dimanche 22 juin 2014

« Opération Lune » de William Karel



W. Karel pensait que le spectateur s’apercevrait de la supercherie au bout de la 15ème /16ème minute. 

En réalité, la production déléguée d’Arte ne s’est aperçue du caractère faux du documentaire qu’à partir de la 40 ième minute, alors que ce sont des professionnels de l’image et du son.


« - Moi, ce qui m’a fasciné dans ce film, c’est que vous ayez réussi à convaincre Donald Rumsfeld d’apporter sa caution au sujet. Comment avez-vous procédé ?


- Il n’a jamais apporté sa caution. Les cinq conseillers de Nixon, je les ai rencontrés un an avant pour faire un film sur le Watergate et on a fait une heure et demie d’entretien avec chacun des cinq conseillers. Quand on a décidé de faire ce faux documentaire, pour le rendre crédible, on a fait des transcriptions de tous ces entretiens et on a choisi des petits bouts chez chacun pour les mettre bout à bout et faire croire qu’ils parlaient de ça. Ils ne parlent pas une seconde dans le film de la Lune, mais il y a un faux témoin au milieu, qui est la secrétaire de Nixon, et qui est la seule à parler de la Lune. Elle permet de faire les liens. Les autres donc n’en parlent pas, ils n’étaient pas au courant. »


« - Comment avez-vous procédé avec les protagonistes de votre film ? Comment les avez vous convaincus d’entrer dans le jeu ?

- Aucun n’est entré dans le jeu ! L’idée était de détourner des entretiens, et nous n’avons mis aucun des témoins dans la confidence, ni les gens de la NASA, ni Aldrin, ni la femme de Kubrick, ni le frère de celle-ci. Il y a juste huit comédiens à qui on a donné un texte et qui jouent certains témoins. Les images des conseillers de Nixon proviennent du film les Hommes de la Maison-Blanche. En détournant leurs témoignages, il suffisait d’avoir un “faux” témoin, en l’occurrence la secrétaire de Nixon, pour faire le lien et rendre l’histoire crédible.

Aux “vrais” témoins, nous disions que nous faisions un film sur Kubrick, sur son film, sur la Lune ou sur la NASA, et nous leur posions des questions un peu vagues… »

Interview avec William Karel


mercredi 18 juin 2014

" La Décomposition des Nations " par Leopold Kohr ( 1946 )



Au lieu d'essayer désespérément de gonfler les talents limités de l'homme à un niveau permettant de faire face à l'énormité, l'énormité est découpée jusqu'à une taille où elle peut être gérée même par les talents limités de l'homme. En miniature, les problèmes perdent à la fois leur caractère terrifiant et leur portée, ce qui est tout ce que la société peut jamais espérer. Notre choix semble donc ne pas être entre crime et vertu mais entre crime énorme et menu crime ; pas entre guerre et paix, mais entre grandes guerres et petites guerres, entre guerres totales et indivisibles et guerres locales et divisibles.







Il est donc tout à fait vrai qu'un monde de petits états pourrait ne pas être du tout paisible, mais être constamment bouillonnant de guerres telles que celles qui caractérisaient le Moyen Âge. Mais à quoi ressemblaient donc ces fameuses guerres médiévales ? Le Duc de Tyrol aurait déclaré la guerre au Margrave de Bavière parce que le cheval de quelqu'un avait été volé. La guerre dura deux semaines. Il y eut un mort et six blessés. Un village fut pris, et tout le vin qui était dans la cave de l'auberge bu. On fit la paix, et la somme de cent thalers fut payée en réparations. L'Archevêché de Salzburg et la Principauté de Liechtenstein tout proches entendirent parler de l'événement quelques semaines plus tard et le reste de l'Europe n'en entendit jamais parler.
 Au Moyen Âge, il y avait la guerre dans un coin ou l'autre de l'Europe presque chaque jour. Mais c'étaient de petites guerres avec de petits effets parce que les puissances qui les menaient étaient petites et leurs ressources réduites. Comme chaque champ de bataille pouvait être embrassé du regard depuis une colline, il arrivait que les généraux qui s'opposaient terminent une bataille avant la première victime, et sans jamais donner le signal d'attaque, comme quand ils se rendaient compte que l'ennemi s'était montré désespérément plus malin qu'eux. D'où le terme de guerre de manoeuvres qui, bien que sans effusion de sang, étaient des guerres aussi réelles qu'aucune autre. Quel contraste avec les conflits modernes à grande échelle qui sont à ce point au delà de la vision des plus grands généraux eux mêmes que, comme des colosses aveugles, ils n'ont pas d'alternative, s'ils veulent découvrir le gagnant potentiel, à se battre jusqu'à leur dernier souffle.  ( … )
Le Moyen Âge a profité de tant de périodes de paix non seulement en rendant la paix et la guerre divisibles dans l'espace en conséquence du système saturé de frontières des petits états. Avec une véritable touche de génie, il l'a rendu aussi divisible dans le temps. Ses chefs n'ont jamais cru au non-sens inatteignable d'une paix éternelle, et n'ont donc jamais perdu leur énergie à tenter de l'établir. Connaissant la substance dont l'homme est fait, ils ont sagement basé leurs systèmes sur ses défauts, non ses prétentions. Incapables d'éviter la guerre, ils ont fait la bonne action suivante. Ils ont tenté de la contrôler. Et en cela ils réussirent manifestement à travers une institution qu'ils nommèrent Treuga Dei, la Trêve de Dieu.
Cette trêve était basée sur le concept que la guerre, de même qu'elle était divisible régionalement, était divisible aussi en actions et périodes séparées. Selon ses dispositions originales, toute action de guerre devait être interrompue le samedi midi et ne pouvait reprendre que le lundi matin de façon à assurer l'adoration paisible du seigneur le Dimanche. Par la suite, la période de trêve fut étendue pour comprendre le jeudi, en l'honneur de l'ascension du Christ, le vendredi en déférente commémoration de la crucifixion, et tout le samedi en mémoire de Sa mise au tombeau. En plus de ces limitations temporelles, un certain nombre d'endroits furent déclarés immunisés contre les actions de guerre. Ainsi, même au milieu de la guerre, ni les églises ou enclos paroissiaux, ni les champs à l'époque de la récolte ne pouvaient être la scène de bataille. Finalement, des groupes entiers de personnes tels que les femmes, les enfants, les vieux, ou les fermiers travaillant dans les champs furent placés sous protection spéciale et devaient être laissés en paix.  ( … )

