vendredi 26 avril 2019

" La mort de Virgile " par Hermann Broch ( 1945 )

C’est ainsi qu’il gisait, lui, le poète de l’Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu’en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d’Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? 

Disparue l’espérance de voir s’achever l’Énéide sous le ciel pur et sacré d’Homère, disparue l’espérance de commencer alors une immense nouveauté, l’espérance d’une vie écartée de l’art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science dans la ville de Platon, disparue l’espérance de fouler encore une fois la terre d’Ionie, oh, disparue l’espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! 

Bleu d’acier et légères, agitées par un imperceptible vent debout, les vagues de l’Adriatique avaient déferlé à la rencontre de l’escadre impériale lorsque celle-ci, ayant à sa gauche les collines aplaties de la côte de Calabre qui se rapprochaient peu à peu, cinglait vers le port de Brundusium, et maintenant que la solitude ensoleillée et pourtant si funèbre de la mer faisait place à la joie pacifique de l’activité humaine, maintenant que les flots doucement transfigurés par l’approche de la présence et de la demeure humaines la peuplaient de nombreux bateaux, – de ceux qui faisaient route également vers le port et de ceux qui venaient d’appareiller, – maintenant que les barques de pêche aux voiles brunes venaient de quitter, pour leur expédition nocturne, les petites jetées des nombreux villages et hameaux étendus le long des blanches plages, la mer était devenue presque aussi lisse qu’un miroir. Sur l’eau s’ouvrait la conque nacrée du ciel, le soir descendait et l’on sentait l’odeur des feux de bois, chaque fois que les bruits de la vie, le son d’un marteau ou un appel étaient apportés du rivage par la brise.

Des sept bâtiments de haut bord qui se suivaient en ligne de file, seuls le premier et le dernier, deux Pentères élancés, armés d’éperon, appartenaient à la flotte de guerre : les cinq autres, plus lourds et plus imposants, à dix et douze rangées de rames, étaient d’une construction pompeuse, digne de la cour d’Auguste, et celui du milieu, le plus somptueux, brillant de sa proue dorée armée de bronze, brillant des têtes de lion dorées, porteuses d’anneaux, fixées sous les rambardes, les haubans pavoisés de pavillons multicolores, celui du milieu portait sous des voiles de pourpre, grande et solennelle, la tente de César. Mais sur le navire qui suivait immédiatement se trouvait le poète de l’Énéide et le signe de la mort était marqué sur son front.

En proie au mal de mer, tenu en alerte par la menace perpétuelle d’un nouvel accès, il n’avait pas osé bouger de toute la journée. Toutefois, bien que rivé à la couche installée pour lui au milieu du navire, lui ou plutôt son corps et sa vie corporelle, que depuis déjà bien des années il avait peine à considérer comme lui appartenant, n’étaient plus qu’un unique souvenir, un effort pour retrouver et savourer à nouveau l’apaisement qui l’avait brusquement envahi, lorsqu’on avait atteint la zone côtière plus calme, et cette fatigue envahissante, à la fois reposée et reposante eût peut-être été une félicité presque parfaite si, en dépit de l’air vif et salubre de la mer, ne s’étaient manifestées à nouveau la toux obsédante, la fièvre déprimante et les angoisses du soir. 

C’est ainsi qu’il gisait, lui, le poète de l’Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu’en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d’Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? Disparue l’espérance de voir s’achever l’Énéide sous le ciel pur et sacré d’Homère, disparue l’espérance de commencer alors une immense nouveauté, l’espérance d’une vie écartée de l’art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science dans la ville de Platon, disparue l’espérance de fouler encore une fois la terre d’Ionie, oh, disparue l’espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! 

Pourquoi y avait-il renoncé ? Volontairement ? Non ! Il y avait eu comme un ordre de ces puissances du Destin qui ne se laissent pas chasser, qui jamais ne disparaissent complètement, même si pour un temps elles s’enfoncent dans le royaume du Souterrain, de l’invisible, de l’inaudible, tout en restant présentes et entières, – en restant une menace insondable de forces auxquelles on ne peut jamais se dérober, auxquelles on doit toujours se soumettre ; c’était le Destin. Il s’était laissé pousser par le Destin, et le Destin le poussait vers sa fin. Sa vie avait-elle jamais été autrement façonnée ? Avait-il jamais vécu autrement ? La conque nacrée du ciel, l’océan printanier, la mélodie des montagnes, et celle qui chantait douloureusement dans sa poitrine, la flûte du Dieu, avaient-ils jamais été pour lui autre chose qu’une manifestation qui, comme une sorte de vaisseau des sphères, l’accueillerait bientôt pour le transporter dans l’infini ? 

Ah ! il était paysan de naissance, un paysan aimant la paix de l’existence terrestre, à qui aurait convenu une vie simple et assurée dans la communauté rurale, à qui son ascendance aurait dû accorder de pouvoir, de devoir rester sédentaire, et qui, obéissant à un destin supérieur, sans s’être détaché de son pays natal, n’y avait pas été maintenu ; il avait été déporté au loin, loin de la communauté, il avait pénétré dans la solitude la plus nue, la plus féroce, la plus sauvage du tourbillon des hommes, il avait été chassé de la simplicité de son origine, chassé au large vers une complexité toujours plus grande : et qu’en était-il résulté d’autre qu’un accroissement et un élargissement de la distance qui le séparait de sa propre vie ? – car en vérité seule cette distance avait augmenté ; il n’avait fait que marcher au bord de ses champs, il n’avait fait que vivre au bord de sa vie ; il était devenu un être inquiet, fuyant, cherchant la mort, cherchant, fuyant le travail, un être d’amour et pourtant un être traqué, un être errant parmi les passions du monde intérieur et du monde extérieur, un invité de sa propre vie. 

Et aujourd’hui que, presque au bout de ses forces, au bout de sa fuite, au bout de sa quête, il s’était frayé une route et qu’il était prêt au départ, qu’il s’était frayé une route pour prendre le départ et qu’il était prêt à supporter la suprême solitude, à fouler la route intérieure qui y ramène, voilà que le Destin et ses puissances s’étaient encore emparés de lui, lui avaient encore interdit la simplicité, le retour à son origine, et le monde intérieur, – voilà qu’ils avaient à nouveau fait dévier son chemin de retour, qu’ils avaient incurvé sa route vers la complexité du monde extérieur et l’avaient reconduit de force vers la malédiction qui avait assombri toute sa vie, si bien qu’on eût dit que l’unique simplicité que le destin lui gardait en réserve, c’était la simplicité de la mort. 

Au-dessus de lui, les vergues grinçaient dans les cordages, et dans les intervalles, il entendait la souple vibration des voiles, le glissement de l’écume le long de la quille et la cascade argentée qui jaillissait à chaque levée des rames ; il entendait leur crissement pesant dans les tolets et le clapotis de leur entaille quand elles s’enfonçaient de nouveau, il sentait l’élan souple et régulier du navire à la cadence des centaines de rames, il voyait glisser la ligne frangée de blanc du rivage et il pensait aux corps enchaînés des galériens silencieux dans l’entrepont étouffant, parcouru de courants d’air, empuanti et plein d’un grondement de tonnerre. Le même grondement sourd, rythmique et saccadé, environné d’un jaillissement d’argent, lui parvenait des deux navires voisins, du plus proche et de l’avant-dernier, comme un écho qui s’entendait sur tous les océans, et auquel tous les océans répondaient, car partout ils naviguaient ainsi chargés d’hommes, chargés d’armes, chargés de grains et de froment, chargés de marbre, d’huile, de vin, d’épices, d’esclaves ; partout la navigation qui échange et trafique, l’une des pires corruptions du monde. 

