mercredi 29 mai 2019

" LA MAL-MESURE DE L’HOMME" par Stephen Jay-Gould

Les propos de Glaucon étaient prophétiques. C’est la même histoire, colportée sous des versions différentes, à laquelle on croit depuis. La justification de la classification des groupes suivant leurs mérites a changé selon les courants de l’histoire occidentale.

 Platon s’est appuyé sur la dialectique, l’Église sur le dogme. Depuis deux siècles, ce sont les thèses scientifiques qui jouent le rôle principal dans la survie du mythe de Platon.

Les métaux ont aujourd’hui cédé la place aux gènes, mais l’argument de base ne s’est pas modifié : les rôles sociaux et économiques reflètent exactement la construction innée des individus. Un aspect de la stratégie intellectuelle a changé cependant : Socrate savait qu’il mentait.

Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions.
Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.

Les citoyens de la République devaient, selon Socrate, être élevés et classés d’après leurs mérites en trois classes : les dirigeants, les auxiliaires et les artisans. Une société stable exige que ces rangs soient respectés et que les citoyens acceptent le statut qui leur a été attribué. Mais comment s’assurer de cet accord ? 

Socrate, dans l’incapacité d’avancer un raisonnement logique, invente un mythe. Avec quelque gêne, il dit à Glaçon :

Eh bien ! Je vais parler. Je ne sais cependant pas comment te regarder en face ni en quels termes je m’exprimerai […] : « En fin de compte, dirai-je aux citoyens que j’entreprendrai de persuader, ces principes d’éducation et d’instruction dont vous avez été pourvus par nous, c’était une manière de rêve […] tandis que la vérité est que, en ce temps-là, vous étiez façonnés et élevés dans les profondeurs souterraines. »

« Ce n’est pas pour rien, s’écria Glaucon, atterré, que depuis longtemps tu rougissais de recourir au mensonge dans ton langage ! »
— « Et entièrement à bon droit ! repartit Socrate, mais ce n’est pas fini, écoute encore le reste de l’histoire. »

Vous tous qui faites partie de la Cité (voilà ce que nous déclarerons, en leur contant cette histoire), c’est entendu désormais, vous êtes frères ! Mais le Dieu qui vous façonne en produisant ceux d’entre vous qui sont faits pour commander, a mêlé de l’or à leur substance, ce qui explique qu’ils soient au rang le plus honorable ; de l’argent, chez ceux qui sont faits pour servir d’auxiliaires ; du fer et du bronze, dans les cultivateurs et dans les hommes de métier en général. 

En conséquence, puisque entre vous tous il y a communauté d’origine, il est probable que généralement vous engendrerez des enfants à votre propre ressemblance […]. Attendu qu’un oracle prédit la ruine totale de l’État, le jour où ce sera le gardien de fer ou celui de bronze qui le gardera ! Or, cette histoire, possèdes-tu quelque moyen de faire qu’on y croie ?

« Pas le moindre moyen, répondit Glaucon, du moins pour la génération actuelle. Je le posséderais cependant, s’il s’agissait de leurs fils, de la postérité de ceux-ci, enfin de toute l’humanité future ! »

Les propos de Glaucon étaient prophétiques. C’est la même histoire, colportée sous des versions différentes, à laquelle on croit depuis. La justification de la classification des groupes suivant leurs mérites a changé selon les courants de l’histoire occidentale. Platon s’est appuyé sur la dialectique, l’Église sur le dogme. Depuis deux siècles, ce sont les thèses scientifiques qui jouent le rôle principal dans la survie du mythe de Platon.

Ce livre traite de la version scientifique du récit de Platon. On peut en résumer la philosophie générale sous le terme de déterminisme biologique. Selon cette doctrine, les normes de comportement des groupes humains et les différences économiques et sociales entre eux – en premier lieu, les races, les classes et les sexes – sont issues de distinctions héritées, innées, et que la société, en ce sens, est bien un exact reflet de la biologie. 

Ce livre présente, dans une perspective historique, un des thèmes principaux du déterminisme biologique : l’estimation de la valeur des individus et des groupes par la mesure de l’intelligence en tant qu’entité séparée et quantifiable. Deux sources principales de données sont venues tour à tour étayer cette argumentation : la craniométrie et certains modes d’utilisation des tests psychologiques.

Les métaux ont aujourd’hui cédé la place aux gènes, mais l’argument de base ne s’est pas modifié : les rôles sociaux et économiques reflètent exactement la construction innée des individus. Un aspect de la stratégie intellectuelle a changé cependant : Socrate savait qu’il mentait.

Les déterministes se sont souvent servis du prestige de la science comme d’une connaissance objective, libre de toute influence sociale et politique. Ils se sont décrits eux-mêmes comme des propagateurs de la pure vérité et ont présenté leurs adversaires comme des idéologues à la sensiblerie déplacée et des utopistes prenant leurs désirs pour des réalités. Louis Agassiz (1850, p. 111) en défendant sa thèse qui faisait des Noirs une race séparée, écrivait : « Les naturalistes ont le droit de considérer les questions que posent les rapports physiques des hommes comme de simples questions scientifiques et de les étudier sans référence à la politique ou à la religion. »

 Carl C. Brigham (1923), préconisant le refoulement des immigrants de l’Europe du Sud et de l’Est ayant obtenu de faibles résultats aux prétendus tests d’intelligence innée, déclara : « Les mesures qui devraient être prises pour préserver ou augmenter notre présente capacité intellectuelle doivent être bien évidemment dictées par la science et non par des considérations politiques. » 

Cyril Burt, mettant en avant des données truquées dressées par ce personnage inventé qu’était Mme J. Conway, se plaignait que les doutes sur la base génétique du QI « semblaient reposer plus sur les idéaux sociaux ou les préférences subjectives des adversaires que sur l’examen direct des preuves étayant la thèse opposée » (in Conway, 1959, p. 15).

Les groupes au pouvoir trouvant dans le déterminisme biologique une utilité évidente, on pourrait excuser celui qui suspecte cette théorie d’éclore également dans un contexte politique, en dépit des dénégations citées plus haut. Après tout, si le statu quo est un prolongement de la nature, tout changement majeur, si tant est qu’il est possible, doit imposer un coût énorme – psychologique pour les individus, économique pour la société – car il oblige les gens à adopter des arrangements contre nature. 