Maximilien, qui régna de 1493 à 1519 quand le Moyen Âge laissa la place aux temps modernes de l'histoire, était un grand idéaliste, et est souvent nommé le Dernier Chevalier. Il serait préférable de l'appeler le Premier Moderniste. Car, comme il est typique des théoristes modernes, il ressentait que de grands idéaux et de grands concepts pouvaient être établis par des hommes imparfaits dans ce monde imparfait, dans une complétude sans complaisance. Donc estima-t-il, si la paix pouvait être préservée sur les terres de l'église et les terrains agricoles, pourquoi pas partout ? Si elle pouvait être respectée envers les vieux, les femmes et les enfants, pourquoi pas envers tous les hommes ? Et si on pouvait la maintenir du jeudi au lundi, pourquoi pas tous les jours de toutes les semaines de tous les ans ? Pourquoi ne pas rendre la paix indivisible ?
C'est ce qu'il essaya. Il promulga la Trêve de Dieu Éternelle. Comme les hommes d'état de notre époque -- qui se réjouissent de la même manière dans les totalités comme les triomphes totaux, les capitulations totales, la paix totale -- le feraient des siècles plus tard, Maximilien proscrit la guerre pour tous les temps à venir. Et quel fut le résultat ? Après la promulgation de la Trêve de Dieu Éternelle, les guerres furent menées non seulement les lundis, mardis et mercredis, mais aussi les jeudis, vendredis, samedis, et dimanches ; non seulement sur les champs de bataille autorisés, mais dans les champs de blé et les cimetières ; et non seulement contre les soldats, mais contre les femmes, les enfants et les vieux aussi. Quelque chose était certes devenu total -- mais pas la paix.  
En regardant le monde de petits états du Moyen Âge, nous trouvons donc qu'il n'assurait certes pas une perfection céleste. Au contraire, il était plein de défauts et de faiblesses, et plein des défis de la vie en général. Mais -- et ceci était sa grande vertu -- ils ne le terrorisaient jamais car, à petite échelle, même les problèmes les plus difficiles diminuent à des proportions insignifiantes. C'est ce que Saint Augustin avait à l'esprit quand, considérant la misère incommode de l'énormité, il demandait dans la Cité de Dieu (Livre III, Chapitre X) :
'un empire ne saurait-il être grand sans être agité ? ne voyons-nous pas dans le corps humain qu'il vaut mieux n'avoir qu'une stature médiocre avec la santé que d'atteindre à la taille d'un géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont d'autant plus fortes qu'on a des membres plus grands ?'
ou quand il cite Salluste qui faisait l'éloge du monde sans puissance qui semble avoir existé à l'aube de l'histoire :
'Au commencement, les rois avaient des inclinations différentes : les uns s'adonnaient aux exercices de l'esprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes s'écoulait sans ambition ; chacun était content du sien.'
Comme les rois au commencement, le Moyen Âge 'réactionnaire' était caractérisé par le fait que, en dépit de ses faiblesses et de ses conflits, il était 'sans ambition', et que chaque problème pouvait être contenu dans les étroites limites 'du sien'. ( … )

Les grandes puissances, au lieu de pacifier le monde, n'ont fait qu'éliminer les guerres d'opérettes de l'âge sombre, nous donnant la vraie version en échange. Sinon, leur instauration n'a rien changé. Les causes des guerres sont toujours aussi ridicules qu'elles l'ont toujours été parce que les grandes puissances, alors qu'elles sont devenues plus grasses que leurs prédécesseurs, ne sont pas devenues plus sages. ( … )

Les grandes puissances, qui se posent en guise de pacificateurs, n'ont donc donné au monde que des souffrances. Elles ne représentent aucun progrès. Au lieu de résoudre les problèmes des petits états, elles les ont amplifiés à des proportions si insupportables que seule la puissance divine, et définitivement plus la capacité des mortels, peut y faire face. C'est pourquoi Aristote avertissait déjà que 'à la taille des états il y a une limite, comme il y en a aux autres choses, plantes, animaux, outils', et que

'. . . une grande cité ne doit pas être confondue avec une cité populeuse. De plus, l'expérience montre qu'une cité très populeuse peut rarement, ou jamais, être bien gouvernée ; car toutes les cités qui ont une réputation d'être bien gouvernées ont une limite à leur population. Nous pouvons débattre sur les bases de la raison, et s'ensuivra le même résultat. Car la loi est l'ordre, et une bonne loi est un bon ordre ; mais une très grande multitude ne peut pas être ordonnée : introduire l'ordre dans l'illimité est le travail d'une puissance divine -- d'une puissance telle qu'elle maintient l'univers.' ( … )

Comme les chapitres précédents l'ont montré, ni les problèmes de guerre ni ceux liés à la criminalité purement interne des sociétés ne disparaissent dans un monde de petits états ; ils sont simplement ramenés à des proportions supportables. Au lieu d'essayer désespérément de gonfler les talents limités de l'homme à un niveau permettant de faire face à l'énormité, l'énormité est découpée jusqu'à une taille où elle peut être gérée même par les talents limités de l'homme. En miniature, les problèmes perdent à la fois leur caractère terrifiant et leur portée, ce qui est tout ce que la société peut jamais espérer. Notre choix semble donc ne pas être entre crime et vertu mais entre crime énorme et menu crime ; pas entre guerre et paix, mais entre grandes guerres et petites guerres, entre guerres totales et indivisibles et guerres locales et divisibles. ( … )

Comme la grande puissance est par définition un élément qui peut à lui seul rompre l'équilibre du monde, un unique dictateur dans un grand pays est suffisant pour déranger la tranquillité d'esprit de tous. En conséquence, un monde de grandes puissances est sûr et sans danger seulement si le gouvernement de chaque grande puissance est entre les mains d'hommes sages et bons (une combinaison qui est rare même dans les démocraties). Dans le monde réel, en fait, la grande puissance attire par sa nature même le fort plutôt que le sage, et les autocrates plutôt que les démocrates. ( … )

Comme un petit état est par nature faible, son gouvernement, qui ne peut tirer la mesure de sa puissance que de la mesure du pays qu'il gouverne, doit de la même façon être faible. Et si le gouvernement est faible, faible doit être son dictateur. Et si un dictateur est faible, il peut être renversé par le même effort décontracté qu'il a lui même dû employer pour renverser le précédent gouvernement. S'il devient trop arrogant, il se retrouvera pendu à un réverbère ou couché dans le caniveau avant d'avoir le temps de réaliser qu'il a perdu le pouvoir. Aucune force de police d'un petit état ne peut être assez grande pour le protéger même de rébellions mineures. ( … ) 

 Comme Bertrand Russel l'a souligné : L'infériorité de notre époque à cet égard est la conséquence inévitable du fait que la société est centralisée et organisée à un tel degré que l'initiative individuelle est réduite au minimum. Là où l'art a fleuri dans le passé, il a fleuri comme une habitude parmi les petites communautés qui avaient des rivales parmi leurs voisines, telles que les Cités-états grecques, les petites principautés de la Renaissance italienne, les Courts mineures des souverains allemands du dix-huitième siècle… Il y a quelque chose sur la rivalité locale qui est essentielle en de telles questions… Mais de tels patriotismes locaux ne peuvent facilement fleurir dans un monde d'empires… 