Ici, à vrai dire, ce n’étaient pas des marchandises, mais des panses qu’on transportait, c’étaient les gens de la cour, ce qui n’est pas peu dire : tout l’arrière du bateau jusqu’à la poupe était réservé à leur nourriture ; dès le petit matin résonnaient des bruits de table et, continuellement, des bandes d’affamés assiégeaient la salle à manger, guettant une place libre à un triclinium, prêts à écarter leurs rivaux pour s’y précipiter, avides de s’y étendre eux-mêmes pour enfin commencer ou recommencer à festoyer. Les serveurs, de jeunes gaillards alertes, vêtus avec élégance, – parmi lesquels beaucoup de jolis mignons, – enlaidis en ce moment par la transpiration et le surmenage, n’arrivaient pas à reprendre haleine, et leur chef, un regard froid au coin des yeux, mais un perpétuel sourire sur les lèvres et la main courtoisement offerte aux pourboires, les poussait de droite et de gauche, se précipitait lui-même d’un bout du pont à l’autre, car, outre le service du banquet, il fallait encore s’occuper de ceux qui, – chose assez étrange, – paraissaient déjà rassasiés et se distrayaient d’autre façon : certains se promenant, les mains croisées sur leur ventre ou sur leur postérieur, d’autres, en revanche, discutant avec de grands gestes, certains sommeillant — ou ronflant sur leur couche, la toge rejetée sur le visage, d’autres assis devant une table de jeu ; 

il fallait sans cesse qu’on les servît, qu’on s’empressât autour d’eux, en leur présentant sur de grands plateaux d’argent de petites collations qu’on faisait circuler d’un bout du pont à l’autre, car leur faim pouvait à chaque instant se réveiller, d’autant plus qu’ils étaient constamment la proie d’un désir glouton qui marquait d’une manière indélébile et sans équivoque les visages de tous, des bien-nourris et des maigres, des lents et des vifs, de ceux qui marchaient et de ceux qui étaient assis, de ceux qui étaient éveillés et de ceux qui dormaient, visages parfois taillés au ciseau, parfois modelés avec un relief plus ou moins accusé, avec plus ou moins de méchanceté ou de bonhomie, avec une expression de loup, de renard, de chat, de perroquet, de cheval, de requin, mais toujours tournés vers un seul but qui n’était qu’une jouissance immonde fermée sur elle-même, avide d’une possession insatiable, avide de trafics, avide d’argent, de chargés et d’honneurs, avide de l’inactivité affairée de la richesse.

 Partout, il y en avait un qui fourrait quelque chose dans sa bouche, partout couvait la concupiscence, partout couvait l’avidité, une avidité égoïste, prête à dévorer, dévorant tout ; son haleine envahissait le pont, était transportée au rythme des rames et on ne pouvait y échapper, on ne pouvait la supprimer. Le bateau tout entier était environné des souffles de l’avidité. Oh ! ils méritaient d’être représentés une bonne fois au naturel ! Il eût fallu leur consacrer un chant de cupidité ! Mais à quoi bon ? Le poète ne peut rien, il ne peut éviter aucun mal ; on ne l’écoute que lorsqu’il glorifie le monde, mais non quand il le représente tel qu’il est. Le mensonge seul procure la gloire, non la connaissance ! 

Et serait-il concevable qu’une autre efficacité, meilleure, fût réservée à l’Énéide ! Hélas, on la célébrera, parce que jusqu’à présent tout ce qu’il a écrit a été célébré, et aussi parce qu’on n’y glanera que l’agréable, et parce qu’il n’y a aucun danger ni aucune chance que des exhortations puissent être écoutées ; hélas, il lui était interdit de s’illusionner ou de se laisser bercer d’illusions, car il ne connaissait que trop ce public, pour qui le dur labeur du poète comme celui du galérien n’est qu’un objet de jouissance, un tribut dû au jouisseur, un tribut dont la jouissance lui revient, librement acceptée, qui ne voit pas et qui ne veut pas voir, chez l’un comme chez l’autre, que le tourment explorateur propre au poète, et le dur travail de l’esclave au fond du navire sont chargés de la même amertume : on ne s’en aperçoit pas et on ne veut pas s’en apercevoir. 

D’ailleurs, ce n’étaient pas uniquement des parasites qui fainéantaient et se gobergeaient autour de lui, même si Auguste était forcé d’en tolérer autant dans son entourage ; non, beaucoup d’entre eux avaient déjà accompli toutes sortes d’actions méritoires et profitables, mais à la faveur des loisirs du voyage, ils avaient presque entièrement dépouillé ce qu’ils étaient ailleurs, trouvant une entière jouissance à se dénuder, et seule était restée intacte leur arrogance aveugle dans les ténèbres de l’avidité, dans l’assoupissement ténébreux gorgé d’avidité. En bas, dans la pénombre, par secousses régulières, par secousses grandioses et sauvages, par secousses bestiales inhumaines et néanmoins domestiquées, s’accomplissait le travail de la masse ramante.

 Ceux d’en bas ne le comprenaient pas et ne se soudaient pas de lui, ceux d’en haut affirmaient qu’ils le respectaient, et même ils le croyaient ; cependant, quoi qu’il en fût, qu’ils prétendissent aimer ses œuvres en faisant mentir leur vrai goût, ou que, d’une façon non moins mensongère, ils lui affirmassent leur dévouement parce qu’il était l’ami de César, lui, Publius Virgilius Maro n’avait rien de commun avec eux, bien que le Destin l’eût poussé dans leur cercle ; ils le dégoûtaient, et si la brise côtière, saluant à l’avance le coucher du soleil, ne s’était pas levée, si elle n’avait pas balayé du navire la puanteur de festin et de cuisine, il aurait eu un nouvel accès de mal de mer. Il s’assura que le coffre contenant le manuscrit de l’Énéide était intact à côté de lui, et regardant en clignant des yeux l’astre qui s’enfonçait profondément à l’ouest, il tira son manteau jusqu’au visage ; il était gelé.

De temps en temps, il avait envie de se retourner vers la bruyante meute humaine derrière lui, presque curieux de tout ce qu’ils allaient encore faire ; mais il ne bougea pas, il était préférable de ne pas bouger, et même il lui semblait de plus en plus que ce regard en arrière lui était expressément interdit. (...)