Dans un livre qui marqua son époque, An American Dilemma(1944), le sociologue suédois Gunnar Myrdal commenta l’influence grandissante exercée par les arguments biologiques et médicaux sur la nature humaine : « On les a associés aux États-Unis, comme dans le reste du monde, à des idéologies conservatrices et même réactionnaires. Sous leur longue hégémonie, on a eu tendance à admettre sans se poser de questions qu’il existait une relation biologique de cause à effet et à n’accepter les explications d’ordre social que sous la contrainte de preuves irréfutables. Dans le domaine politique, cette tendance a favorisé les décisions attentistes. »

 Comme Condorcet le disait il y a longtemps, beaucoup plus brièvement : ils « rendent la nature complice du crime d’inégalité politique ».
Ce livre cherche tout à la fois à mettre en évidence les faiblesses scientifiques des arguments déterministes et à présenter le contexte politique dans lequel ils ont été élaborés. Mais je n’entends pas pour autant opposer les vilains déterministes, égarés loin du chemin de l’objectivité scientifique, aux antidéterministes éclairés qui examinent les données avec l’esprit ouvert et découvrent ainsi la vérité. 

Bien au contraire, je m’élève contre le mythe selon lequel la science est en soi une entreprise objective qui n’est menée à bien que lorsque les savants peuvent se débarrasser des contraintes de leur culture et regarder le monde tel qu’il est réellement.

Parmi les hommes de science, peu nombreux sont, dans les deux camps, les idéologues conscients qui ont abordé ces sujets. Il n’est pas nécessaire que les savants soient des prosélytes déclarés de leur classe ou de leur culture pour être le reflet de ces aspects envahissants de la vie. Je ne prétends pas que les tenants du déterminisme biologique étaient de mauvais savants ni même qu’ils aient toujours eu tort. 

Je pense plutôt que l’on doit appréhender la science comme un phénomène social, comme une entreprise humaine dynamique, et non comme le travail de robots programmés pour recueillir de pures informations. Je considère également cette thèse comme une vision optimiste de la science et non comme une sombre épitaphe dédiée à une noble espérance sacrifiée sur l’autel des limites humaines.

La science, puisque ce sont des individus qui la font, est une activité qui plonge ses racines dans la société. Elle progresse par pressentiment, vision et intuition. Une grande part de sa transformation dans le temps ne doit pas être considérée comme une approche plus fine de la vérité absolue, mais comme la modification des contextes culturels qui l’influencent si fortement. 

Les faits ne sont pas des éléments d’information purs et sans tache ; la culture également influe sur ce que nous voyons et sur la manière dont nous voyons les choses. Les théories, en outre, ne sont pas des déductions inexorables que l’on tire des faits. Les théories les plus créatrices sont souvent des visions que l’imagination a imposées aux faits ; la source de l’imagination est souvent aussi d’origine fortement culturelle.

Cette argumentation, bien qu’elle résonne toujours aux oreilles de nombreux hommes de science comme un anathème, serait, je pense, acceptée par presque tous les historiens de la science. En m’en faisant le défenseur, cependant, je ne désire pas m’associer à cette extrapolation relativiste que l’on rencontre maintenant fréquemment dans certains cercles historiques, selon laquelle le changement scientifique ne traduit que la modification des contextes sociaux, que la vérité est une notion sans signification en dehors des postulats de la culture où elle a été élaborée et que la science ne peut donc fournir aucune réponse définitive.

 En tant que chercheur en exercice, je partage le credo de mes collègues : je crois qu’une réalité des faits existe et que la science, bien que souvent de manière bornée ou capricieuse, peut accroître nos connaissances sur cette réalité. On n’a pas menacé Galilée de subir les affres de la torture au cours d’un débat abstrait sur les mouvements lunaires. 

Sa théorie avait mis en danger l’argument utilisé alors par l’Église pour maintenir la stabilité sociale et doctrinale, celui d’un ordre mondial statique avec des planètes tournant autour d’une Terre, centre de l’univers, un clergé soumis au pape et des serfs à leur seigneur. Mais l’Église fit bientôt la paix avec la cosmologie galiléenne. Elle n’avait pas le choix : c’est bien la terre qui se trouve dans l’orbite du soleil.

Cependant l’histoire de nombreux sujets scientifiques est pratiquement dépourvue de ces contraintes liées aux faits pour deux raisons principales. Tout d’abord, certains d’entre eux revêtent une très grande importance sociale mais ne bénéficient que de fort peu d’informations dignes de foi. Lorsque la proportion des données par rapport à l’impact social est très faible, l’histoire des attitudes scientifiques ne peut guère être plus qu’une façon détournée de présenter les changements sociaux. 

L’histoire des thèses scientifiques sur les races, par exemple, sert de miroir aux mouvements sociaux (Provine, 1973). Ce miroir renvoie l’image de son époque, des bonnes périodes et des mauvaises, de celles où l’on croit à l’égalité et de celles où domine le racisme. Le glas du vieil eugénisme a sonné aux États-Unis davantage à cause de l’usage particulier qu’Hitler fit des arguments jadis en vogue sur la stérilisation et la purification de la race que par les progrès réalisés dans nos connaissances sur la génétique.

mardi 28 mai 2019

"L'acte d'accusation d'Assange est un projet visant à transformer les journalistes en criminels " par Glenn Greenwald




Justifier les poursuites contre Assange au motif qu'il n'est «pas un journaliste» révèle une grande et sombre ironie: déclarer que publier des documents pertinents sur des acteurs puissants est un droit que seuls ceux qui sont désignés par le gouvernement comme de «vrais journalistes» constituent en soi un droit. C'est une menace évidente pour la liberté de la presse. C’est le danger historique que le premier amendement cherchait à éviter.

Le premier amendement n'a pas de sens s'il ne protège que les personnes que le gouvernement reconnaît en tant que journalistes.

 Le gouvernement américain a dévoilé jeudi un acte d'accusation portant sur 18 chefs d'accusation contre le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, le mettant en accusation en vertu de la loi de 1917 sur l'espionnage pour son rôle dans la publication en 2010 d'une multitude de documents secrets relatifs aux guerres en Irak et en Afghanistan et de communications diplomatiques concernant des dizaines de personnes. nations. Les théories juridiques et les conséquences probables de l’acte d’accusation sont si extrêmes et sans précédent qu’il a choqué et alarmé même nombre des critiques les plus virulents d’Assange.

Le nouvel acte d’accusation contre Assange n’a aucun lien avec la publication par WikiLeaks des documents de campagne du Parti démocrate et de Clinton ni avec aucune de ses autres activités au cours de la campagne présidentielle de 2016. Au lieu de cela, il ne couvre que la publication d’une archive massive de documents gouvernementaux classés aux États-Unis qui révélait une multitude d’informations extrêmement importantes et jusque-là inconnues, sur les guerres, la corruption des pouvoirs publics et des entreprises, ainsi que la tromperie officielle. WikiLeaks, en 2010, a publié ces documents en partenariat avec certains des plus grands médias au monde, notamment le New York Times, le Guardian, le Der Spiegel, Le Monde et El Pais, des supports qui ont publié bon nombre des mêmes documents secrets base de l’affaire pénale contre Assange.