Dans ceux qui peuvent autrement avoir de louables intentions, l'effet de la centralisation est de les lancer dans la compétition avec un nombre trop important de rivaux, et dans la soumission à un standard de goût excessivement uniformisé. Si vous voulez être un peintre, vous ne vous contenterez pas de vous mesurer vous-même contre les hommes ayant des désirs similaires dans votre propre village ; vous devrez vous rendre dans quelque école de peinture de la métropole où vous tirerez probablement la conclusion que vous êtes médiocres, et étant arrivé à cette conclusion vous devez… trouver un moyen pour gagner de l'argent ou pour boire… Dans l'Italie de la Renaissance, vous auriez pu espérer être le meilleur peintre de Sienne et cette position aurait été bien suffisamment honorable.' 


(Bertrand Russell, Authority and the Individual. ) ( … )



Pour tous les buts pratiques, donc, les unions internationales doivent rechercher, au lieu du lourd équilibre stable d'organisations de grandes puissances, l'équilibre mobile et fluide d'arrangements multicellulaires de petits états. La solution de leurs problèmes se trouve dans le champ micro- et non macro-politique. Ils doivent éliminer de leur système non les petits états, mais les grandes puissances. Ceci seulement les pourvoira du mécanisme interne pour faire face aux frictions quotidiennes de la vie sociale sans la nécessité de créer une machine gouvernementale de telles proportions qu'elle ne pourrait pas être maintenue même si elle pouvait être créée. ( … )
Mais la guerre n'est heureusement pas le seul moyen par lequel les grandes puissances peuvent être divisées. Englouties dans un marais d'émotivité infantile et attachant une valeur phénoménale au fait qu'elles sont grandes et puissantes, elles ne peuvent pas être persuadées d'opérer leur propre dissolution. Mais, étant infantiles et émotionnelles, on peut les y amener par la ruse. Alors qu'elles rejetteraient leur division, si elle leur était présentée comme une exigence, ils pourraient tout à fait désirer l'accepter, si on la leur offrait sous l'apparence d'un cadeau. Ce cadeau serait : la représentation proportionnelle dans les instances dirigeant l'union fédérale dont ils font partie. L'acceptation de cette offre ne causerait rien moins que leur disparition finale.  ( … )
Il y a, bien sûr, des gens comme les instituteurs, les politiciens nationaux, les militaires, les collectivistes, les maniaques de l'humanité et d'autres glorificateurs des événements unitaires, qui s'opposeront avec fanatisme au concept des petits états démocratiques en hurlant à la réaction - comme si le modèle de la nature pouvait jamais être réactionnaire. Mais la plus grande partie des habitants des régions dans lesquelles ces états seraient restaurés ont montré maintes et maintes fois qu'ils pensent différemment. Ils ne semblent pas vouloir de la vie dans des énormes royaumes sans signification. Ils veulent vivre dans leurs provinces, dans leurs montagnes, dans leurs vallées. Ils veulent vivre à la maison. C'est pourquoi ils se sont accrochés avec tant de ténacité à leur couleur locale et leur provincialisme même quand ils ont été submergés dans de grands empires. A la fin, quoi qu'il en soit, ça a toujours été le petit état, et pas l'empire qui a survécu. C'est pourquoi les petits états n'ont pas à être créés artificiellement. Ils doivent seulement être libérés. ( … )

mardi 10 juin 2014

Le paradoxe de Monty Hall : Homme versus Pigeon




Le problème de Monty Hall est un célèbre jeu de probabilités qui tire son nom d’une émission télévisée. On le qualifie de paradoxe, car la bonne stratégie à adopter nous semble souvent contre-intuitive.


Des expériences montrent d’ailleurs que même en répétant plusieurs fois le jeu,


l’être humain a vraiment du mal à comprendre le truc, alors que le pigeon, lui, s’en sort très bien.






Un candidat est présenté face à 3 portes : derrière une seule de ces portes se trouve un cadeau, alors que derrière chacune des deux autres portes se trouve un objet sans intérêt (typiquement : une chèvre).
  1. Le candidat choisit une de ces 3 portes, mais sans l’ouvrir;
  2. L’animateur (qui sait où se trouve le cadeau) ouvre une des 2 portes restantes, en prenant soin (si besoin) d’éviter la porte qui contient le cadeau (la porte ouverte par l’animateur révèle donc toujours une chèvre);
  3. Le candidat a alors le choix entre conserver sa porte initiale, ou changer pour pour prendre l’autre porte restante.
Que doit faire le candidat ? Conserver ou changer ?


En faisant un raisonnement rapide, on peut se dire qu’on a le choix entre deux portes, et qu’initialement chaque porte a autant de chance que l’autre de contenir le cadeau. Alors que l’on change ou que l’on conserve sa porte, on gagne avec une chance sur deux.
En réalité ce raisonnement est trompeur, et le vrai résultat est que la probabilité de gagner si on change est de 2/3 contre seulement 1/3 si on conserve sa porte initiale : on a donc toujours intérêt à changer !


Pour quelqu’un qui découvre le jeu, une manière de trouver la bonne tactique, c’est de jouer une centaine de parties. On peut penser que si vous êtes un peu observateur, vous allez finir par comprendre que changer est en moyenne plus intéressant que rester.


D’ailleurs le pigeon lui fait ça très bien. C’est l’expérience qu’ont réalisé deux chercheurs en psychologie du Whitman College dans l’état de Washington (*). Ils ont soumis plusieurs volatiles à une version répétée du problème Monty Hall (où le cadeau c’est de la bouffe, car le pigeon est basique).

Ils ont alors observé qu’après plusieurs centaines d’essais, le pigeon a parfaitement compris que la bonne stratégie c’est de changer. Au début de l’expérience ils changent de porte dans 36% des cas, alors qu’à la fin de l’expérience (qui dure plusieurs jours), ils changent dans 96% des cas !



Là où ça devient inquiétant, c’est qu’en soumettant des humains à la même version répétée du problème, ils ont observé que l’homme ne semble pas très enclin à apprendre de ses erreurs : après 200 essais les humains ne changent que dans 66% des cas. Le pigeon bat l’homme sans problèmes !




(*) Walter T. Herbranson and Julia Schroeder, Are Birds Smarter Than Mathematicians? Pigeons (Columba livia) Perform Optimally on a Version of the Monty Hall Dilemma, Journal of Comparative Psychology (2010), Vol. 124, No. 1, 1–13.


blog de Sciences Etonnantes

samedi 24 mai 2014

" Quinze jours dans le désert " par Alexis de Tocqueville (1831)





Où trouver dans un cadre plus étroit, un plus complet tableau des misères de notre nature?