Oh ! comme il sentait un désir irrefréné d’étendre les mains vers ces rives, hélas, si éloignées, de plonger la main dans l’opacité des arbustes, de sentir entre ses doigts le feuillage, engendré de la terre, de l’y tenir à jamais, – le désir tressaillait dans ses mains, tressaillait dans ses doigts ; – tant était irrésistible son envie des feuilles vertes, de leur tige flexible, du doux tranchant de leurs bords, de leur tissu dur et vivant : il les sentait avec nostalgie, quand il fermait les yeux, et c’était une nostalgie purement sensuelle, d’une sensualité naïve, empoignante, comme ses poings virils de paysan aux os grossiers, une nostalgie riche en délectation et en sensations, comme leurs attaches fines et la subtilité presque féminine de leurs nerfs ; oh ! gazon, oh ! feuillage, oh ! écorce lisse et écorce rugueuse, palpitation vivante du bourgeonnement, incarnation multiple et ramifiée de l’obscurité terrestre ! 

Oh ! main, qui sent, qui touche, qui reçoit, qui enferme, oh ! doigts et pointes des doigts, rudes, délicats et tendres, peau vivante, enveloppe suprême de l’obscurité de l’âme, toute grande ouverte lorsqu’on lève les mains ! Toujours, il avait senti cette pulsation étrange, presque volcanique dans ses mains, toujours l’avait accompagné le pressentiment d’une étrange vie personnelle de ses mains, pressentiment à qui, une fois pour toutes, il avait interdit de franchir le seuil de la connaissance, comme si un danger confus le guettait dans cette connaissance, et lorsque, ainsi qu’il en avait l’habitude, et qu’il le faisait en ce moment, il tournait la chevalière qu’il portait au doigt de sa main droite, et qui était si finement travaillée qu’on pouvait presque la trouver un peu féminine, il lui semblait qu’il pouvait conjurer par là le désir de ses mains et les amener en quelque sorte à se dominer elles-mêmes, en apaisant leur angoisse, l’angoisse nostalgique de mains paysannes qui ne devaient jamais plus saisir la charrue, ni la semence, et qui avaient donc appris à saisir l’insaisissable. 

C’était comme s’il apaisait le pressentiment angoissé de ses mains, dont la volonté de créer, frustrée de la terre, n’avait plus rien conservé que leur vie propre dans le Tout insaisissable, ses mains menacées et menaçantes, plongeant si profondément dans le Néant et sentant à tel point les dangers qu’il recélait, que ce pressentiment angoissé, en quelque sorte sublimé, devenait un effort irrésistible, un effort pour conserver l’unité de la vie humaine, pour préserver l’unité de la nostalgie humaine, en prévenant ainsi son éparpillement en vies fragmentaires, rendues petites parleurs petites nostalgies ; car insuffisante est la nostalgie des mains, la nostalgie de l’œil, quand seul est suffisant le désir du cœur et de la pensée dans leur communauté, le désir total contemplant, écoutant, touchant, respirant l’infini du monde extérieur et intérieur dans une unité faite d’une double pulsation. C’est seulement à cette totalité qu’il est accordé de surmonter l’aveuglement trouble et sans espoir du morcellement angoissé, c’est seulement en elle que se manifeste le double épanouissement depuis les racines existentielles de la connaissance, et c’était justement cela qu’il pressentait et avait toujours pressenti. Oh ! nostalgie de celui qui n’est toujours qu’un étranger, nostalgie de l’homme qui ne peut jamais être rien d’autre qu’un étranger, nostalgie de l’homme ! 

jeudi 25 avril 2019

" La caricature de guerre de Peter Jackson." Par Chris Hedges


Et le journaliste et auteur Philip Gibbs a noté que les soldats avaient une haine profonde des civils qui croyaient aux mensonges. « Ils détestaient les femmes souriantes dans la rue. Ils détestaient les vieillards. … Ils voulaient que les profiteurs meurent à cause des gaz toxiques. Ils ont prié Dieu pour que les Allemands envoient des Zeppelins en Angleterre, pour que le peuple sache ce que signifie la guerre. »




Lorsque le réalisateur-producteur Peter Jackson commence « They Shall Not Grow Old » [« Ils ne vieilliront pas », NdT] , un film sur la Première Guerre mondiale qui transforme miraculeusement les images d’archives en noir et blanc granuleuses et tremblotantes de la guerre en un spectacle moderne 3D en couleurs, il nous bombarde des clichés utilisés pour ennoblir les guerres. Les anciens combattants, sur fond musical, disent des choses comme « Je ne l’aurais pas manqué », « Je recommencerais parce que j’ai aimé la vie militaire » et « Ça a fait de moi un homme ». Après la guerre, trouver la minuscule minorité d’anciens combattants prêts à dire de telles idioties a dû demander un certain effort. La vie militaire est une forme de servitude, l’exposition prolongée au combat vous laisse brisé, marqué à vie par les traumatismes et souvent si engourdi que vous avez des difficultés à communiquer avec les autres, et la dernière chose que la guerre fait est de faire de vous un homme. (...)