Avec ces nouvelles accusations, l’administration Trump cherche de manière agressive et explicite à effacer le dernier tampon fiable protégeant le journalisme aux États-Unis contre la criminalisation, une mesure qu’aucune administration précédente, aussi hostile qu’elle soit à la liberté de la presse, n’était disposée à prendre. Le gouvernement américain est impatient de poursuivre Assange depuis les fuites de 2010. Jusqu’à présent, cependant, les responsables s’étaient abstenus parce qu’ils avaient conclu qu’il était impossible de distinguer les actions de WikiLeaks des activités habituelles des principaux médias. Indemniser Assange pour le fait de publier ferait du journalisme un crime. 

En accusant Assange en vertu de la loi sur l'espionnage, l'administration Trump a prouvé que l'asile obtenu par Assange en Équateur en 2012 - sous prétexte de le protéger de la persécution par les États-Unis pour la publication de documents dignes d'intérêt - était nécessaire et justifié.

L’argument avancé à la fois par l’administration Trump et par certains membres de la soi-disant «résistance» à Trump est, ironiquement, le même: Assange n’est pas du tout un journaliste et ne mérite donc aucune protection gratuite de la presse. Mais cette affirmation néglige le danger réel de l’acte d’accusation et, pire, montre une ignorance totale du Premier Amendement. La liberté de la presse appartient à tous et non à un groupe de citoyens privilégiés appelés «journalistes». Donner aux procureurs le pouvoir de décider qui mérite ou non la protection de la presse limiterait la «liberté de la presse» à un petit sacerdoce cloîtré de citoyens privilégiés désignés par le gouvernement comme des "journalistes". Le premier amendement a été rédigé pour éviter précisément ce danger.

Plus important encore, le gouvernement américain a publié un document juridique déclarant officiellement que collaborer avec des sources gouvernementales pour recevoir et publier des documents classifiés n'est plus considéré par le ministère de la Justice comme un journalisme protégé par le Premier amendement, mais plutôt comme un crime d'espionnage. qui peut envoyer des journalistes et leurs rédacteurs en prison pendant des décennies. Il représente donc, de loin, la plus grande menace à la liberté de la presse à l’époque de Trump, voire des dernières décennies.

Si Assange peut être déclaré coupable d'espionnage pour avoir collaboré avec des sources pour obtenir et publier des informations considérées comme "classifiées" par le gouvernement américain, rien ne pourra empêcher la criminalisation de tous les autres médias qui font de même - le Washington Post, ainsi que les grands médias qui ont établi un partenariat avec WikiLeaks et qui ont publié une grande partie du même matériel en 2010, ainsi que de nouveaux médias numériques, comme Intercept, où je travaille.

La grande majorité des activités citées dans l'acte d'accusation comme criminelles sont exactement ce que font quotidiennement les principaux médias américains. L'acte d'accusation, par exemple, allègue que WikiLeaks "a encouragé des" sources telles que Chelsea Manning à obtenir et à transmettre des informations classifiées; que le groupe a fourni des conseils techniques sur la manière d'obtenir et de transmettre cette information sans détection, et qu'il a ensuite publié les informations classifiées volées par leur source. 

L’acte d’accusation indique également explicitement qu ’« une partie du complot consiste en ce qu'Assange et Manning ont utilisé un dossier spécial sur une boîte de dépôt en nuage de WikiLeaks pour transmettre des enregistrements classifiés contenant des informations relatives à la défense nationale des États-Unis ». le complot criminel le fait qu'Assange et sa source «ont pris des mesures pour dissimuler Manning comme source» en utilisant des programmes de discussion cryptés.

Les États-Unis disent que Julian Assange n’est «pas un journaliste». Voici pourquoi cela ne devrait pas avoir d'importance.

En dehors des paramètres de l'acte d'accusation d'Assange par le MJ Trump, ces activités sont appelées «journalisme d'investigation de base». La plupart des principaux médias aux États-Unis, y compris The Post, promeuvent désormais vocalement Secure Drop, un moyen technique inspiré de celui lancé par WikiLeaks. permettre aux sources de transmettre des informations secrètes pour publication sans détection. En septembre dernier, le New York Times a publié un article (intitulé «Comment nous révéler un secret») contenant les conseils de ses experts en sécurité sur les meilleurs moyens pour les sources de communiquer et de transmettre des informations au papier sans détection, notamment les programmes cryptés à utilisation.

Un grand nombre des révélations de presse les plus importantes et les plus célèbres des dernières décennies - des documents du Pentagone aux archives de Snowden (sur lesquelles j'ai travaillé avec le Guardian) à la divulgation de programmes illégaux de la guerre contre le terrorisme, comme l'espionnage national sans mandat et le noir de la CIA sites - ont utilisé les mêmes méthodes que l’acte d’accusation d’Assange vise à criminaliser, à savoir travailler avec des sources pour transmettre des documents obtenus illégalement à des fins de publication.

L'histoire de l'enquête WikiLeaks, initiée par l'administration Obama, prouve à quel point ce nouvel acte d'accusation est menaçant. À la suite des publications de 2010, les responsables d’Obama ont vivement souhaité mettre en accusation WikiLeaks et Assange. Le ministère de la Justice a réuni un grand jury en 2011 pour enquêter sur WikiLeaks et cette enquête a perduré pendant des années.

Alors que l’administration Obama était disposée à traquer et à poursuivre en justice des sources de journalistes utilisant la loi sur l’espionnage, elle n’a jamais mis en accusation WikiLeaks simplement pour avoir publié des informations classifiées. Les responsables d’Obama n’étaient disposés à poursuivre Assange en justice que s’ils trouvaient la preuve qu’il avait fait plus que travailler avec sa source, Chelsea Manning, de la même manière que les journalistes collaborent avec leurs sources. 

Ils ont recherché des preuves montrant et incité des témoins (y compris Manning) à affirmer qu'Assange avait activement informé Manning de la procédure à suivre pour retirer ces documents. Des années de recherche n'ont trouvé aucune preuve que cela se produise. Les responsables ont donc conclu que toute poursuite contre WikiLeaks ou Assange mettrait irrévocablement en danger la liberté de la presse, car il était impossible de poursuivre en justice WikiLeaks sans poursuivre également le New York Times et le Guardian pour avoir publié le même matériel.