 Il y manque cependant encore un trait.


Les lignes profondes que la naissance et l'opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes, ne cessent point avec la vie, mais s'étendent au delà du tombeau. Six religions ou sectes diverses se partagent la foi de cette société naissante.



Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c'était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu'on ne croit de rencontrer aujourd'hui le désert. À partir de New York et à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l'histoire des Indiens; nous rencontrions des vallées qu'ils ont nommées; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus mais partout, la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l'homme civilisé. Les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie.


Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici; là, cinq ans; là, deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous racontait celui-ci, j'ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici, nous racontait un autre, se tenait le grand conseil de la Confédération des Iroquois. - Et que sont devenus les Indiens, disais-je ? - Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais trop où, par delà les Grands Lacs. C'est une race qui s'éteint ; ils ne sont pas faits pour la civilisation: elle les tué. ( ... )


Au milieu de cette société si policée, si prude, si pédante de moralité et de vertu, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d'égoïsme froid et implacable lorsqu'il s'agit des indigènes de l'Amérique. Les habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique.


Mais c'est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne.


Combien de fois dans le cours de nos voyages n'avons-nous pas rencontré d'honnêtes citadins qui nous disaient le, soir, tranquillement assis au coin de leur foyer: Chaque jour le nombre des Indiens va décroissant. Ce n'est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre, mais l'eau-de-vie que nous leur vendons à bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils, Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses.


Satisfait de son raisonnement, l'Américain s'en va au temple où il entend un ministre de l'Évangile lui répéter que les hommes sont frères et que l’être éternel qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir. ( ... )


 

Mettre la main sur nos fusils, nous retourner et nous placer dans le chemin en face de l'Indien fut l'affaire d'un moment. Il s'arrêta de même. Nous nous tînmes pendant une demi-minute en silence. Sa figure présentait tous les traits caractéristiques qui distinguent la race indienne de toutes les autres. Dans ses yeux parfaitement noirs brillait ce feu sauvage qui anime encore le regard du métis et ne se perd qu'à la deuxième ou troisième génération de sang blanc. Son nez était arqué par le milieu, légèrement écrasé par le bout, les pommettes de ses joues très élevées et sa bouche fortement fendue laissait voir deux rangées de dents étincelantes de blancheur qui témoignaient assez que le sauvage plus propre que son voisin l'Américain ne passait pas sa journée à mâcher des feuilles de tabac. J'ai dit qu'au moment où nous nous étions retournés en mettant la main sur nos armes, l'Indien s'était arrêté. Il subit l'examen rapide que nous fîmes de sa personne avec une impassibilité absolue, un regard ferme et immobile. Comme il vit que nous n'avions de notre côté aucun sentiment hostile, il se mit à sourire; probablement il s'apercevait qu'il nous avait alarmés. C'est la première fois que je pus observer à quel point l'expression de la gaieté change complètement la physionomie de ces hommes sauvages. J'ai eu cent fois depuis l'occasion de faire la même remarque. Un Indien sérieux et un Indien qui sourit, ce sont deux hommes entièrement différents. Il règne dans l'immobilité du premier une majesté sauvage qui imprime un sentiment involontaire de terreur. Ce même homme vient-il à sourire, sa figure entière prend une expression de naïveté et de bienveillance qui lui donne un charme réel. ( ... )


Craindre les Indiens! j'aime mieux vivre au milieu d'eux que dans la société des blancs. Non! non! je ne crains pas les Indiens. Ils valent mieux que nous, à moins que nous ne les ayons abrutis par nos liqueurs, les pauvres créatures! » Nous montrâmes alors à notre nouvelle connaissance l'homme qui nous suivait si obstinément et qui alors s'était arrêté à quelques pas et restait aussi immobile qu'un terme. « C'est un Chippeway, dit-il, ou comme les Français l'appellent, un Sauteur. Je gage qu'il revient du Canada où il a reçu les présents annuels des Anglais. Sa famille ne doit pas être loin d'ici. » Ayant ainsi parlé, l'Américain fit signe à l'Indien de s'approcher et commença à lui parler dans sa langue avec une extrême facilité. C'était chose remarquable à voir que le plaisir que ces deux hommes de naissance et de moeurs si différentes trouvaient à échanger entre eux leurs idées. La conversation roulait évidemment sur le mérite respectif de leurs armes. Le blanc, après avoir examiné très attentivement le fusil du sauvage: « Voilà une belle carabine, dit-il, les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s'en servir contre nous et il ne manquera pas de le faire à la première guerre. C'est ainsi que les Indiens attirent sur leur tête tous les malheurs qui les accablent. Mais ils n'en savent pas plus long, les pauvres gens. - Les Indiens se servent-ils avec habileté de ces longs et lourds fusils? - Il n'y a pas de tireurs comme les Indiens, reprit vivement notre nouvel ami avec l'accent de la plus grande admiration. ( ... )



Là en effet l'échelle était renversée; plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l'homme civilisé marchait en aveugle, incapable, non seulement de se guider dans le labyrinthe qu'il parcourait, mais même d'y trouver les moyens de soutenir sa vie. C'est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage; pour lui la forêt n'avait point de voile, il s'y trouvait comme dans sa patrie; il y marchait la tête haute guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. Au sommet des plus grands arbres, sous les feuillages les plus épais, son oeil découvrait la proie près de laquelle l'Européen eût passé et repassé cent fois en vain. De temps en temps nos Indiens s'arrêtaient; ils mettaient le doigt sur leurs lèvres pour nous indiquer d'agir en silence et nous faisaient signe de descendre de cheval. Guidés par eux nous parvenions jusqu'en un endroit où l'on pouvait apercevoir le gibier. C'était un spectacle singulier à voir que le sourire méprisant avec lequel ils nous guidaient par la main comme des enfants et nous amenaient enfin près de l'objet qu'eux-mêmes apercevaient depuis longtemps. À mesure cependant que nous avancions, les dernières traces de l'homme s'effaçaient. Bientôt tout cessa même d'annoncer la présence du sauvage et nous eûmes devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps, l'intérieur d'une forêt vierge. ( ... )




Ainsi donc dans ce coin de terre ignoré du monde la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses; déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts se trouvent ici en présence.


Quelques membres exilés de la grande famille humaine se sont rencontrés dans l'immensité des bois, leurs besoins sont communs; ils ont à lutter ensemble contre les bêtes de la forêt, la faim, l'inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d'un désert où tout se refuse à leurs efforts, et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l'aisance, l'ignorance ou les lumières ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles ; des préjugés nationaux, des préjugés d'éducation et de naissance les divisent et les isolent.