« Quand la guerre n’était pas très présente, c’était vraiment amusant d’être en première ligne », dit un vétéran dans le film. « C’était une sorte de camp de vacances en plein air avec un peu de danger pour épicer et rendre ça intéressant. »
Des commentaires aussi insipides ont défini la perception de la guerre à la maison. L’affrontement entre une population civile qui considérait la guerre comme « une sorte de camp de vacances en plein air » et ceux qui l’ont vécue a creusé un fossé profond. Le poète Charles Sorley a écrit : « J’aimerais tant tuer le premier responsable de la guerre ». Et le journaliste et auteur Philip Gibbs a noté que les soldats avaient une haine profonde des civils qui croyaient aux mensonges. « Ils détestaient les femmes souriantes dans la rue. Ils détestaient les vieillards. … Ils voulaient que les profiteurs meurent à cause des gaz toxiques. Ils ont prié Dieu pour que les Allemands envoient des Zeppelins en Angleterre, pour que le peuple sache ce que signifie la guerre. »
Des études militaires ont déterminé qu’après 60 jours de combat continu, 98 pour cent de ceux qui survivent seront victimes de troubles psychiatriques. Le trait commun parmi les 2 pour cent qui ont pu endurer un combat soutenu était une prédisposition à avoir des « personnalités psychopathes agressives ». Le lieutenant-colonel David Grossman a écrit : « On n’est pas trop à coté de la plaque en observant qu’il y a quelque chose au sujet du combat continu et inévitable qui rendra fou 98 pour cent de tous les hommes, et les 2 pour cent restants étaient déjà fous à leur arrivée. »
Les clans militaires de la société américaine sont aussi omnipotents qu’ils l’étaient pendant la Première Guerre mondiale. Les symboles de la guerre et du militarisme, d’hier et d’aujourd’hui, ont une aura quasi religieuse, surtout dans notre démocratie défaillante. Nos généraux incompétents – comme David Petraeus, qui n’a fait que prolonger la guerre en Irak et augmenter le nombre de victimes et dont l’idée d’armer les rebelles « modérés » en Syrie a été une catastrophe – sont aussi adulés que le général Douglas Haig, commandant en chef britannique, qui a résisté aux innovations telles que le char, l’avion et la mitraillette qu’il a qualifié « d’arme très surfaite ». 
Il croyait que la cavalerie jouerait un rôle décisif pour gagner la guerre. Haig, lors de la bataille de la Somme, a essuyé 60 000 pertes le premier jour de l’offensive, le 1er juillet 1916. Aucun de ses objectifs militaires n’a été atteint. Vingt mille morts gisaient entre les lignes. Les blessés ont crié pendant des jours. Cela n’a pas freiné l’ardeur de Haig à sacrifier ses soldats.
 Déterminé à réaliser son plan de percée à travers les lignes allemandes et de lâcher ses trois divisions de cavalerie sur l’ennemi en fuite, il a maintenu les vagues d’assauts pendant quatre mois jusqu’à ce que l’hiver le force à cesser. Pendant le temps où Haig a été en place, l’armée avait subi plus de 400 000 pertes et n’avait abouti à rien. Le lieutenant-colonel E.T.F. Sandys, qui a vu 500 de ses soldats tués ou blessés dès le premier jour dans la Somme, écrit deux mois plus tard : « Je n’ai jamais eu un instant de paix depuis le 1er juillet ». Il s’est ensuite suicidé dans une chambre d’hôtel à Londres. (...)
Shapiro a écrit dans son chapitre « Réactions mentales » :
Q : Qu’est-ce qui peut m’arriver après avoir atteint mon ennemi au visage avec ma baïonnette ?
Vous pouvez développer un tic hystérique rapide, soudain et convulsif, des spasmes convulsifs de contractions des muscles de votre propre visage.
Q : Que peut-il m’arriver une fois que j’aurai transpercé l’abdomen de mon ennemi avec ma baïonnette ?
Il se peut que vous soyez victime de contractions abdominales.
Q : Qu’est-ce qui peut m’arriver à la suite de spectacles particulièrement horribles ?
Vous pourriez être atteint de cécité de type hystérique.
Q : Que peut-il m’arriver si je trouve les cris des blessés insupportables ?
Vous pouvez développer une surdité de type hystérique.
Q : Qu’est-ce qui peut m’arriver si je dois participer à des enterrements ?
Vous pouvez développer une anosmie (perte de votre odorat). (...)
« Peu d’entre nous peuvent rester accrocher à leur vraie nature assez longtemps pour découvrir les vérités capitales sur nous-mêmes et de cette terre qui tourne et à laquelle nous nous agrippons », écrit J. Glenn Gary, un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, dans « The Warriors : Réflexions sur les hommes au combat ». « C’est particulièrement vrai pour les hommes en temps de guerre. Le grand dieu Mars essaie de nous aveugler quand nous entrons dans son royaume, et quand nous sortons, il nous donne une coupe généreuse des eaux du Léthé à boire ». [Le fleuve Léthé, un des cinq fleuves des Enfers, parfois nommé fleuve de l’Oubli, NdT]
Jackson termine le film avec une chansonnette de l’armée sur la prostitution. « Vous oublierez peut-être le gaz et les obus, dit la chanson, mais vous n’oublierez jamais la Mademoiselle ! Hinky-dinky, parlez-vous ? » [Hinky-dinky : référence à une chanson de soldats osée, NdT]
Des dizaines de milliers de filles et de femmes, dont les frères, les pères, les fils et les maris étaient morts ou mutilés, et dont les maisons avaient souvent été détruites, se sont retrouvées pauvres et souvent sans abri. Elles étaient une proie facile pour les bordels, y compris les bordels gérés par l’armée et les proxénètes qui servaient les soldats. Il n’y a rien d’amusant ou de mignon à s’allonger sur une natte de paille et à se faire violer par jusqu’à 60 hommes par jour, à moins que vous ne soyez le violeur.
« Donnez des mots à la douleur », nous rappela William Shakespeare, « Le chagrin muet murmure au cœur effrayé et lui ordonne de se briser. »
Heureusement, tous les participants à la guerre sont morts. Ils trouveraient dans le film un autre exemple du mensonge monstrueux qui nie leur réalité, ignore ou minimise leur souffrance et ne tient jamais pour responsables les militaristes, carriéristes, profiteurs et imbéciles qui ont décrété la guerre. La guerre est la raison d’être de la société technologique. Elle libère ses démons. Et ceux qui profitent de ces démons, hier et aujourd’hui, travaillent dur pour les garder cachés.

https://www.les-crises.fr/la-caricature-de-guerre-de-peter-jackson-par-chris-hedges/

" Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne " par Olympe de Gouges (1791)

Les Droits de la Femme

Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. 

Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? ta force ? tes talents ?
Observe le Créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu oses, l’exemple de cet empire tyrannique.

Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d’œil sur toute les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondues, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.

L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle des lumière et de sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.

De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme
(Nicolas Boileau, 1636-1711)


 Préambule

Les mères, les filles, les soeurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en Assemblée nationale.

Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de la femme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes moeurs, et au bonheur de tous.

En conséquence, le sexe supérieur, en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne.

Article 1
La Femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

Article 2
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l'oppression.

Article 3
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n'est que la réunion de la Femme et de l'Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

Article 4
La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui; ainsi l'exercice des droits naturels de la femme n'a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l'homme lui oppose; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.

Article 5
Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société; tout ce qui n'est pas défendu par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elles n'ordonnent pas.

Article 6
La loi doit être l'expression de la volonté générale; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation; elle doit être la même pour tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.

Article 7
Nulle femme n'est exceptée; elle est accusée, arrêtée, et détenue dans les cas déterminés par la loi : les femmes obéissent comme les hommes à cette loi rigoureuse.

Article 8
La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.

Article 9
Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la loi.

Article 10
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales. La femme a le droit de monter sur l'échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune, pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi.

Article 11
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d'un enfant qui vous appartient, sans qu'un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Article 12
La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité majeure; cette garantie doit être instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de celles à qui elle est confiée.

Article 13
Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.

Article 14
Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l'admission d'un partage égal, non seulement dans la fortune, mais encore dans l'administration publique, et de déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée de l'impôt.

Article 15
La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.

Article 16
Toute société, dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n'a pas coopéré à sa rédaction.

Article 17
Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés : elles ont pour chacun un droit inviolable et sacré; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la Nature, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

 Postambule

Femme, réveille-toi; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l'usurpation. L'homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne.

Ô femmes! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit; que vous reste t-il donc ? La conviction des injustices de l'homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature; qu'auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? Le bon mot du Législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu'y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez vous à répondre.

S'ils s'obstinent, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes, opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Etre Suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir; vous n'avez qu'à le vouloir.

Passons maintenant à l'effroyable tableau de ce que vous avez été dans la société; et puisqu'il est question, en ce moment, d'une éducation nationale, voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur l'éducation des femmes.

Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur avait ravi, la ruse leur a rendu; elles ont eu recours à toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis; elles commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernement français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l'administration nocturne des femmes; le cabinet n'avait point de secret pour leur indiscrétion; ambassade, commandement, ministère, présidence, pontificat, cardinalat; enfin tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profane et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé.

