Peut-être que les utopistes devraient finalement tenir compte de cette nouvelle déroutante. Peut-être que les utopistes feraient bien de perdre le plan, de jeter la carte à la poubelle, de descendre de leur scooter, de se coiffer d’un chapeau complètement farfelu, de lancer trois aboiements stridents dans la nuit, de trotter sur leurs petites pattes maigrichonnes, beige et miteuses à travers le désert et de remonter au travers des pins.
« Si le mot utopie doit être ressuscité, ce sera par quelqu’un qui aura suivi l’utopie dans l’abysse présente en arrière-plan de la vision du Grand Inquisiteur*, et qui en sera ensuite remonté pour en sortir de l’autre côté. »
Robert. C. Elliott, The Shape of Utopia, 1970
Après tout, la Californie n’était pas vide quand les Anglais ont débarqué. Malgré les efforts des missionnaires, elle abritait toujours à ce moment là la population la plus importante d’Amérique du Nord.
Ce que les blancs ont perçu comme un monde sauvage à « domestiquer », était en fait mieux connu des humains qu’il ne l’a été depuis. Chaque colline, chaque vallée, chaque crevasse, courbure, canyon, ravin, dessin, pointe, falaise, plage, rocher, chaque arbre de chaque sorte avait son propre nom et sa place dans l’ordre des choses. Un ordre était appréhendé dont les envahisseurs étaient complètement ignorants.
Chacun de ces noms nommaient non pas un but ou un endroit où arriver, mais un lieu où l’on est, un centre du monde en soi. L’un d’entre eux est une falaise le long de la rivière Klamath. Son nom était Katimin. La falaise est toujours là, mais elle n’a plus de nom, et le centre du monde ne s’y trouve plus. Les six directions* peuvent se rencontrer uniquement dans le temps vécu, dans le lieu que l’on appelle le foyer, la septième direction*, le centre.(…)
Le premier chapitre de l’Histoire de l’Amérique, du Sud ou du Nord, nationale ou régionale, est toujours très bref. Anormalement bref. Dans celui-ci les « tribus » qui « occupaient » le territoire sont mentionnées et au mieux décrites sous forme d’anecdote. Dans le deuxième chapitre, un Européen « découvre » la région, et avec un soupir de soulagement, l’historien se plonge dans la narration de la conquête, souvent décrite comme une colonie ou colonisation, et les actions des conquérants.(…)
Chacun de ces noms nommaient non pas un but ou un endroit où arriver, mais un lieu où l’on est, un centre du monde en soi. L’un d’entre eux est une falaise le long de la rivière Klamath. Son nom était Katimin. La falaise est toujours là, mais elle n’a plus de nom, et le centre du monde ne s’y trouve plus. Les six directions* peuvent se rencontrer uniquement dans le temps vécu, dans le lieu que l’on appelle le foyer, la septième direction*, le centre.(…)
Le premier chapitre de l’Histoire de l’Amérique, du Sud ou du Nord, nationale ou régionale, est toujours très bref. Anormalement bref. Dans celui-ci les « tribus » qui « occupaient » le territoire sont mentionnées et au mieux décrites sous forme d’anecdote. Dans le deuxième chapitre, un Européen « découvre » la région, et avec un soupir de soulagement, l’historien se plonge dans la narration de la conquête, souvent décrite comme une colonie ou colonisation, et les actions des conquérants.(…)
Les mots « holocauste » et « génocide » ont désormais acquis une certaines popularité, mais jamais pour évoquer l’Histoire de l’Amérique. À l’école de Berkeley, on ne m’a pas appris que le premier chapitre de l’Histoire de la Californie était l’équivalent de la solution finale. On m’a appris que les Indiens se sont « rendus » devant la « marche du progrès ».
Dans l’introduction de The Wishing Bone Cycle, Howard A. Norman écrit :
« Les Swampy Cree ont une expression conceptuelle pour parler du porc-épic lorsqu’il s’engouffre en marche arrière dans une crevasse rocheuse :
Usà puyew usu wapiw !« Il recule tout en en regardant vers l’avant » (« He goes backward, looks forward »). Le porc-épic fait le choix conscient de s’engager en marche arrière dans le but de spéculer sans risque sur le futur : la marche arrière lui permet de voir son ennemi arriver. Pour les Cree c’est un acte de préservation de soi duquel il nous pouvons apprendre.
Les histoires des Cree sont toujours introduites par la phrase « I go backward, look forward, as the porcupine does », soit « Je marche à reculons tout en regardant vers l’avant, comme le fait le porc-épic. ». » (...)