Où trouver dans un cadre plus étroit, un plus complet tableau des misères de notre nature? Il y manque cependant encore un trait.


Les lignes profondes que la naissance et l'opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes, ne cessent point avec la vie, mais s'étendent au delà du tombeau. Six religions ou sectes diverses se partagent la foi de cette société naissante.



Le catholicisme avec son immobilité formidable, ses dogmes absolus, ses terribles anathèmes et ses immenses récompenses, l'anarchie religieuse de la Réforme, l'antique paganisme trouvent ici leurs représentants. On y adore déjà en six manières différentes l'Être unique et éternel qui a créé tous les hommes à son image. On s'y dispute avec ardeur le ciel que chacun prétend exclusivement son héritage, bien plus, au milieu des misères de la solitude et des maux du présent, l'imagination humaine s'y épuise encore à enfanter pour l'avenir d'inexprimables douleurs. Le luthérien condamne au feu éternel le calviniste, le calviniste l'unitaire et le catholique les enveloppe tous dans une réprobation commune.


Plus tolérant dans sa foi grossière, l'Indien se borne à exiler son frère d'Europe des campagnes heureuses qu'il se réserve. Pour lui, fidèle aux traditions confuses que lui ont léguées ses pères, il se console aisément des maux de la vie et meurt tranquille en rêvant aux forêts toujours vertes que n'ébranlera jamais la hache du pionnier, et où le daim et le castor viendront s'offrir à ses coups durant les jours sans nombre de l'éternité.



Après déjeuner nous allâmes voir le plus riche propriétaire du village, M. Williams. Nous le trouvâmes dans sa boutique occupé à vendre à des Indiens une multitude d'objets de peu de valeur tels que couteaux, colliers de verre, pendants d'oreilles. C'était pitié de voir comme ces malheureux étaient traités par leurs frères civilisés d'Europe. Du reste tous ceux que nous vîmes là rendaient une justice éclatante aux sauvages. Ils étaient bons, inoffensifs, mille fois moins enclins au vol que le blanc. C'était dommage seulement qu'ils commençassent à s'éclairer sur le prix des choses. Et pourquoi cela, s'il vous plaît ? Parce que les bénéfices dans le commerce qu'on faisait avec eux devenaient tous les jours moins considérables. Apercevez-vous ici la supériorité de l'homme civilisé? L'Indien aurait dit dans sa simplicité grossière, qu'il trouvait tous les jours plus de difficultés à tromper son voisin. Mais le blanc découvre dans le perfectionnement du langage une nuance heureuse qui exprime la chose et sauve la honte.





lundi 19 mai 2014

"Dans la dèche à Paris et à Londres" par George Orwell ( 1933 )


 Curieuse sensation qu’un premier contact avec la « débine ». C’est une chose à laquelle vous avez tellement pensé, que vous avez si souvent redoutée, une calamité
dont vous avez toujours su qu’elle s’abattrait sur vous à un moment ou à un autre. Et quand vient ce moment, tout prend un tour si totalement et si prosaïquement
différent. Vous vous imaginiez que ce serait très simple : c’est en fait extraordinairement compliqué. Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez par découvrir. Les expédients auxquels elle vous réduit, les mesquineries alambiquées, les économies de bouts de chandelle. ( ... )



Faire la vaisselle est un travail parfaitement odieux – pas vraiment pénible, certes, mais assommant et stupide au-delà de toute expression. On frémit à l’idée que des êtres humains puissent passer des dizaines d’années de leur vie à ne rien faire d’autre. ( ... )

Il n’y avait pas que la saleté : le patron estampait de surcroît allègrement les clients. Car, si les cuisiniers savaient donner aux plats un aspect flatteur, la plupart des denrées qui entraient dans la composition de ces plats étaient de très mauvaise qualité. La viande était, au mieux, quelconque, et pour ce qui est des légumes, aucune ménagère digne de ce nom n’en aurait voulu au marché. La crème était systématiquement coupée de lait, sur ordre exprès de la direction. Le thé et le café étaient de qualité inférieure, la confiture était un magma synthétique qu’on puisait dans de grandes boîtes de conserve anonymes. ( ... )



Le patron ne nous témoignait pas plus d’égards qu’il n’en réservait à sa clientèle. Dans cet immense hôtel, on aurait cherché en vain quelque chose qui ressemble à une pelle et une balayette : il fallait se débrouiller tant bien que mal avec un balai et un bout de carton. Quant aux W.C. du personnel, ils étaient dignes de l’Asie centrale et si l’on voulait se laver les mains, on n’avait d’autre solution que de se rabattre sur les bacs à vaisselle. 
En dépit de tout cela, l’hôtel X… figurait parmi les dix ou douze établissements les plus chers de Paris, et les clients qui y descendaient acquittaient des factures ahurissantes. ( ... )



Je veux maintenant livrer, pour ce qu’elles valent, quelques réflexions personnelles sur la vie d’un plongeur à Paris. Si l’on y réfléchit, il semble aberrant que, dans une grande ville moderne, des milliers de personnes puissent passer toutes leurs heures de veille à laver des assiettes dans de sombres souterrains surchauffés. Les questions que je pose sont alors les suivantes : comment un tel mode de vie peut-il se perpétuer ? Quel but sert-il ? Qui souhaite le perpétuer, et pourquoi ? ( ... )


Il faut, je crois, commencer par souligner que le plongeur est un des esclaves du monde moderne. Loin de moi l’idée de faire verser des larmes sur son sort, car il vit matériellement beaucoup mieux que bien des travailleurs manuels. Mais pour ce qui est de la liberté, il n’en a pas plus qu’un esclave qu’on peut vendre et acheter. Le travail qu’il effectue est servile et sans art. On ne le paie que juste ce qu’il faut pour le maintenir en vie. Ses seuls congés, il les connaît lorsqu’on le flanque à la porte. Tout espoir de mariage lui est interdit, à moins d’épouser une femme qui travaille aussi. Excepté un heureux hasard, il n’a aucune chance d’échapper à cette vie, sauf pour se retrouver en prison. Il y a en ce moment à Paris des hommes pourvus de diplômes universitaires qui récurent des assiettes dix à quinze heures par jour. Et l’on ne saurait dire que c’est pure paresse de leur part, car un fainéant ne peut pas faire le travail d’un plongeur. Ils se sont simplement trouvés pris dans un engrenage qui annihile toute pensée. Si les plongeurs pensaient un tant soit peu, il y a belle lurette qu’ils auraient formé un syndicat et se seraient mis en grève pour obtenir un statut plus décent. Mais ils ne pensent pas, parce qu’ils n’ont jamais un moment à eux pour le faire. La vie qu’ils mènent a fait d’eux des esclaves.