Dans cette sorte d'antithèse, que de remarques n'ai-je point à offrir ! je n'ai qu'un moment pour le faire, mais ce moment fixera l'attention de la postérité la plus reculée. Sous l'Ancien Régime, tout était vicieux, tout était coupable; mais ne pourrait-on pas apercevoir l'amélioration des choses dans la substance même des vices ? Une femme n'avait besoin que d'être belle ou aimable; quand elle possédait ces deux avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n'en profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une philosophie peu commune, qui la portait au mépris des richesses; alors elle n'était plus considérée que comme une mauvaise tête. La plus indécente se faisait respecter avec de l’or. Le commerce des femmes était une espèce d'industrie reçue dans la première classe, qui, désormais, n'aura plus de crédit. S'il en avait encore, la révolution serait perdue, et sous de nouveaux rapports, nous serions toujours corrompus.

Cependant la raison peut-elle se dissimuler que tout autre chemin à la fortune est ferme à la femme, que l'homme achète, comme l'esclave sur les côtes d'Afrique? La différence est grande; on le sait. L'esclave commande au maître, mais si le maître lui donne la liberté sans récompense, et à un age ou l'esclave a perdu tous ses charmes, que devient cette infortunée? Le jouet du mépris; les portes mêmes de la bienfaisance lui sont fermées; elle est pauvre et vieille, dit-on; pourquoi n'a-t-elle pas su faire fortune ? D'autres exemples encore plus touchants s'offrent à la raison. Une jeune personne sans expérience, séduite par un homme qu'elle aime, abandonnera ses parents pour le suivre; l'ingrat la laissera après quelques années, et plus elle aura vieilli avec lui, plus son inconstance sera inhumaine. Si elle a des enfants, il l'abandonnera de même. S'il est riche, il se croira dispensé de partager sa fortune avec ses nobles victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs, il en violera la puissance en espérant tout des lois. S'il est marié, tout autre engagement perd ses droits.

Quelles lois reste-t-il donc à faire pour extirper le vice jusque dans la racine ? Celle du partage des fortune entre les hommes et les femmes, et de l'administration publique. On conçoit aisément que celle qui est née d'une famille riche, gagne beaucoup avec l'égalité des partages. Mais celle qui est née d'une famille pauvre, avec du mérite et des vertus, quel est son lot ? La pauvreté et l'opprobre. Si elle n'excelle pas précisément en musique ou en peinture, elle ne peut être admise à aucune fonction publique, quand elle en aurait toute la capacité. Je ne veux donner qu'un aperçu des choses, je les approfondirai dans la nouvelle édition de tous mes ouvrages politiques que je me propose de donner au public dans quelques jours, avec des notes.

Je reprends mon texte quant aux moeurs. Le mariage est le tombeau de la confiance et de l'amour. La femme mariée peut impunément donner des bâtards à son mari, et la fortune qui ne leur appartient pas. Celle qui ne l'est pas n'a qu'un faible droit: les lois anciennes et inhumaines lui refusaient ce droit sur le nom et sur le bien de leur père, pour ses enfants, et l'on n'a pas fait de nouvelles lois sur cette matière.

Si tenter de donner à mon sexe une consistance honorable et juste est considéré dans ce moment comme un paradoxe de ma part, et comme tenter l'impossible, je laisse aux hommes à venir la gloire de traiter cette matière; mais en attendant, on peut la préparer par l'éducation nationale, par la restauration des moeurs et par les conventions conjugales.


https://www.panarchy.org/degouges/droitsfemme.html

Marie Gouze, dite Olympe de Gouges, née à Montauban le 7 mai 1748 et morte guillotinée à Paris le 3 novembre 1793, est une femme de lettres française, devenue femme politique. Elle est considérée comme une des pionnières du féminisme français.

Auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle a laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et politiques des femmes et de l’abolition de l'esclavage des Noirs.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Olympe_de_Gouges

" Le criminel c’est l’électeur " par Albert Libertad (1906)

C’est toi le criminel, ô Peuple, puisque c’est toi le Souverain. Tu es, il est vrai, le criminel inconscient et naïf. Tu votes et tu ne vois pas que tu es ta propre victime.

Pourtant n’as-tu pas encore assez expérimenté que les députés, qui promettent de te défendre, comme tous les gouvernements du monde présent et passé, sont des menteurs et des impuissants ?

Tu le sais et tu t’en plains ! Tu le sais et tu les nommes ! Les gouvernants quels qu’ils soient, ont travaillé, travaillent et travailleront pour leurs intérêts, pour ceux de leurs castes et de leurs coteries.

Où en a-t-il été et comment pourrait-il en être autrement ? Les gouvernés sont des subalternes et des exploités : en connais-tu qui ne le soient pas ?

Tant que tu n’as pas compris que c’est à toi seul qu’il appartient de produire et de vivre à ta guise, tant que tu supporteras, - par crainte,- et que tu fabriqueras toi-même, - par croyance à l’autorité nécessaire,- des chefs et des directeurs, sache-le bien aussi, tes délégués et tes maîtres vivront de ton labeur et de ta niaiserie. Tu te plains de tout ! Mais n’est-ce pas toi l’auteur des mille plaies qui te dévorent ?

Tu te plains de la police, de l’armée, de la justice, des casernes, des prisons, des administrations, des lois, des ministres, du gouvernement, des financiers, des spéculateurs, des fonctionnaires, des patrons, des prêtres, des proprios, des salaires, des chômages, du parlement, des impôts, des gabelous, des rentiers, de la cherté des vivres, des fermages et des loyers, des longues journées d’atelier et d’usine, de la maigre pitance, des privations sans nombre et de la masse infinie des iniquités sociales.

Tu te plains ; mais tu veux le maintien du système où tu végètes. Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours. C’est toi qui produis tout, qui laboures et sèmes, qui forges et tisses, qui pétris et transformes, qui construis et fabriques, qui alimentes et fécondes !

Pourquoi donc ne consommes-tu pas à ta faim ? Pourquoi es-tu le mal vêtu, le mal nourri, le mal abrité ? Oui, pourquoi le sans pain, le sans souliers, le sans demeure ? Pourquoi n’es-tu pas ton maître ? Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi es-tu l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, l’esclave ?

Tu élabores tout et tu ne possèdes rien. Tout est par toi et tu n’es rien.

Je me trompe. Tu es l’électeur, le votard, celui qui accepte ce qui est ; celui qui, par le bulletin de vote, sanctionne toutes ses misères ; celui qui, en votant, consacre toutes ses servitudes.

Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet, rampant devant la poigne du maître. Tu es le sergot, le geôlier et le mouchard. Tu es le bon soldat, le portier modèle, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, le paysan sobre, l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi te plains-tu ?

Tu es un danger pour nous, hommes libres, pour nous, anarchistes. Tu es un danger à l’égal des tyrans, des maîtres que tu te donnes, que tu nommes, que tu soutiens, que tu nourris, que tu protèges de tes baïonnettes, que tu défends de ta force de brute, que tu exaltes de ton ignorance, que tu légalises par tes bulletins de vote, - et que tu nous imposes par ton imbécillité.

C’est bien toi le Souverain, que l’on flagorne et que l’on dupe. Les discours t’encensent. Les affiches te raccrochent ; tu aimes les âneries et les courtisaneries : sois satisfait, en attendant d’être fusillé aux colonies, d’être massacré aux frontières, à l’ombre de ton drapeau.