Le premier acte d’accusation d’Assange lancé le mois dernier par l’administration Trump cherchait à contourner ce dilemme en se faisant passer pour un instrument étroitement conçu qui offrait aux adversaires d’Assange un moyen facile de soutenir les accusations sans être perçu comme une menace à la liberté journalistique. Cet acte d'accusation a prétendu qu'il poursuivait Assange pour avoir soi-disant aidé Manning à pirater des bases de données gouvernementales afin de voler des documents secrets.

Mais même ce premier acte d'accusation était clairement une ruse. Il ne prétendait pas qu'Assange avait tenté d'aider Manning à «pirater» des bases de données gouvernementales pour voler des documents. Il a seulement allégué qu'il l'avait fait pour ne pas se faire prendre, ce qui n'est pas simplement un droit mais un devoir pour les journalistes qui traitent avec des sources qui prennent de grands risques de montrer au public ce que font leurs gouvernements et leurs puissantes entreprises.

"Julian Assange n'est pas un journaliste", a déclaré le procureur général adjoint John Demers en annonçant l'acte d'accusation. En raison de ce raisonnement, emprisonner Assange pour avoir publié des documents ne pose aucun danger pour les «vrais journalistes», car la liberté de la presse est inapplicable à Assange (ou vraisemblablement, toute autre personne a nié la désignation de «journaliste»).

Mais cette distinction entre «vrais journalistes» et «non journalistes» est à la fois incohérente et non pertinente. La plainte révèle une confusion criante - et dangereuse - sur ce que signifie la liberté de la presse, son fonctionnement et les raisons pour lesquelles la Constitution garantit sa protection.

S’associer avec Assange était désagréable. Mais travailler comme il le fait est crucial. 

Contrairement aux médecins et aux avocats, «journaliste» n’est pas un titre licencié que seul un petit groupe de professionnels privilégiés peut légitimement ou légalement se réclamer lorsqu’il remplit un ensemble défini d’exigences pédagogiques et professionnelles. Contrairement à ces professions, l'État n'autorise pas qui est et n'est pas un «journaliste».

Le contraire est vrai: un «journaliste» peut être, et est, n’importe qui, indépendamment de sa formation, de ses titres de compétences ou de son statut professionnel, qui informe le public sur des sujets dignes d’actualité. La seule exigence «Journaliste», c’est s’engager dans un acte journalistique, qui se définit mieux comme étant le compte rendu au public d’événements d’intérêt public, en particulier lorsque de telles révélations informent le public de ce que font les factions les plus puissantes de la démocratie. derrière un mur de secret.

Dans un avis rendu en 1977 par la Cour suprême et documentant l'étendue illimitée de la garantie constitutionnelle de la presse libre, le juge en chef Warren Burger écrivait: «En bref, le Premier amendement n'appartient à aucune catégorie définissable de personnes ou d'entités: il appartient à tous ceux qui exercent ses libertés. "

Le contexte historique de la garantie de la liberté de la presse du Premier amendement était l’avènement de la presse à imprimer, qui donnait à tout citoyen le pouvoir de s’exprimer ou de révéler des informations sur les autorités politiques. C’est le droit de s’engager dans cette activité que les rédacteurs de la Constitution ont voulu protéger - non seulement pour un petit groupe appelé «journalistes», mais pour tous les citoyens.

En effet, la garantie de «liberté de la presse» du Premier amendement était accessible à tous précisément parce qu'elle était une réaction à la tentative de la Couronne britannique de limiter qui possédait ce droit en accordant une licence à qui est ou non un «journaliste», comme l'écrit Burger à la Cour suprême. en 1977.

Bien sûr, même si le tribunal n’a pas établi, à maintes reprises, que le fait de publier des informations dans l’intérêt du public est protégé, peu importe qui le fait, une grande partie du travail de WikiLeaks est évidemment du journalisme. De nombreuses publications de WikiLeaks, en particulier les articles de blockbuster de 2010 que l’administration Trump tente d’incriminer, correspondent parfaitement à la définition de «la libre discussion des affaires gouvernementales», comme l’a déclaré un arrêt de la Cour suprême de 1966. 

En effet, WikiLeaks a remporté des prix de journalisme prestigieux dans le monde entier pour ses reportages, devenant un partenaire journalistique recherché par les médias les plus influents du monde. Les articles de 2010 ont contribué à des réformes très importantes: l’ancien rédacteur en chef du New York Times, Bill Keller, attribue la libération des câbles diplomatiques au déclenchement du Printemps arabe en révélant la corruption systémique du régime au pouvoir en Tunisie. D’autres disent que ces documents ont permis de mettre fin à la guerre en Irak en révélant de tels abus horribles de la part des forces américaines que l’intention du gouvernement irakien d’étendre son autorisation aux troupes américaines de rester sur le sol irakien est devenue politiquement intenable.

Justifier les poursuites contre Assange au motif qu'il n'est «pas un journaliste» révèle une grande et sombre ironie: déclarer que publier des documents pertinents sur des acteurs puissants est un droit que seuls ceux qui sont désignés par le gouvernement comme de «vrais journalistes» constituent en soi un droit. menace évidente pour la liberté de la presse. C’est le danger historique que le premier amendement cherchait à éviter.

Y a-t-il quelqu'un qui se fie à Trump (qui a qualifié de «Fake News» tout un câble et plusieurs journaux), ou à la justice fédérale - ou à tout politicien - de juger qui a ou ne mérite pas ce vague titre honorifique sans lequel les éditeurs peuvent être emprisonnés?

Ce nouvel acte d'accusation confirme les craintes exprimées pendant des années par WikiLeaks, ses partisans et le gouvernement de l'Équateur, qui, en 2012, avait accordé l'asile politique à Assange dans son ambassade à Londres pour le protéger des persécutions politiques.

Assange s'est d'abord rendu à l'ambassade équatorienne alors qu'il faisait face à des accusations d'agression sexuelle en Suède, et ses détracteurs ont toujours prétendu que c'étaient ces accusations qu'il espérait éviter en se "cachant" à l'ambassade. Depuis le début de la saga, les avocats d'Assange et les autorités équatoriennes avaient juré qu'Assange quitterait immédiatement l'ambassade et embarquerait sur le prochain vol à destination de Stockholm si les autorités suédoises promettaient de ne pas utiliser sa présence dans leur pays comme prétexte pour l'extrader aux Etats-Unis. être poursuivi pour publication de documents. Le gouvernement suédois, malgré le pouvoir de faire une telle promesse, a refusé de le faire.

