Il était une fois – vers 1317 après J.-C. pour être plus précis – une jeune comtesse, en outre belle, veuve et riche, qui habitait un merveilleux château, entouré de merveilleux jardins, au sommet d’une colline qui dominait le Rhône et d’où l’on avait une vue grandiose sur Avignon, cité à demi sainte depuis que le pape, par la volonté du roi Philippe le Bel, était contraint d’y habiter.
La jeune comtesse s’appelait Isabeau de Rocadour. J’ai dit qu’elle était belle, et elle l’était car, dans ces pays d’oc où les poètes étaient aussi nombreux qu’herbes au bord du chemin, on comparait sa chevelure d’un noir bleuté au plus beau morceau d’une nuit d’été, ses yeux à des fragments d’étoiles, sa bouche à une framboise fraîche cueillie et sa peau au plus précieux satin d’Orient ;
veuve parce que son mari, Adrian de Rocadour, vieux assez pour être son aïeul, était mort deux ans plus tôt, non d’un haut fait d’armes accompli au service de sa dame, mais d’une vulgaire chute de cheval ; riche parce qu’en mourant Adrian lui avait laissé d’opulentes terres englobant toutes les collines et plaines jusqu’au-delà de l’horizon, des milliers de serfs, dix châteaux et des trésors que ses ancêtres, plus avides de rapines que de sainteté, avaient ramenés de Palestine.
Tout d’abord, pour sacrifier à la tradition, Isabeau avait pleuré son époux, et on avait comparé ses larmes aux perles de l’océan, et ses vêtements de deuil avaient été les plus beaux vêtements de deuil qu’on avait vus de mémoire d’homme. Puis Isabeau s’était consolée, parce qu’il y avait ce soleil lumineux comme la joie elle-même, toutes ces belles choses qui l’entouraient, ces troubadours qui n’avaient pas assez de mots pour lui dire qu’elle était la plus belle – et surtout parce qu’elle avait vingt ans. (...)
Cet après-midi-là, donc, Yoland de Montalde avait demandé, pour la centième fois peut-être, à la belle Isabeau d’unir ses jours aux siens. La comtesse n’avait pas répondu tout de suite, se contentant de boire un peu de liqueur de miel qu’un jeune page leur avait servie dans des coupes de vermeil ornées d’émaux, travail d’un célèbre orfèvre siennois.
— Ne seriez-vous pas heureuse en mon voisinage, gente amie ? avait interrogé Yoland, le genou en terre. Isabeau avait hoché la tête, pour répondre de cette voix si belle qu’elle faisait croire que tous les rossignols se mettaient à chanter – du moins les poètes l’affirmaient :
— Certes, Yoland, vous êtes le plus gentil seigneur qu’on puisse voir en terre occitane, et bien des damoiselles envieraient moult l’honneur que vous me faites en m’offrant votre nom. Vous êtes brave, fort et féal, et pourtant…
— Pourtant ? fit Yoland en fronçant les sourcils.
— Pourtant, reprit Isabeau, il y aura toujours quelque chose qui manquera à mon bonheur…
— Dites, jeta de Montalde d’un ton décidé, et je vous l’apporterai.
Elle hésita. Fallait-il définitivement le décourager ou lui laisser une chance ? Elle décida de lui laisser cette chance, mais en lui demandant l’impossible.
— Vous savez que j’aime les roses, dit-elle.
— Comment ne le saurais-je pas ? Il y en a tant en ce jardin !
— J’aimerais avoir une rose qui jamais ne se fanerait. Une rose enchantée !
Il se redressa, pour demander, en proie à un espoir insensé :
— Et si je vous l’apporte, cette rose enchantée, accepteriez-vous d’être mienne ?
Elle le regarda droit dans les yeux, puis elle baissa la tête comme si elle voulait voir au fond de sa coupe, et elle murmura :
— Oui, gentil seigneur, je serais vôtre. (...)
Yoland se moquait pas mal des coupeurs de bourses ! Un seul homme – mais était-ce bien un homme ? — pouvait l’aider à remplir le vœu qu’il avait fait à Isabeau, et c’était chez cet homme qu’il se rendait.
— Nous allons chez Zanhédrin, dit-il.
Dans la pénombre, le valet sursauta.
— Chez Zanhédrin le Juif ? interrogea-t-il d’une voix blanche. Mais c’est le diable !
— Le diable ? ricana Yoland.