Si des langues intéressées pourlèchent ta fiente royale, ô Souverain ! Si des candidats affamés de commandements et bourrés de platitudes, brossent l’échine et la croupe de ton autocratie de papier; Si tu te grises de l’encens et des promesses que te déversent ceux qui t’ont toujours trahi, te trompent et te vendront demain : c’est que toi-même tu leur ressembles. C’est que tu ne vaux pas mieux que la horde de tes faméliques adulateurs. C’est que n’ayant pu t’élever à la conscience de ton individualité et de ton indépendance, tu es incapable de t’affranchir par toi-même. Tu ne veux, donc tu ne peux être libre.

Allons, vote bien ! Aies confiance en tes mandataires, crois en tes élus.

Mais cesse de te plaindre. Les jougs que tu subis, c’est toi-même qui te les imposes. Les crimes dont tu souffres, c’est toi qui les commets. C’est toi le maître, c’est toi le criminel, et, ironie, c’est toi l’esclave, c’est toi la victime.

Nous autres, las de l’oppression des maîtres que tu nous donnes, las de supporter leur arrogance, las de supporter ta passivité, nous venons t’appeler à la réflexion, à l’action.

Allons, un bon mouvement : quitte l’habit étroit de la législation, lave ton corps rudement, afin que crèvent les parasites et la vermine qui te dévorent. Alors seulement tu pourras vivre pleinement.

LE CRIMINEL, c’est l’Électeur !

 https://www.panarchy.org/libertad/electeur.html

Joseph Albert, dit Albert Libertad ou Libertad, né le 24 novembre 1875 à Bordeaux et mort assassiné par empoisonnement à l'anthrax le 12 novembre 1908, à l’Hôpital Lariboisière à Paris, après y avoir été admis à la suite d'un tabassage par la police en Suisse alors qu'il allait y donner conférence, est un militant libertaire français, anarchiste individualiste.

Il est parmi les fondateurs, en 1902, de la Ligue antimilitariste et participe à l'essor du mouvement des « Causeries populaires ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Libertad

« Lettre à André Breton » par Antoine de Saint-Exupéry ( 1941 )



Mon cher ami,

Ma lettre sera un peu sèche. C’est que j’ai le goût de la clarté. L’effort me paraît inutile qui consiste à composer des phrases d’autant plus fleuries qu’on les escompte plus agressives. 

Le jeu des allusions souterraines m’ennuie, autant que m’ennuie d’ailleurs, à l’autre extrême, le bruit redondant des injures. Je n’éprouve l’envie ni de blesser, ni d’injurier, ni d’insinuer.

Mais votre position inattendue de juge m’oblige, bien malgré moi, de vous répondre sur le terrain choisi par vous. Et dans le ton choisi par vous. J’estime d’ailleurs dénué de tout intérêt, mais infiniment aisé de confronter mes textes aux vôtres, mes souhaits aux vôtres, mon action passée à la vôtre.

Je tiens cependant à vous dire, avant d’ouvrir ce concours ridicule, que l’introduction de ces grands thèmes à propos d’un dîner manqué me paraît quelque peu saugrenue. « Les principes qui vous gouvernent » ont joué par trop à retardement. Vous avez interrompu d’aimables relations, et une discussion d’ordre domestique, pour demander à brûle-pourpoint quelque chose comme « Que faisiez-vous le 17 juin 1907. » Il était temps de vous en aviser !

Mais, puisque des problèmes de protocole vous font soudainement vous inquiéter de ma position religieuse, sociale, politique et philosophique, j’accepte de vous informer.

Ma position vis-à-vis du nazisme a été telle que, au cours de la guerre, j’ai fait casser trois mutations successives qui tendaient à sauver ma précieuse personne, dont une au cours même de l’offensive allemande, alors qu’il ne rentrait qu’une mission sur trois et que, dans mon idée, je ne pouvais pas espérer survivre deux jours. Je suis étranger à la chance qui me vaut le privilège d’être critiqué.

J’imagine bien que les signataires de manifestes vous paraissent d’une audace autrement vigoureuses. Mais, personnellement, je ne vois pas en quoi un chapelet d’injures adressées à des malheureux, qui crèvent de faim sous le plus abominable des chantages, changera rien du sort du monde. Je ne vois pas de quel courage un homme fait preuve en cédant au conformisme local le plus orthodoxe. Le courage est de mon côté. Je me fous totalement de ces exercices oratoires qui assurent une audience facile. Les bénéfices sont de votre côté.

Donc, d’abord, je me suis battu. La résistance anti-naziste reposait essentiellement, selon moi, non sur les manifestes (ceux que nous déversions sur l’Allemagne, en mission de guerre, nous paraissaient ridicules et puérils) mais :

- sur l’armement des Français ;
- sur l’union des Français ;
- sur l’esprit de sacrifice des Français.

J’ai toujours été cohérent avec mes principes, de même que ces principes étaient cohérents avec les intérêts généraux qu’ils prétendaient servir. Ainsi j’ai fait la guerre moi-même. Ainsi j’ai toujours cherché moi-même, dans la mesure de mon simple pouvoir, à réaliser cette union. J’en apporte comme preuve l’exemple même des journalistes que vous citez et qui, bien que de partis divers, étaient reçus à ma table. Mon Groupe Aérien de même a uni à la même table des camarades de droite et des camarades de gauche, des camarades croyants et des camarades incroyants. Tous sont morts très proprement par esprit de résistance au Nazisme. Vous auriez fait pendre les trois quarts d’entre eux. Cela est exact. Cela leur aurait, en tout cas, évité de griller vifs. Il est exact, croyez-le bien, que je recevrai toute ma vie, à ma table, les survivants du Groupe 2/33, de quelque parti qu’ils se réclament. (...)

Je prétends que, d’abord, vous ne prétendiez pas lutter contre la menace naziste. Car alors vous auriez trahi. Il est d’une évidence éclatante que votre action eût pu être souhaitée par Goebbels lui-même. Il est hors de doute que, si une telle action était encore en son pouvoir, il subventionnerait aux États-Unis la transposition intégrale des textes politiques et sociaux de vos Revues Surréalistes. J’ai un ami qui détient ici toute la collection. Adaptez-les au goût américain, faites-les traduire et cherchez-leur un éditeur !

Si je fais l’examen impartial de ces textes (en particulier des feuilles roses si instructives) pour m’éclairer sur vos mystérieux points de vue, je constate que la seule doctrine explicitable qu’ils recoupent en permanence est celle de l’Anarchisme type Catalan. Quand les formules vagues se condensent, par miracle, en principes d’action, ceux-ci trouvent dans l’Anarchie seule leur commune mesure. Je ne porte aucun Extrait de la publication Lettre à André Breton jugement sur votre idéologie de libertaire, mais je constate que c’est là-dessus et là-dessus seulement que vous vous êtes jamais clairement engagé. Je tiens ce travail d’archives à votre disposition en vingt-quatre heures. (...)