Pourquoi WikiLeaks continue-t-il à publier autant de secrets d'État? 

Cela a conduit Assange et l'Équateur à conclure qu'attirer Assange en Suède, un allié proche des États-Unis, entraînerait son extradition et son éventuelle poursuite pour le «crime» de publication de documents et serait ainsi menacé de perpétuité dans une prison américaine. L’Équateur, avec des groupes de défense de la liberté de la presse du monde entier, a considéré cette menace comme une persécution politique classique et a conclu qu’il était non seulement de son droit, mais également de son devoir, en vertu des traités internationaux, de protéger Assange en lui offrant l’asile.

Les autorités britanniques qui ont arrêté Assange à Londres le mois dernier après que l'Equateur ait révoqué son asile discutent actuellement pour faire ce que les défenseurs de WikiLeaks avaient toujours craint: l'envoyer aux États-Unis pour y être poursuivi en vertu de la loi sur l'espionnage. Les critiques d’Assange ont longtemps moqué cette crainte comme un prétexte paranoïaque pour ne pas être jugés en Suède, et c’est maintenant manifestement justifié.

L’administration Obama a donné de nombreuses raisons pour qu'Assange soit concerné, en poursuivant accusations criminelles et constitution d’un grand jury qui est resté actif pendant des années. Mais dès le début, l’administration Trump a intensifié cette menace de manière grave et publique. En avril 2017, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA et maintenant secrétaire d'État, a prononcé un discours brûlant à propos de WikiLeaks, imprégné de menaces. 

Pompeo a proclamé "nous devons reconnaître que nous ne pouvons plus donner à Assange et à ses collègues la latitude d’utiliser les valeurs de la liberté de parole contre nous", a ajouté tandis que WikiLeaks "prétendait que les libertés du premier amendement américain les soustraient à la justice. . . ils ont tort. ”Il a conclu:“ Leur donner l'espace nécessaire pour nous écraser avec des secrets détournés est une perversion de ce que défend notre grande Constitution. Il se termine maintenant. "

Trump a souvent ouvertement médité sur des mesures destinées à faciliter la sanction des journalistes pour ce qu'ils ont publié. Son premier procureur général, Jeff Sessions, a déclaré au Sénat en 2017 qu'il n'empêcherait pas de poursuivre non seulement des sources gouvernementales, mais également des journalistes pour des fuites à la sécurité nationale.

L’affaire pénale contre Assange, si elle devait aboutir, fournirait le plan parfait, le précédent le plus puissant que l’on puisse imaginer, pour criminaliser le journalisme aux États-Unis. Une fois établi que travailler avec des sources pour publier des informations classifiées n'est plus du journalisme, mais de l'espionnage, il sera impossible de limiter ce principe menaçant.

Lorsque les gouvernements cherchent à éliminer les libertés civiques fondamentales, une tactique commune consiste à cibler un personnage profondément marginalisé et impopulaire, dans l’espoir que son animosité personnelle le poussera à applaudir sa peine plutôt qu’à s’opposer à de tels efforts précédent, il est conçu pour créer. Mais soutenir un précédent dangereux en raison du mépris de la cible initiale constitue l'acte ultime d'irrationalité: une fois que le précédent est légalement consacré, la capacité de s'opposer à son application ultérieure à des personnalités plus populaires disparaît.

Assange n'a plus que quelques alliés aux États-Unis. Les fuites de 2010 révélant les crimes de guerre commis par l'administration Bush et la guerre contre le terrorisme faisaient généralement de lui un héros parmi de nombreux gauchistes, mais aussi ennemi des républicains et des démocrates faucons. Son soutien restant parmi les libéraux américains a ensuite disparu et a été remplacé par un profond mépris, lorsque ses fuites de 2016 ont révélé une corruption à la DNC et nui à la campagne d'Hillary Clinton.


L’administration Trump a sans aucun doute calculé que le statut particulièrement impopulaire d’Assange au sein du spectre politique en fait le cas idéal pour créer un précédent qui criminalise les attributs qui définissent le journalisme d’investigation. Désormais, chaque journaliste et chaque citoyen doit décider si son animosité personnelle envers Assange est plus importante que la préservation de la liberté de la presse aux États-Unis.

 Glenn Greenwald, cofondateur de l'Intercept, a dirigé le reportage de la NSA qui a remporté le prix Pulitzer 2014 du Guardian.

Sally Mann ou la vie dans les bois par Thierry Grizard

Sally Mann s’est fait connaître par son second livre « Immédiate Family » (1984-1992) qui souleva rapidement une polémique qui lui reprochait son exhibitionnisme à l’égard de sa famille, en particulier ses enfants et lui prêtait des intentions ambiguës relativement à ses images de nudités juvéniles qui parfois miment les attitudes adultes dans des poses volontairement provocantes, considérées par certains comme inappropriées. Il s’agit bien plus, évidemment, d’une question de codes culturels et dans certains cas de relents puritanistes.



Quant à Sally Mann, elle a déclaré a de multiples reprises que ces scènes photographiques n’avaient pas de caractère autobiographique ou intime, qu’elles prétendaient à une forme d’universalité abordant la réflexion sur l’adolescence, l’enfance, la perte de l'innocence et le regard d’un adulte, en l’occurrence leur mère, observant, dans le « souci » de l’autre, le basculement du jeu vers l’entrée dans l’âge adulte. On peut supposer que la question est plus complexe, les artistes brouillent souvent les pistes concernant leur travail que ce soit de bonne ou mauvaise foi.




Néanmoins, quand on considère le parcours universitaire de Sally Mann qui a étudié la photographie et la littérature au Summa Cum Laude, Hollins College, qu’on la lise ou l’écoute dans ses interviews, on constate que si elle n’intellectualise pas nécessairement, il n’en demeure pas moins que son travail est très marqué par le récit et la littérature qui accompagne ses photos comme elle inspire ses compositions. Les photographies de Sally Mann fonctionnent souvent comme des aphorismes, voire des allégories, sur la Nature et l’union ou la séparation d’avec elle. Dés lors le procès sur l’éventuelle « perversité » de ses images ne tient plus et oriente l’interprétation vers une vision très proche de la philosophie américaine, dans sa version transcendantaliste et romantique, de l’osmose avec la Nature, dont la nudité est une forme de manifestation.