Tout en parlant, cependant, il portait la main à l’épée pendue à l’arçon de sa selle et qui, sous le cristal de roche enchâssé dans son pommeau, portait une relique bénie à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Zanhédrin le Juif était considéré comme un grand magicien, expert en sortilèges, capable de lire dans le futur comme dans le passé, de tuer à distance, de faire le mal comme le bien. Tous, petits et grands, avaient recours à lui, tant pour connaître leur avenir que pour la confection des philtres d’amour… ou de mort. On disait que le grand hibou noir perché sans cesse sur le haut dossier de la cathèdre, dans laquelle il trônait pour donner consultation, était le propre fils de Belzébuth. Et la rumeur populaire affirmait que si Zanhédrin n’avait pas encore été mené au bûcher, c’était parce que, le pape Jean lui-même…(...)
Zanhédrin ne put s’empêcher de sourire, en pensant : « Les Terriens sont bien naïfs, qui prennent pour magie ce qui, pour moi, n’est que science ! »
Venu il y avait bien des années d’une lointaine planète possédant un haut degré de civilisation, et d’où il avait été banni, il s’était installé sur ce monde encore en pleine barbarie, afin de profiter de la crédulité de ses habitants. Comme ses traits, ainsi d’ailleurs que ceux de tous les natifs de la planète dont il venait, comme ses traits donc possédaient des caractères sémitiques poussés jusqu’à la caricature, il avait pris le nom de Zanhédrin, alors qu’en réalité il s’appelait Az-Azal, de Noor, – Noor étant le nom du monde d’où il venait – et tout naturellement les Terriens l’avaient surnommé « le Juif ». Il était donc devenu Zanhédrin le Juif, Zanhédrin le Magicien.
— Votre Seigneurie aura cette rose, laissa-t-il tomber. Mais il lui faudra me donner beaucoup d’or. Beaucoup d’or ! (...)
S’écartant, Zanhédrin déclara, en se tournant vers son visiteur :
— Mon miroir magique va vous montrer la rose enchantée.
Sur l’écran, une image apparut, floue et grise tout d’abord, puis elle se précisa, prit des couleurs, devint d’une parfaite netteté. Elle représentait une sorte de vaste coupole transparente qui, pour Yoland, parut être du verre – en réalité, il s’agissait de matière plastique translucide – et que soutenaient une demi-douzaine de piliers taillés également dans une matière transparente. Au centre de la coupole, qui aurait pu passer pour un temple et dont le sol nu était pavé de mosaïque, un rosier était planté dans un rond de terre meuble qu’entouraient toutes sortes d’offrandes : collier de verroterie, fleurs tressées, tissus brodés de couleurs vives. Un seul rosier, avec une seule rose. Une rose d’une beauté sans pareille, grande, dure et fraîche et dont la teinte brillait d’un éclat lumineux. Assurément, Isabeau de Rocadour n’en n’avait pas de semblable dans ses jardins et, si elle l’avait aperçue, elle n’eût eu qu’une pensée : la posséder !
— Es-tu certain que cette fleur soit magique, sorcier, interrogea Yoland, que jamais elle ne se fane ?
— J’en suis assuré, Votre Seigneurie. (...)
« Où suis-je donc ? » se demanda Yoland.
Comment aurait-il pu se répondre à lui-même ? Comment aurait-il pu supposer que, grâce aux pouvoirs « magiques » de Zanhédrin, il venait de faire un bond en avant de deux millénaires environ-dans le Temps, et qu’il se trouvait en l’année 3322, au cœur de New York – à présent Niviork – cette cité qui avait été le centre du monde et qui, à présent, à la suite d’une catastrophe atomique, n’était plus que décombres.
Instinctivement, Yoland reporta ses regards vers le temple transparent, au-dessus de lui. Une lumière rose en émanait, une lumière de la couleur de la fleur qu’il était venu chercher. Et il comprit que Zanhédrin ne l’avait pas trompé, qu’il touchait au but. (...)
Il retrouvait tout identique à l’image que le « miroir » de Zanhédrin lui avait offert : le pavement mosaïque et nu avec, au centre, dans un rond de terre, le rosier et son unique rose.
Très lentement, il s’approcha du végétal et, se penchant, il contempla la fleur. Elle était vraiment fort belle, serrée, compacte, avec des pétales pareils à du satin, et sa couleur rappelait celle que jettent les premiers rayons du soleil dans l’air pur de l’aube.
C’est alors qu’un étrange phénomène se produisit. Yoland eut l’impression que la rose lui parlait, bien qu’il n’entendît aucune voix. Elle disait :
— Ne m’arrachez pas à cet endroit… Je suis dieu ici… Par pitié, ne m’arrachez pas à cet endroit…
Le chevalier eut un mouvement de recul. Une fleur qui parlait ou qui, tout au moins, communiquait ses pensées – en supposant qu’une fleur puisse penser –, cela n’avait jamais été imaginé, sauf peut-être dans les allégories. Mais, en même temps, cela lui donnait la certitude que ce n’était pas là une rose comme les autres, que c’était réellement une rose enchantée. (...)
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