La croisade que vous prêchez ne peut, en fait, servir qu’André Breton, et l’habiller à peu de frais, d’un uniforme de Conformiste. Ainsi le Naziste et le Démocrate pourraient se prétendre d’accord s’ils bornent leurs échanges de points de vue à la lutte contre l’alcoolisme. Il reste que, à lire les textes que vous écriviez lorsque vous étiez libre, vous attaqueriez tout aussi aisément l’Angleterre, dans les principes mêmes de sa résistance. Il vous est impossible de nier une telle évidence. Je comprends bien votre passion anti-Vichy. Si Vichy n’existait pas, comment feriez-vous pour « prendre position » sans vous contredire ?

Il est dommage que vous ne vous soyez jamais trouvé face au problème de la mort consentie. Vous auriez constaté que l’homme a besoin alors, non de haine, mais de ferveur. On ne meurt pas « contre », on meurt « pour ». Or vous avez usé votre vie à démanteler tout ce dont l’homme pouvait se réclamer pour accepter la mort. Non seulement vous avez lutté contre les armements, l’union, l’esprit de sacrifice, mais vous avez lutté encore contre la liberté de penser autrement que vous, la fraternité qui domine les opinions particulières, la morale usuelle, l’idée religieuse, l’idée de Patrie, l’idée de Famille, de maison, et plus généralement toute idée fondant un Être, quel qu’il soit, dont l’homme se puisse réclamer. Vous êtes partisan fanatique de la destruction absolue de tous ces ensembles. Vous êtes sans doute anti-naziste, mais au titre même où vous êtes anti-chrétien. Et vous êtes moins attaché à lutter contre le Nazisme que vous ne vous êtes acharné à ruiner les faibles remparts qui s’opposaient encore à lui.

Je regrette ce ton qui m’est inhabituel. Je respecte toujours la pensée d’autrui. J’essaie toujours, non de l’observer de mon point de vue, mais d’accéder, pour la comprendre, au point de vue dont elle se réclame. J’ai toujours fait cet effort en votre faveur même, et, bien que je pense rarement comme vous, vous m’avez toujours vu essayer non de vous juger, mais de vous entendre. La démarche opposée me paraît définir à peu près la position du Nazisme lui-même vis-à-vis de la pensée. La liberté de penser me paraît formule vide de sens si elle impose le Conformisme intellectuel et spirituel. La liberté de penser comme André Breton ne me suffit pas. (...)

Vous êtes exclusivement défenseur de la liberté d’André Breton. Vous êtes l’homme des excommunications, des exclusives, des orthodoxies absolues, des procès de tendance, des jugements définitifs portés sur l’homme à l’occasion d’une phrase de hasard, d’un pas, d’un geste. Si vous n’êtes pas l’homme des Bastilles, c’est faute de pouvoir. Mais dans la mesure où votre faible pouvoir peut s’exercer, vous êtes l’homme des camps de concentration spirituels. Votre châtiment ne dispose comme arme que du manifeste, mais vous en usez contre quiconque ne pense pas absolument comme vous. Il est exact que vous ayez pris position. Vous avez pris position, résolument, pour André Breton. Ici encore vos feuilles roses sont étonnantes. On croirait revivre les audiences de la Très Sainte Inquisition. Vous êtes étonnamment à l’aise dans l’atroce tactique des interrogatoires. Vous jouez avec une joie sourde de l’étonnant matériel verbal des conseils de guerre. Souvenez-vous du malheureux de vos amis qui laissa un jour tomber trois mots absolument quelconques sur Chiappe [4]. Quelle séance solennelle vous avez ouverte à ce propos ! 

Que vos greffiers ont bien dressé leur compte rendu ! Que vos policiers ont bien abruti ce malheureux ! Votre assemblée de tortionnaires, heureusement pour lui sans pouvoir réel, l’a décortiqué jusqu’à la racine. La Très Sainte Inquisition ne connaissait pas la psychanalyse. Cette ignorance la faisait plus timide que vous, plus respectueuse des énoncés d’un homme. Cette arme-là ne chôme pas entre vos mains. Elle vous permet, si l’homme répond « oui », de lui démontrer qu’il a dit « non ». Il est plus admirable encore que vous ayez réinventé le sacrilège ! L’homme a prononcé « ces mots-là » ! Ces mots-là « en soi » sont un crime.

 J’imagine qu’au XIIIème siècle la malheureuse qui, ayant trop bu, avait osé dire « Vive le Diable » avait bien du mal à se justifier devant ses juges. Mais quiconque, dans l’entourage d’André Breton, a pu faire une timide réserve sur le diable doit renoncer à tout espoir. Cela est absolument cohérent avec l’anarchie. Chaque individu représente un Dieu et un Juge. J’ai vécu un mois parmi eux en reportage à Barcelone [5]. Ils se fusillaient chaque jour entre eux au nom d’une liberté qui n’était pour chacun que la liberté de soi-même. La liberté du voisin niant la sienne, chacun était en droit d’assassiner son voisin, religieusement, au nom même de la liberté.

Vos malheureux camarades n’ont pas été pendus par les soins de votre bourreau. Car vous n’aviez point de bourreau. La Très Sainte Inquisition ne grillait pas non plus elle-même. Elle livrait au bras séculier. Ah! mon pauvre ami, je préférerais me faire trappiste plutôt que de vivre trente heures dans la société coranique [6] que vous prétendez nous préparer, où l’homme n’est plus jugé sur sa qualité d’Être mais sur son formulaire, où les Manifestes tiennent lieu de cœur, où les voisins de palier s’érigent en dénonciateurs et en juges, où rien n’est respecté de la patrie intérieure, où vous prétendez clarifier et assainir l’individu en le violant en permanence selon toutes les techniques connues de vous, dans le but d’étaler sa tripaille au soleil dans une sorte de foire aux puces universelles. 

Jeu de la vérité, psychanalyse, écriture automatique, professions de foi incessantes (qui dira l’ignominie des Manifestes !), mises en demeure policières d’avoir à exhiber, en permanence, le patrimoine le plus intime tous vos efforts, tous vos jeux, toute votre philosophie recoupent la même rage dévastatrice. Ce ne sont pas les hommes de chez vous que j’irais choisir pour vivre un naufrage, une exploration, un deuil, un repas d’amis. Que peut bien signifier, chez vous, le mot « accueillir » ? La liberté  ? Pauvre Breton, vous la haïssez chez les autres.

Il est certain que la liberté qui m’est chère n’a aucun rapport avec la vôtre. Dans le domaine du sentiment elle est pudeur et droit au silence sur ce qui me touche. Elle a droit au respect d’autrui. Dans le domaine de la pensée elle est droit accordé à chacun de choisir pour vérité sa propre synthèse des matériaux communs, de choisir ses propres concepts directeurs, en un mot d’énoncer librement l’univers. Ainsi Einstein reprend les décimales connues de Newton et renverse le système newtonien, pour monter l’édifice, cohérent aussi, mais plus vaste de la relativité. Ma liberté m’oblige de respecter André Breton quand il fait d’un litige droite-gauche l’axe essentiel des problèmes du monde. 