La question est alors : comment cet esclavage peut-il se perpétuer ? On a coutume de considérer comme allant de soi que tout travail répond à un besoin réel. Les gens voient quelqu’un effectuer un travail peu agréable et s’imaginent avoir tout dit en assurant que ce travail est nécessaire. Ainsi, le travail à la mine est pénible, mais nécessaire : nous avons besoin de charbon. Travailler dans les égouts n’a rien d’enthousiasmant, mais il faut bien des égoutiers. Et c’est la même chose pour les plongeurs : il y a une clientèle pour les restaurants, il faut donc des hommes qui passent quatre-vingts heures par semaine à laver des assiettes. C’est la civilisation qui l’exige, un point c’est tout. Un tel jugement mérite examen.

Le travail de plongeur est-il véritablement indispensable à la civilisation ? Il nous paraît que ce doit,être un travail « honnête », parce que pénible et peu agréable, et nous avons par ailleurs en quelque sorte sacralisé le travail manuel. Voyant quelqu’un qui abat un arbre, nous assumons que cet homme se rend utile à la société, pour la seule raison qu’il fait usage de ses muscles.

Il ne nous vient pas à l’esprit que s’il abat un arbre splendide, c’est peut-être uniquement pour dégager l’espace nécessaire à l’érection d’une hideuse statue. Je crois qu’il en va de même pour le plongeur. Il gagne certes son pain à la sueur de son front, mais cela ne préjuge en rien de l’utilité de la besogne qu’il accomplit. Il propose un luxe – luxe qui, bien souvent, est loin de mériter ce nom.
Un faux luxe. ( ... )


Considérons comme acquis que le travail d’un plongeur est en très grande partie inutile. La question qui vient alors à l’esprit est : pourquoi le plongeur doit-il continuer à travailler ? J’essaie de dépasser la cause économique immédiate pour me demander quel plaisir cela peut bien procurer à qui que ce soit de se dire que des hommes sont condamnés à nettoyer des assiettes leur vie durant. Car il n’est pas douteux que des gens – les gens nantis d’une confortable situation – prennent un réel plaisir à cette pensée. Un esclave, disait déjà Caton, doit travailler quand il ne dort pas. Peu importe que ce travail soit utile ou non : il faut qu’il travaille, car le travail est bon en soi  pour les esclaves tout au moins. Ce sentiment est encore vivace de nos jours, et on lui doit l’existence d’une multitude de besognes aussi fastidieuses qu’inutiles. Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l’accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d’animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. Il est donc plus prudent de faire en sorte qu’ils soient toujours trop occupés pour avoir le temps de penser. Si vous parlez à un riche n’ayant pas abdiqué toute probité intellectuelle de l’amélioration du sort de la classe ouvrière, vous obtiendrez le plus souvent une réponse du type suivant :

« Nous savons bien qu’il n’est pas agréable d’être pauvre ; en fait, il s’agit d’un état si éloigné du nôtre qu’il nous arrive d’éprouver une sorte de délicieux pincement au coeur à l’idée de tout ce que la pauvreté peut avoir de pénible. Mais ne comptez pas sur nous pour faire quoi que ce soit à cet égard. Nous vous plaignons – vous, les classes inférieures – exactement comme nous plaignons un chat victime de la gale, mais nous lutterons de toutes nos forces contre toute amélioration de votre condition. Il nous paraît que vous êtes très bien où vous êtes. L’état des choses présent nous convient et nous n’avons nullement l’intention de vous accorder la liberté, cette liberté ne se traduirait-elle que par une heure de loisir de plus par jour. Ainsi donc, chers frères, puisqu’il faut que vous suiez pour payer nos voyages en Italie, suez bien et fichez-nous la paix. » ( ... )

 L’ennui est que l’homme intelligent et cultivé, l’homme chez qui on pourrait s’attendre à trouver des opinions libérales, cet homme évite soigneusement de frayer avec les pauvres. Car enfin, que savent de la pauvreté la plupart des gens cultivés ? Dans l’exemplaire des poèmes de Villon qui est en ma possession, l’éditeur a cru indispensable d’éclairer par une note en bas de page le vers « Ne pain ne voyent qu’aux fenestres » – tant la simple expérience de la faim est étrangère à l’existence de l’homme cultivé.

Cette ignorance conduit tout naturellement à une peur superstitieuse de la populace. L’homme cultivé se représente des hordes de sous-hommes n’attendant qu’un jour de liberté pour venir saccager sa maison, brûler ses livres et le contraindre à conduire une machine ou à nettoyer les W.C. « N’importe quoi, se dit-il, n’importe quelle injustice plutôt que de voir cette populace se déchaîner. » Il ne comprend pas que, dès lors qu’il n’y a pas de différence entre la masse des riches et celle des pauvres, il est vain de parler de « populace déchaînée ». Car la populace est déjà déchaînée, et, sous les espèces du riche, elle emploie son pouvoir à mettre en place ces bagnes de mortel ennui que sont les hôtels « chic ». ( ... )



Mais alors, qu’est-ce que le travail ? Un terrassier travaille en maniant un pic. Un comptable travaille en additionnant des chiffres. Un mendiant travaille en restant dehors, qu’il pleuve ou qu’il vente, et en attrapant des varices, des bronchites, etc. C’est un métier comme un autre. Parfaitement inutile, bien sûr – mais alors bien des activités enveloppées d’une aura de bon ton sont elles aussi inutiles. En tant que type social, un mendiant soutient avantageusement la comparaison avec quantité d’autres. Il est honnête, comparé aux vendeurs de la plupart des spécialités pharmaceutiques ; il a l’âme noble comparé au propriétaire d’un journal du dimanche ; il est aimable à côté d’un représentant de biens à crédit – bref c’est un parasite, mais un parasite somme toute inoffensif.

Il prend à la communauté rarement plus que ce qu’il lui faut pour subsister et – chose qui devrait le justifier à nos yeux si l’on s’en tient aux valeurs morales en cours – il paie cela par d’innombrables souffrances. Je ne vois décidément rien chez un mendiant qui puisse le faire ranger dans une catégorie d’êtres à part, ou donner à qui que ce soit d’entre nous le droit de le mépriser. La question qui se pose est alors : pourquoi méprise-ton les mendiants ? Car il est bien vrai qu’on les méprise universellement. Je crois quant à moi que c’est tout simplement parce qu’ils ne gagnent pas « convenablement » leur vie. Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent. 

Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l’énergie, de l’efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a-il que « amassez de l’argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup » ? L’argent est devenu la pierre de touche de la vertu. Affrontés à ce critère, les mendiants ne font pas le poids et sont par conséquent méprisés. Si l’on pouvait gagner ne serait-ce que dix livres par semaine en mendiant, la mendicité deviendrait tout d’un coup une activité « convenable ». Un mendiant, à voir les choses sans passion, n’est qu’un homme d’affaires qui gagne sa vie comme tous les autres hommes d’affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. Il n’a pas plus que la majorité de nos contemporains failli à son honneur : il a simplement commis l’erreur de choisir une profession dans laquelle il est impossible de faire fortune.




http://www.yellobook.cm/admin/uploads/Dans_la_deche_a_Paris_et_a_Londres_-_George_Orwell.pdf


http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=George+Orwell&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All



mardi 15 avril 2014

" L’âme humaine sous le régime socialiste " par Oscar Wilde ( 1891 )








Le principal avantage qui résulterait de rétablissement du socialisme serait, à n’en pas douter, que nous serions délivrés par lui de cette sordide nécessité de vivre pour d’autres, qui dans l’état actuel des choses, pèse d’un poids si lourd sur tous presque sans exception. En fait, on ne voit pas qui peut s’y soustraire.






Çà et là, dans le cours du siècle, un grand homme de science, tel que Darwin ; un grand poète, comme Keats ; un subtil critique comme Renan ; un artiste accompli, comme Flaubert, ont su s’isoler, se placer en dehors de la zone où le reste des hommes fait entendre ses clameurs, se tenir à l’abri du mur, que décrit Platon réaliser ainsi la perfection de ce qui était en chacun, avec un avantage incalculable pour eux, à l’avantage infini et éternel du monde entier.
Néanmoins, ce furent des exceptions.
La majorité des hommes gâchent leur existence par un altruisme malsain, exagéré, et en somme, ils le font par nécessité. Ils se voient au milieu d’une hideuse pauvreté, d’une hideuse laideur, d’une hideuse misère. Ils sont fortement impressionnés par tout cela, c’est inévitable. ( ... )

La Charité est créatrice d’une multitude de péchés.
Il reste encore à dire ceci : c’est chose immorale que d’employer la propriété privée à soulager les maux affreux que cause la privation de propriété privée ; c’est à la fois immoral et déloyal.
Sous le régime socialiste, il est évident que tout cela changera.
Il n’y aura plus de gens qui habiteront des tanières puantes, seront vêtus de haillons fétides, plus de gens pour procréer des enfants malsains, et émaciés par la faim, au milieu de circonstances impossibles et dans un entourage absolument repoussant.
La sécurité de la société ne sera plus subordonnée, comme elle l’est aujourd’hui, au temps qu’il fait. S’il survient de la gelée, nous n’aurons plus une centaine de mille hommes forcés de chômer, vaguant par les rues dans un état de misère répugnante, geignant auprès des voisins pour en tirer des aumônes ou s’entassant à la porte d’abris dégoûtants pour tâcher d’y trouver une croûte de pain et un logement malpropre pour une nuit. Chacun des membres de la société aura sa part de la prospérité générale et du bonheur social, et s’il survient de la gelée, personne n’en éprouvera d’inconvénient réel.
Et d’autre part, le socialisme en lui-même aura pour grand avantage de conduire à l’individualisme.
Le socialisme, le communisme, — appelez comme vous voudrez le fait de convertir toute propriété privée en propriété publique, de substituer la coopération à la concurrence, — rétablira la société dans son état naturel d’organisme absolument sain, il assurera le bien-être matériel de chaque membre de la société. En fait, il donnera à la vie sa vraie base, le milieu qui lui convient. Mais pour que la vie atteigne son mode le plus élevé de perfection, il faut quelque chose de plus.
Ce qu’il faut, c’est l’individualisme. Si le socialisme est autoritaire, s’il existe des gouvernements armés du pouvoir économique, comme il y en a aujourd’hui qui sont armés du pouvoir politique, en un mot, si nous devons avoir des tyrannies industrielles, alors ce nouvel état de choses sera pire pour l’homme que le premier. ( ... )

On nous dit souvent que les pauvres, sont reconnaissants de la charité. Certains le sont, nul n’en doute, mais les meilleurs d’entre eux ne sont jamais reconnaissants. Ils sont ingrats, mécontents, indociles, ingouvernables, et c’est leur droit strict.
Ils sentent que la Charité est un moyen de restitution partielle ridiculement inadéquat, ou une aumône sentimentale, presque toujours aggravée d’une impertinente indiscrétion que l’homme sentimental se permet pour diriger tyranniquement leur vie privée.
Pourquoi ramasseraient-ils avec reconnaissance les croûtes de pain qui tombent de la table du riche ?
Leur place serait à cette même table, et ils commencent à le savoir.
On parle de leur mécontentement. Un homme qui ne serait pas mécontent dans un tel milieu, dans une existence aussi basse, serait une parfaite brute.
Aux yeux de quiconque a lu l’histoire, la désobéissance est une vertu primordiale de l’homme. C’est par la désobéissance que s’est accompli le progrès, par la désobéissance et la révolte.
Parfois on loue les pauvres d’être économes. Mais recommander l’économie aux pauvres, c’est chose à la fois grotesque et insultante. Cela revient à dire à un homme qui meurt de faim : « ne mangez pas tant ». Un travailleur de la ville ou des champs qui pratiquerait l’économie serait un être profondément immoral. On devrait se garder de donner la preuve qu’on est capable de vivre comme un animal réduit à la portion congrue. On devrait se refuser à vivre de cette façon ; il est préférable de voler ou de recourir à l’assistance publique, ce que bien des gens regardent comme une forme du vol. Quant à mendier, c’est plus sûr que de prendre, mais prendre est plus beau que mendier. Non, un bomme pauvre qui est ingrat, dépensier, mécontent, rebelle, est probablement quelqu’un, et il y a en lui bien des choses. Dans tous les cas, il est une protestation saine. ( ... )

Les agitateurs sont une bande de gens qui se mêlent à tout, se fourrent partout ; ils s’en prennent à une classe qui jusqu’alors était parfaitement satisfaite, et ils sèment chez elle les germes, du mécontentement. C’est là ce qui fait que les agitateurs sont des plus nécessaires. Sans eux, dans notre état d’imperfection sociale, on ne ferait pas un seul progrès vers la civilisation.
Si l’esclavage a disparu d’Amérique, cela n’est nullement dû à l’initiative des esclaves et ils n’ont pas même exprimé formellement le désir d’être libres. Sa suppression est entièrement due à la conduite grossièrement illégale de certains agitateurs de Boston et d’ailleurs, qui n’étaient point eux-mêmes des esclaves, ni des possesseurs d’esclaves, qui n’avaient aucun intérêt réellement engagé dans la question. Ce sont les abolitionnistes, certainement, qui ont allumé la torche, l’ont tenue en l’air, qui ont mis en marche toute l’affaire. Et, chose assez curieuse, ils n’ont trouvé qu’un très faible concours chez les esclaves eux-mêmes, ils n’ont guère éveillé en ceux-là de sympathies, et quand la guerre fut terminée, quand les esclaves se trouvaient libres, en possession même d’une liberté tellement complète qu’ils étaient libres de mourir de faim, beaucoup parmi eux déplorèrent le nouvel état de choses.
Pour le penseur, l’événement le plus tragique, dans toute la Révolution française, n’est point que Marie-Antoinette ait été mise à mort comme Reine, mais que les paysans affamés de la Vendée aient couru volontairement se faire tuer pour la cause affreuse de la féodalité.
Il est donc clair qu’un socialisme autoritaire ne fera pas l’affaire. En effet, dans le système actuel, un très grand nombre de gens peuvent mener une existence qui comporte une certaine somme de liberté, d’expression, de bonheur. Dans une société composée de casernes industrielles, sous un régime de tyrannie économique, personne ne serait en état de jouir de cette liberté. ( ... )

