avec trop de rouge sur les joues, avec trop de rouge sur les lèvres. Et un petit garçon plein de taches de rousseur. D’autres visages. Un vieil homme à la lèvre supérieure toute fripée. Une vieille femme avec un nævus gris sur le menton. Ils venaient tous — d'où ? — Des maisons, des voitures, des allées, des alentours immédiats et du monde ébranlé par l’accident. Hors des allées et hors des hôtels, hors des tramways et des bus et apparemment hors de rien du tout. Mais ils étaient venus.
La foule le regardait et il regarda la foule et il n'aima pas du tout ces gens-là. Il y avait en eux quelque chose de mauvais, d'erroné, d’injuste. Ils étaient bien pires que cet événement mécanique qui venait de le blesser.
Les portes de l'ambulance claquèrent. A travers les fenêtres, il vit la foule qui regardait à l'intérieur, qui regardait à l’intérieur. Cette foule qui arrivait toujours si vite, si étrangement vite, pour former un cercle, pour épier, pour sonder, pour enquêter, pour bâiller, pour questionner, pour désigner, pour troubler, pour gâcher l’intimité d’une agonie par ses curiosités avouées.
L'ambulance s'éloigna. Il s’affala en arrière et leurs visages continuèrent à le regarder en pleine figure bien qu’il eût les yeux fermés.
Les roues de la voiture renversée tournèrent dans son esprit pendant des jours. Une roue, quatre roues, tournant et vibrant, tournant et ronflant, tournant, tournant, tournant. Il savait que ça n’allait pas. Que son accident n’était pas normal. Que quelque chose n’allait pas dans cette histoire de roues et de pieds qui couraient, et de curiosité. Les visages de la foule se mêlaient, se mélangeaient, et tournoyaient dans la folle rotation des roues.
Il s’éveilla.
Soleil. Salle d’hôpital. Une main tâtant son pouls.
— Comment vous sentez-vous ? » questionna le docteur.
Les roues s'évanouirent. M. Spallner regarda autour de lui.
Il essayait de trouver des mots. A propos de l’accident :
—Docteur ?
— Oui ?
— Cette foule, c’était hier soir ?
— Il y a deux jours. Vous êtes ici depuis jeudi. Mais vous allez bien à présent. Vous vous en tirez le mieux possible. N’essayez pas de vous lever.
— Cette foule. Quelque chose aussi à propos des roues. Est-ce que les accidents rendent les gens quelque peu... dingos ?
— Quelquefois, de façon toute temporaire.
Il restait là, allongé, les yeux levés vers le médecin :
— Arrive-t-il que cela décale... le sens du temps... de la durée ?
— La panique, quelquefois.
— Fait prendre une minute pour une heure, ou, peut-être, fait qu’une heure ne semble qu'une minute ?
— Oui.
— Alors... permettez que je vous raconte...
Il sentait le lit sous son corps, le soleil sur son visage.
— Vous allez croire que je suis fou. Je conduisais trop vite je le sais. Maintenant, bien sûr, je le regrette. Je suis monté sur le trottoir et j’ai enfoncé ce mur. J’étais blessé et à demi assommé, je sais. Mais tout de même, je me rappelle les choses. Surtout — la foule.
Il s’interrompit un moment puis décida de continuer, car il venait de découvrir ce qui le tracassait.
— La foule est arrivée là beaucoup trop vite. Trente secondes après le choc, ils étaient tous penchés sur moi, à me dévisager... Ce n’est pas normal que, si tard dans la nuit, ils courent si vite...
— Vous croyez que cela n’a duré que trente seconde », dit le docteur. « Il y eut probablement deux ou trois minutes. Vos sens... »
— Vouais ! Je sais... mes sens... l’accident... Mais j’étais conscient. Je me rappelle une chose qui rassemble tout et fait que c’est très bizarre, Seigneur ! bizarre et salement drôle ! Les roues de ma voiture, de ma voiture sens dessus-dessous. Les roues tournaient toujours quand la foule est arrivée.
Le docteur sourit.
L’homme couché insista :
— J’en suis positivement sûr, docteur ! Les roues tournaient et tournaient vite — les roues de devant ! Les roues ne tournent pas très longtemps, le frottement les ralentit, les arrête. Et celles-là tournaient très réellement.
— Vos souvenirs sont troublés », dit le médecin.
— Je ne mélange rien. La rue était vide. Pas une âme en vue. Et puis l'accident. Et les roues qui n’avaient pas fini de tourner. Et toutes ces figures au-dessus de moi, arrivées en moins que rien. Et à la façon dont tous me regardaient, je savais que je n’allais pas mourir...
— Simple ébranlement nerveux. Simple choc, dit le médecin, qui s’éloigna dans le soleil. (...)
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