Il est impossible de ne pas voir dans cette vision d’un Eden menacé de la jeunesse et de la fusion avec la Nature l’influence de la pensée d’Emerson et Thoreau. Le romantisme d’Emerson, qui a essaimé toute la culture américaine, prône l’union avec la Nature pour mieux révéler la sienne et acquérir ainsi confiance en soi et acceptation des cycles naturels. Cette confiance en soi-mène, comme l’a réalisée Henry David Thoreau dans sa propre existence et notamment dans sa retraite à Walden, conduit à la libération de l'aliénation ultra-matérialiste et sociale tout en demeurant agissant, ainsi que pragmatique, mais hors de tout conformisme social ou intellectuel.



Les photographies de famille et des proches de Sally Mann semblent constamment se proclamer de cette source d’inspiration avec une mélancolie spécifique à l’artiste. En effet, elle paraît sans cesse anticiper la rupture à venir de ces moments d'équilibre, qu'il s'agisse du basculement de l’adolescence vers l’univers des adultes, ou du temps, de la mort qui d’emblée fragilisent chaque « haeccéité », chaque instant singulier et compromettent par conséquent inexorablement la perfection fugace des instants d’équilibre ou d’ « extase » esthétique, voire morale.

Dans le même temps, la photographe dans sa contemplation quasi bouddhique de la mort _de la maladie de son mari atteint de dystrophie musculaire (Proud Flesh, 2003-2009), la décomposition des cadavres à l'institut d’anthropologie judiciaire de l’université du Tennessee (Body Farm, 2000-2001) , ou l'étrange rituel de restitution à la mémoire de son chien exhumé et recomposé depuis ses restes_ procède à un exercice d’exorcisme par l’acceptation de la corruption et la destruction en tant que cycle positif de la Nature, une manière proche d’Emerson de se rendre plus fort, plus vivant, de s’affirmer dans une conciliation intime avec la Nature.

La photographie, qui est la machine par excellence de l'arrêt du temps, manifeste aussi dans cette fixation d’un instant sa ruine, la "présence du présent" qui se manifeste dans une photographie est toujours révolue, morte ou tout du moins déjà absente. Les premiers travaux de Sally Mann « At Twelve » et « Immediate Family » portent d’ailleurs essentiellement sur la fragilité et la perte à travers le récit familial étendu. Le reproche d'exhibitionnisme fait à la photographe américaine semble donc reposé sur un malentendu, certes il y a dans son œuvre une part évidente de provocation et de macabre, mais l’essentiel réside plutôt dans l’expression d’une mélancolie profonde d’inspiration pour partie autobiographique et d’autre part attribuable à l'héritage du romantisme américain. La suite du travail de la photographe le montrera de plus en plus explicitement tant la mort, la décrépitude deviendront omniprésentes.

Alors que la photographie d’inspiration conceptuelle ou minimaliste domine à partir des années 1980 avec l’Ecole de Dusseldorf, notamment à travers Thomas RuffThomas Struth et Andreas Gursky ou pour les Etats-Unis, Iroshi Sugimoto et que d’autre part la « Staged Photography » s’impose également avec Jeff Wall ou que la photographie subjective de témoignage avec Nan Goldin ou Larry Clark connaît un grand retentissement, Sally Mann opte pour une voie à contre-courant qui s’inspire du pictorialisme pourtant rejeté par le modernisme et le post modernisme.


Sally Man ne reporte pas photographiquement, elle construit des images photographiques à partir du réel, en l’occurrence du quotidien. Plus précisément son environnement proche, social, familial et géographique, la Virginie où elle réside dans sa propriété de Lexington, entourée des montagnes Blue Ridge. Parfois, elle s’éloigne du cocon familial avec quelques incursions dans l’histoire de la Virginie ou des sujets moins personnels tels que les transformations organiques mais toujours sur la base d’un référent concret. Ce n’est donc pas non plus une photographie de l’imaginaire, du fantasme ou de la rêverie. Il s’agit plutôt d’une réflexion personnelle d’ordre universel prenant forme par le truchement d’un témoignage intime et ordinaire. L’aspect pictorialiste permet à Sally Mann de se distancier quand la forme devient prégnante ou, au contraire, de dramatiser afin d'élargir, par la théâtralité, la portée de son propos.

Alors que le pictorialisme voulait donner des lettres de noblesse à la photographie en la rapprochant de la picturalité et en s’évadant dans l’imaginaire et la référence à l’histoire de l’art, Sally Mann n’emprunte en réalité au pictorialisme que la facture lyrique voire expressionniste en utilisant les diverses techniques que ces derniers ont pu expérimenter au début du XX° siècle. L’expérimentation est d’ailleurs un aspect important de l’œuvre de la photographe qui s’est constamment efforcée de dépasser la froideur lisse du support photographique.

La reproduction mécanique de la photographie n’exclut donc pas nécessairement la main, tout du moins à ses premières heures et pour ceux qui pratiquent encore le développement au collodion humide sur verre comme Sally Mann. Cette technique lui permet d’obtenir une créativité supplémentaire propre à remettre l’accidentel en jeu ainsi que la matérialité par le biais de la chimie délicate du collodion qui implique le pinceau, la main, la dextérité et la durée. L’utilisation de matériaux qui fonctionnent par réaction chimiques et donc transformations procure en outre une dimension symbolique au processus photographique, une sorte d’alchimie minérale évoquant métaphoriquement les cycles du vivant, qui sont au centre des préoccupations artistiques de Mann. Le collodion lui permet de donner l’illusion d’une matérialité sujette aux altérations physiques évoquant principalement la décrépitude et donc le temps, les cycles de la « phusis » et la dialectique de la mort et du vivant. Elle est allée de tirages aux contrastes dramatiques ou oniriques à une forme de matérialité.

Les tirages monumentaux des portraits d’Emmett, Virginia et Jessie (série « Faces ») ainsi que les autoportraits ambrotypes de la série « Sally Mann, (Faces) » sont une autre illustration du transcendantalisme sous-jacent de Sally Mann. La première série a été entreprise à la suite d’un accident d’équitation lors duquel la photographe se blessa très grièvement au dos, la contraignant à une longue convalescence. Elle entama durant cette période une série d’autoportraits au collodion positif. Le visage ou le buste de Sally Mann sont à peine reconnaissables, ils sont à la frontière de la radiographie, de l’examen introspectif et le spectacle d’un corps soumis à la douleur qui isole la personne, la conscience qui se voit martyrisée par un organisme devenu indépendant, incontrôlable, presque étranger.

La souffrance nous rend parfois extérieurs à notre propre corps vécu tel un chaos effrayant. Sans l'unité de la conscience et du corps la personne se délite, la conscience isolée ne se reconnait plus, le corps se noie dans l’organique indifférencié. Le visage devient un masque où se lit le naufrage de la désunion. Ces autoportraits sont des « persona » c’est-à-dire des masques telles des dépouilles mortuaires qui d’ailleurs font beaucoup penser à certaines œuvres de Marlene Dumas. Ils oscillent entre les vanités chrétiennes et le dépouillement des oripeaux de la représentation du moi.