Tous les systèmes de gouvernement sont des avortements.
Le despotisme est injuste envers tous, envers le despote lui-même, qui probablement était destiné à faire mieux que cela.
Les oligarchies sont injustes envers la majorité, et les ochlocraties le sont envers la minorité.
On avait jadis fondé de grandes espérances sur la démocratie, mais le mot de démocratie signifie simplement que le peuple régit le peuple à coups de triques dans l’intérêt du peuple.
On a fait cette découverte.
Je dois dire qu’il était grand temps, car toute autorité est profondément dégradante. Elle dégrade ceux qui l’exercent. Elle dégrade ceux qui en subissent l’exercice.
Lorsqu’on en use violemment, brutalement, cruellement, cela produit un bon effet, en créant, et toujours en faisant éclater l’esprit de révolte», d’individualisme qui la tuera.
Lorsqu’on la manie avec une certaine douceur, qu’on y ajoute l’emploi de primes et de récompenses, elle est terriblement démoralisante. Dans ce cas, les gens s’aperçoivent moins de l’horrible pression qu’on exerce sur eux, et ils vont jusqu’au bout de leur vie dans une sorte de bien-être grossier, pareils à des animaux qu’on choie ; jamais ils ne se rendent compte qu’ils pensent probablement la pensée d’autrui, qu’ils vivent selon l’idéal conçu par d’autres, qu’en définitive, ils portent ce qu’on peut appeler des vêtements d’occasion, que jamais, pas une minute, ils ne sont eux-mêmes.
« Quiconque veut être libre, dit un fin penseur, doit se soustraire à l’uniformité. » Et l’autorité, en encourageant par des appâts le peuple à l’uniformité, produit parmi nous un clan de grossiers barbares abondamment gavés.
Avec l’autorité, disparaîtront les châtiments.
On aura alors gagné beaucoup ; on aura fait en réalité, un gain inestimable.
Quand on lit l’histoire, non pas celle des éditions émondées qui s’écrivent pour les écoliers et les cancres d’Université, mais les documents originaux de chaque époque, on est absolument écœuré, non point par les crimes commis par les gredins, mais par les châtiments qu’ont infligés les honnêtes gens.

Un peuple est infiniment plus abruti par l’emploi habituel des punitions que par les crimes qui s’y commettent de temps à autre.  

La conséquence qui saute aux yeux, c’est que plus il s’inflige de châtiments, plus il se commet de crimes.
La plupart des législateurs modernes l’ont très bien remarqué, et se sont imposé la tâche de réduire les peines dans la mesure qu’ils croient possible. Et partout où cette réduction a été réelle, elle a toujours produit d’excellents résultats.
Moins il y a de peines, moins il y a de crimes.
Quand on aura totalement supprimé les châtiments, ou bien il n’y aura plus de crimes, ou bien s’il s’en produit, leurs auteurs seront soignés par les médecins pour une forme de folie très fâcheuse, qui doit être traitée par l’attention et la bonté.
En effet, ceux que de nos jours on qualifie de criminels ne le sont aucunement.
Ce qui engendre le crime moderne, c’est la misère et non la méchanceté. ( ... )

Maintenant l’État, n’ayant plus à gouverner, on peut se demander ce que l’État fera.
L’État deviendra une association volontaire qui organisera le travail, qui fabriquera et distribuera les objets nécessaires.
L’État a pour objet de faire ce qui est utile.
Le rôle de l’individu est de faire ce qui est beau.
Et puisque j’ai prononcé le mot de travail, je ne puis me dispenser de dire qu’on a écrit et dit un nombre infini de sottises, de nos jours, à propos de la dignité du travail manuel. Le travail manuel n’a en soi rien qui soit nécessairement digne, et il est en grande partie absolument dégradant.
L’homme éprouve un dommage à la fois mental et moral, quand il fait quelque chose où il ne trouve aucun plaisir. Bien des formes de travail sont de l’activité tout à fait dépourvue d’attrait, et devraient être regardées comme telles. Balayer pendant huit heures par jour un passage boueux quand le vent souffle de l’est, c’est une occupation dégoûtante. Faire ce nettoyage avec une dignité intellectuelle, ou morale, ou physique, me parait impossible. Le faire avec joie, ce serait terrifiant.
L’affaire de l’homme est autre que de déplacer de la boue. Tous les travaux de ce genre devraient être exécutés par des machines.
Et je suis convaincu qu’on en arrivera là.
Jusqu’à présent, l’homme a été, jusqu’à un certain point, l’esclave de la machine, et il y a quelque chose de tragique dans ce fait que l’homme a souffert de la faim dès le jour où il a inventé une machine pour le remplacer dans son travail.
Un homme possède une machine qui exécute la besogne de cinq cents hommes.
En conséquence, voilà cinq cents hommes jetés sur le pavé, n’ayant rien à faire, rien à manger, et qui se mettent à voler.
Quant au premier, il récolte les produits de la machine, et il les garde. Il a cinq cents fois plus de temps qu’il ne devrait en avoir, et très probablement, beaucoup plus qu’il ne lui en faut, en réalité, ce qui est bien plus important.
Si la machine appartenait à tout le monde, chacun en profiterait.
Ce serait là un avantage immense pour la société.
Tout travail non intellectuel, tout travail monotone et ennuyeux, tout travail où l’on manipule des substances dangereuses et qui comporte des conditions désagréables, doit être fait par la machine.
C’est la machine qui doit travailler pour nous dans les mines de houille, qui doit faire les besognes d’assainissement, faire le service des chauffeurs à bord des steamers, balayer les rues, faire les courses quand il pleut, en un mot, accomplir toutes les besognes ennuyeuses ou pénibles.

Actuellement, la machine fait concurrence à l’homme.
Dans des conditions normales, la machine sera pour l’homme un serviteur.








Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.