Je ne « condamne » pas André Breton. Mais l’exercice de cette même liberté m’autorise à penser que le camarade « de droite » qui non seulement eût signé un Manifeste contre le Nazisme, mais a revendiqué le droit de mourir contre le Nazisme et, de plus, est mort est plus proche de moi que tel homme de gauche qui s’est soigneusement mis à l’abri. J’ai le droit, au nom de ma liberté de penser, de choisir tel autre axe qui m’éclaire mieux la réalité que je prétends lire. 

Votre liberté de penser, André Breton, s’accorde fort bien de la photographie publiée par vous « Benjamin Péret insultant un prêtre [7] ». On pouvait voir ainsi, dans les hebdomadaires nazistes, des photographies de S.A. insultant des juifs. Cette photographie de Péret n’est pas seule preuve d’un irrespect profond et absolu de l’homme quand cet homme n’est pas votre partisan. Je ne retrouverai que dans les ordures anti-juives d’Allemagne des actions du type du papier où, à la suite d’un différend anodin avec cette pauvre nouille de M.A., vous annoncez au monde, et à sa fiancée éventuelle, qu’il a été surpris par l’un des vôtres au cours d’un traitement pour maladie vénérienne. J’ai le droit de vous sommer, lorsque vous prenez position à propos du respect de l’homme, de m’éclairer ici sur un comportement qui recoupe d’abord les principes nazistes.

Votre liberté de penser, André Breton, s’accommodait fort bien du scandale dans une salle de théâtre et de l’interruption d’une pièce quand l’auteur ne vous plaisait pas. Elle se fût accommodée de saccages de librairies. Tout le monde ne dispose pas d’une armée suffisante pour incendier la bibliothèque d’Alexandrie.

Tant que votre liberté de penser n’engagera votre liberté qu’à propos de la liberté de penser d’André Breton, elle m’apparaîtra comme formule creuse.
Aucun de vos « intérêts généraux » n’est aujourd’hui énonçable, aucun des principes qui s’en déduisent ne l’est. Vous ne pouvez vous habiller qu’en écrivant « contre » quelque chose. « Pour » qui, ou « pour » quoi êtes-vous ? Vous « êtes » pour André Breton résolument et exclusivement.

Et moi je veux bien considérer André Breton comme une manifestation de la vie, mais non comme un pape. Vous êtes, comme tous, sujet aux erreurs. Comme tous, vous ignorez beaucoup de choses. Vous êtes un poète, mais vous n’êtes pas un sociologue. Vous parlez à chaque occasion des ouvriers, mais vous ne connaissez rien d’eux. J’ai vécu huit années de ma vie, jour et nuit, avec des ouvriers. Il m’est arrivé de partager leur table des années durant comme à Juby [8] où je suis demeuré deux années, seul pilote parmi des mécaniciens. Je sais très bien ce dont je parle, si je parle des ouvriers, et si je les aime. Mais vous n’avez connu, comme ouvriers, que les garçons de café de la place Pigalle [9]. C’est insuffisant. (...)

Ma nomination, en conséquence, ayant été simplement annulée, ne m’a jamais été notifiée. Les adresses ci-dessus permettront à vos argousins quelques promenades éducatives. 

Tout cela, cher ami, est à vomir. Vous remuez de bien pesantes montagnes pour écraser la puce qui vous a piqué au cours d’un dîner. 

Mais je profite de l’occasion pour me définir plus longuement, car il me plaît de m’exprimer ici. Vous me reprochez, en fait, André Breton, de n’avoir point causé de scandale. Le scandale m’est toujours apparu comme l’effet d’une vanité bruyante. Je ne me connais point de vanité. J’ai choisi comme arme, durant la guerre, la Grande Reconnaissance, parce que cette arme était plus dangereuse et moins spectaculaire que la chasse. Mais ce n’est point là le seul mobile de mon refus du scandale. Votre femme et votre fille sont assurées de vivre et vous ne vous sentez – m’avez-vous dit – aucune solidarité pratique, ni aucun lien spirituel avec la population de France. 

L’idée même d’une « France » vous fait bondir. Et il est vrai que je réagis ici autrement que vous. Votre point de vue, d’une rigidité de gendarme [13], vous contraint de déshonorer quiconque se préoccuperait en France du ravitaillement en pain des enfants et, pour agir, entretiendrait nécessairement des rapports avec le gouvernement de Vichy. Vous estimez, avec la rigueur de l’impunité du ventre, qu’un tel dévouement aux enfants serait marque d’ignominie. Que les enfants se débrouillent seuls pour découvrir des racines comestibles [14]

Au contraire de vous je pense que, faute d’être en mesure de fonder par magie un état du monde tel qu’on le souhaite, il convient de tenter de sauver ce qui reste d’un monde souhaitable. Si quelques braves types ont pensé que mon action sur la jeunesse (c’est ce dont il s’agissait) serait moins catastrophique que celle des partisans de Doriot, s’ils ont estimé que mon nom plairait aux jeunes, à cause de ma vie de pilote de ligne et non de littérateur, et que ce passé d’action, et non de politique, ne motiverait point de veto, je ne découvre dans leur démarche aucun motif pour les injurier. Connaissant parfaitement ce que je pense sur l’Homme et connaissant vaguement ce qu’en pense Doriot, cette initiative m’a simplement prouvé qu’il était là-bas quelques hommes, au moins, qui ne faisaient pas de surenchère sur les souhaits du Nazisme, et s’évertuaient à des sauvetages partiels. 

Je me résumerai très simplement. Je ne conçois pas à quel titre l’homme qui publie la photographie de Benjamin Péret insultant un prêtre se ferait tuer pour la liberté. Je ne conçois pas à quel titre l’homme qui a tenté d’humilier gravement M.A. par le récit public de ses maladies vénériennes se ferait tuer pour le respect de la dignité humaine.

Vous m’en apportez vous-même la preuve. Vous n’avez pas connu de Français qui acceptassent la mort. Or j’ai connu beaucoup de Français qui ont revendiqué le risque de mort, et sont morts. Je crois aux actes, non aux grands mots. Mes actes me prouvent tout simplement que mes amis valaient mieux que les vôtres.

Antoine de Saint-Exupéry

[4] Roger Vailland, dans Paris-Midi.

[5] En juin 1937, pour Paris-Soir.

[6] Voir Écrits de guerre, p. 216. L’expression « coran » signifiait « recueil de vérités inébranlables », comme « bible » ou toute autre expression.

[7] Publiée avant la guerre dans La Révolution surréaliste. 
Benjamin Péret, poète, membre du groupe surréaliste.


[8] Comme chef d’aéroplace de l’Aéropostale, au cap Juby, Rio de Oro (à 500 km au sud d’Agadir).

[9] André Breton habitait rue Fontaine.


[13] Le père d’André Breton était gendarme.

[14] La faim en France obsédait Saint-Exupéry « Je ne puis supporter d’être loin de ceux qui ont faim », écrira-t-il en reprenant du service, en 1943.

http://kiosquenet.free.fr/TEXTES/Antoine-de-Saint-Exupery-Lettre-a-Andre-Breton.html

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Antoine+de+Saint-Exupéry&criteria=&language=French&format=
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.