« Faces » est une série employant la même technique mais ayant pour objet les enfants de Sally Mann. Ces « portraits » se situent entre stèles funéraires et reliquaires tant ce qui s’offre au regard relève davantage de la texture et la forme que du portrait.  Les « Faces » des enfants de Sally Mann sont comme des visages en perte d’identité, ils fuient dans un passé que leur mère semble anticiper, ils ne sont plus présents, ils appartiennent déjà à la mémoire et ses méandres subjectifs, perceptuels et émotionnels. La monumentalité des clichés est utilisée à dessein, elle permet d’observer les détails de surfaces mais aussi certains traits persistants des visages, les ridules, les éphélides, l’intensité du regard d’Emmett, ou les lèvres pulpeuses de Virginia. Il s’agit donc encore une fois d’une réflexion sur l’en-soi, la présence délicate, contingente, temporaire, des êtres comme Personne.

Lorsque Sally Mann passe du tirage sombre et aux contrastes théâtraux pour se consacrer au collodion, dans une veine encore plus pictorialiste, on peut déceler l’influence de Cy Twombly, dont elle était proche et qui a, comme sa benjamine, beaucoup pratiqué la photographie dans un registre formel très sensuel et expressif.
Cy Twombly utilisait surtout la photographie picturalement dans le souci de révéler l’« inconscient optique », ce que l’œil ne peut naturellement voir sinon de par les qualités de cadrages, fragmentations et de captation analytique de la photographie, à l’opposé de l’œil humain qui synthétise et de la peinture qui agrège en une surface et un temps unique la pluralité spatiale et temporelle. Cy Twombly prenait ses clichés au Polaroïd puis les faisait tirer, dans les ateliers Fresson  et plus tard chez Schirmer-Mosel, en Dry-Print afin de donner un supplément de texture aux images qui des lors s’effilochent, perdent en netteté et gagnent en texture.

Or Sally Mann, à l’instar de Cy Twombly photographe, semble être constamment à l'affût de la mise présence spécifique de la photographie. Dans les premières séries elle procède en étageant les plans par des tirages aux noirs très charbonneux et aux blancs éclatants qui dirigent l’attention du regardeur, de surcroît les flous n’isolent pas seulement, ce qui est une fonction classique de la prise de vue, mais procurent une sensualité supplémentaire aux tirages, enfin les relations entre les modèles est souvent profondément intime sans pourtant qu’il y ait nécessairement de regards échangés, la communion est plus tactile que visuelle, y compris dans le regard posé par la photographe.

Avec le Collodion Sally Mann passe une étape et semble avoir complètement adopté la démarche sensualiste de Cy Twombly, la surface photographique devient vivante et sujette à des altérations qui parfois oblitèrent le sujet. Quant au référent, il parait de plus en plus abstrait, impersonnel, quoiqu’extrêmement épidermique, physiologique, presque palpable. Il ne s’agit plus de portraits ou de scènes mais de sensualité y compris dans l’observation fascinée des cadavres sans identité et livrés aux cycles organiques dans la série « Body Farm ». Les images de Sally Mann passent du récit à la fragmentation charnelle, émotionnelle. C’est notamment le cas dans la série dédiée à la maladie de son mari, ici elle se concentre sur sa perception du corps malade et en mutation de son conjoint dans une sorte d’ode à la vie et l’amour malgré la mort omniprésente.

Sally Mann est bien plus qu’une photographe, elle utilise ce médium comme un journal où se mêlent réflexions proches de la philosophie, l’introspection et toutes les émotions ordinaires mais parfois extatiques du quotidien, à l’image d’une révélation sensuelle, parfois mystique, qui dans le cas de la photographe américaine se rapporte constamment à la Nature entendue comme un cosmos où l’individu prend activement sa place.

lundi 27 mai 2019

" Le Mexique insurgé " par John Reed (1914)

Après l’évacuation de Chihuahua et la terrible et tragique retraite à travers six cents kilomètres de désert, l’armée fédérale sous les ordres de Mercado demeura trois mois à Ojinaga, sur la rive mexicaine du Rio Grande. 

Du haut de la grossière terrasse en terre battue de la poste de Presidio, sur la rive nord-américaine, au-delà du demi-kilomètre de broussailles ensablées qui descendaient vers les eaux du fleuve maigres et troubles, on pouvait voir la ville se détacher clairement sur la bas du plateau, au milieu d’un désert embrasé entouré de montagnes abruptes et pelées.

On voyait ses maisons rectangulaires de briques brunes, et, çà et là, la coupole orientale de quelque vieille église espagnole. C’était une zone désolée, sans arbres : on s’attendait à voir y surgir des minarets. Le jour, les soldats fédéraux en uniformes blancs et déguenillés y pullulaient, creusant paresseusement des tranchées. Des rumeurs couraient que Villa s’approchait avec des forces constitutionnalistes victorieuses ? De brusques scintillements éclataient que le soleil tombait sur les canons de campagne. De lourds et étranges nuages rosés s’élevaient dans la quiétude de l’air.

Le soir, lorsque le soleil s’enfonçait, éclatant comme la fonte en fusion, des patrouilles de carabiniers passaient rapidement, découpant leur silhouette sur l’horizon, pour gagner les avant-postes nocturnes. Et la nuit tombée, brillaient dans la ville des feux mystérieux.

Trois mille cinq cents hommes cantonnaient à Ojinaga. C’était là tout ce qu’il restait des dix mille homme de Mercado et des cinq mille qui étaient venus les renforcer de Mexico, en marchant vers le nord sous les ordres d’Orozco. Sur les trois mille cinq cents hommes, il y avait quarante-cinq majors, vingt et un colonels et onze généraux.

Je voulais rencontrer le général Mercado ; mais un journal avait publié des choses désagréables sur le général Salazar, et celui-ci avait interdit la présence des journalistes dans la ville. J’envoyai une requête fort polie au général Mercado ; elle fut interceptée par le général Orozco qui la renvoya avec cette réponse :

« Honorable et estimé señor : si vous mettez le pied à Ojinaga, je vous collerai au poteau et j’aurai le grand plaisir de vous faire, de ma propre main, quelques boutonnières dans le dos. »

Cependant, tout bien pesé, je franchis un jour le fleuve au gué et je pénétrai dans la ville.
Par bonheur, je ne rencontrai pas le général Orozco. Rien ne semblait s’opposer à mon entrée. Toutes les sentinelles que je vis étaient occupées à faire la sieste à l’ombre des murs d’adobe. Mais presque immédiatement, je me heurtais à un officier fort courtois, du nom d’Hernandez, à qui j’expliquai mon désir de voir le général Mercado.
Il ne me posa aucune question sur mon identité, mais fronça les sourcils, croisa les bras et éclata :

— Je suis le chef d’état-major du général Orozco, et je ne vous mènerai pas voir le général Mercado !
Je ne répondis pas. Au bout de quelques instants, il ajouta :
— Le général Orozco hait le général Mercado ! il trouve indigne de lui de se rendre à sa caserne, et le général Mercado ne se risque pas à venir à la caserne du généra Orozco ! C’est un lâche ! Il s’est sauvé à Tierra Blanca et il s’est enfui à Chihuahua !

— Et les autres généraux, ils le détestent aussi ?
Il se concentra, me regarda de travers d’un air irrité, et me répondit, un sourire ironique aux lèvres :
— Quien sabe... ?

Je pus voir finalement le général Mercado. C’était un homme petit, gros, sentimental, préoccupé, hésitant, qui pleurnichait en gonflant une longue histoire comme quoi l’armée nord-américaine aurait traversé le fleuve et aidé Villa à gagner la bataille de Tierra Blanca.

Les rues blanches et poussiéreuses du bourg débordaient de saleté et de fourrage ; la vieille église sans fenêtres avait trois énormes cloches espagnoles qui pendaient à l’extérieur, accrochées à un pieu ; un nuage d’encens bleu s’échappait de la porte noircie, où les soldaderas  priaient pour la victoire nuit et jour, courbées sous les rayons d’un soleil incendiaire. Ojinaga avait été perdue et récupérée cinq fois. Peu de maisons avaient encore un toit et tous les murs avaient été ravagés par les obus. Dans les étroits logements abandonnés vivaient les soldats, leurs femmes, leurs chevaux, les poules et les cochons volés dans la campagne avoisinante. 

Les fusils étaient entassés dans les coins ; les harnachements, empilés dans la poussière ; les soldats en loques ; rares étaient ceux qui possédaient un uniforme complet. Accroupis sous les porches autour de maigres foyers, ils faisaient bouillir des épis de maïs vert et de la viande séchée. Ils mouraient quasiment de faim.
Tout au long de la rue principale défilait une procession ininterrompue de gens affamés, malades, épuisés, que la peur des rebelles qui s’approchaient avait chassés de l’intérieur du pays. 

Huit jours durant, ils avaient marché pour traverser le plus terrible désert du monde. Les soldats fédéraux les arrêtaient dans les rues par centaines et les dépouillaient de tout ce dont ils avaient envie. Puis ils s’en allaient franchir le fleuve et là, en territoire nord-américain, il leur fallait encore affronter les griffes des douaniers, du fonctionnaire de l’immigration et des patrouilles de l’armée qui les enregistraient pour les désarmer.

Des centaines de réfugiés traversaient le fleuve ; certains à cheval, poussant leur troupeau ; d’autres dans de petites voitures, d’autres à pied. Les inspecteurs ne se distinguaient guère par leur courtoisie.

— Descends de cette charrette ! cria l’un deux à une femme qui tenait un paquet dans ses bras. Elle essaya de balbutier :
— Mais pourquoi señor ?
— Descends tout de suite, ou c’est moi qui te fais descendre ! C’était l’inspecteur. Il dressait un registre minutieux, brutal, inutile, pour les femmes comme pour les hommes. Je vis une femme passer la rivière à gué ; elle relevait ses jupes sur ses mollets avec indifférence. 

Elle était enveloppée d’un grand châle qui se gonflait un peu par-devant, comme si elle y dissimulait quelque chose.
— Eh là ! cria le douanier. Qu’est-ce que tu portes sous ton châle ? Elle ouvrit lentement son châle et lui répondit doucement :
Je ne sais pas encore, señor, si c’est une fille ou un garçon.  


Ce furent des journées glorieuses pour Presidio : un petit village isolé, d’une indescriptible désolation, quelques quinze baraques d’adobe éparpillées sans ordre le long du fleuve, au milieu des sables et des pierrailles. Le vieux Kleinmann, le commerçant allemand, se fit une fortune en vendant aux réfugiés et en approvisionnant l’armée fédérale, de l’autre côté du fleuve.

 Il avait trois superbes filles, qu’il gardait enfermées dans une mansarde de sa boutique, car toute une bande de Mexicains, vaqueros ardents et amoureux, attirés à des kilomètres à la ronde par la renommée des demoiselles, rôdaient alentour comme des chiens. Il passait la moitié de son temps à sa boutique à travailler dans l’angoisse, nu jusqu’à la ceinture ; l’autre moitié, il l’employait à courir dans tous les sens, un pistolet à la ceinture, pour éloigner les amoureux.

A toute heure du jour ou de la nuit, des essaims de soldats fédéraux désarmés traversaient le fleuve et venaient se presser dans la boutique et dans la salle de billard. Parmi eux circulaient des personnages sinistres, énigmatiques, qui se donnaient des airs importants ; c’étaient des agents secrets, tant des rebelles que des fédéraux. 

Tout autour, dans la pierraille, campaient des centaines de réfugiés misérables. La nuit, on ne pouvait pas faire un pas sans tomber sur un complot ou sur un contre-complot. Des gardes texans et des soldats des États-Unis rôdaient là-dedans, mais aussi des agents d’entreprises nord-américaines, qui essayaient de faire passer des consignes secrètes à leurs représentants à l’intérieur du Mexique.

À la poste, un certain Mackenzie, très en colère, trépignait. Il avait des lettres importantes à envoyer aux mines de l’ASARCO (American Smelting and Refining Co de Santa Eulalia). Indigné, il hurlait :

— Le vieux Mercado prétend ouvrir et lire toutes les lettres qui passent à travers ses lignes !
— Mais, lui fis-je remarquer : comme cela elles passeront ; n’est-ce pas le principal ?
— Ah oui ? Est-ce que vous croyez que l’ASARCO peut admettre que ses lettres soient ouvertes et lues par un sale pouilleux ? Empêcher une compagnie américaine d’envoyer une lettre confidentielle à ses employés, c’est un outrage inqualifiable !

Et il conclut avec simplicité :
— S’il ce n’est pas un motif d’intervention, alors qu’est-ce qu’il faut ?

http://classiques.uqac.ca/classiques/reed_john/mexique_insurge/mexique_insurge.pdf


Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.