Nul besoin de jeter par la fenêtre les machines à écrire ou de poser des bombes dans les laveries automatiques parce qu’on a perdu la foi dans la technologie en tant que porte d’entrée vers l’utopie. La technologie reste, à sa manière, une source sans fin de création. J’aimerais tant pouvoir partager la vision de Lévi-Strauss qui voit la civilisation qui transforme les hommes en machines glisser vers « la civilisation qui transformera les machines en hommes ». Mais je n’y arrive pas. Je ne vois pas comment même les technologies les plus éthérées pourraient nous offrir la promesse de n’être rien de plus qu’un simple outil : pour rendre notre vie plus facile, nous enrichir. Quelle grande promesse et quel grand gain !
Mais si cet enrichissement d’un type de civilisation n’a lieu qu’au coût de la destruction de la planète, alors il me semble clair que de compter sur l’avancée technologique uniquement pour l’avancée technologique en elle-même ne peut être qu’une erreur. On ne m’a pas encore démontré de façon convaincante, et je suis complètement incapable d’imaginer par moi-même, comment l’avancée technologique pourrait nous rapprocher de quelque façon que ce soit d’une forme de société principalement préoccupée par la préservation de son être.
Une société avec des conditions de vie modestes, préservant ses ressources naturelles, avec un taux de fertilité constant et une vie politique basée sur le consentement. Une société qui aurait réussi à s’adapter à son environnement et à vivre sans s’autodétruire ni détruire ses voisins. C’est la société que je veux arriver à imaginer, que je dois pouvoir arriver à imaginer si je ne veux pas abandonner tout espoir.
Une société avec des conditions de vie modestes, préservant ses ressources naturelles, avec un taux de fertilité constant et une vie politique basée sur le consentement. Une société qui aurait réussi à s’adapter à son environnement et à vivre sans s’autodétruire ni détruire ses voisins. C’est la société que je veux arriver à imaginer, que je dois pouvoir arriver à imaginer si je ne veux pas abandonner tout espoir.
Quelles sont les possibilités d’espérer qui nous sont offertes ? Des modèles, des plans, des diagrammes circulaires. Perspectives de systèmes de communication encore plus inclusifs, connectant les virus tout autour du globe. Pas de secrets, comme le dit Kundera. Des petits tubes à essais en orbite basse, remplis de virus, lancés par la L5 Society* en parfaite obéissance à notre pulsion de « construire le futur », comme ils disent. D’être Zeus, d’avoir le pouvoir sur ce qu’il se passe, de contrôler. La connaissance c’est le pouvoir, et nous voulons savoir ce qui va arriver, nous voulons le cartographier.
Le pays du Coyote n’a pas été cartographié. Le chemin qui ne peut être parcouru n’est pas indiqué dans les atlas, ou bien il est chacune des routes de l’atlas.
Dans Handbook of the Indians of California, A. L. Kroeber [note traduction : père de Ursula K. Le Guin] écrit : « Les indiens de Californie refusent catégoriquement de faire la moindre tentative de dessiner un plan, soutenant une incapacité totale de leur part ». L’utopie euclidienne* est cartographiée, organisée géographiquement, avec des diagrammes et des modèles, que des ingénieurs sociaux peuvent suivre et reproduire. Reproduction, le mot d’ordre des virus.
Dans le Handbook, en parlant du dénommé « culte Kuksu », encore appelé « société Kuksu » (un ensemble de rites et d’observations retrouvés parmi les peuples Yuki, Pomo, Maidu, Wintu, Miwok, Costanoan et Esselen de Californie centrale), Kroeber observait que notre usage des termes « culte » ou « société », notre perception d’une entité générale ou abstraite Kuksu falsifie la perception des natifs américains :
« Les seules sociétés étaient celles constituées à l’échelle de la ville. Il n’y avait pas de branches, parce qu’il n’y avait pas de tiges pour en sortir. Notre méthode dans ce genre de situation, qu’elle soit religieuse ou autre, est de constituer un corps central et supérieur. Depuis l’époque de l’Empire Romain et de l’église catholique, nous sommes capables de penser l’activité sociale uniquement comme organisée de manière cohérente au sein d’une unité définie subdivisée.
Mais il faut reconnaître que cette tendance n’est pas inhérente ou nécessaire à toutes les civilisations.
Nous ne sommes capables de penser la société que comme une machine organisée, les natifs américains étaient juste aussi incapables de la penser dans ces termes. Lorsque l’on se souvient de la simplicité de la machinerie et de la rudimentarité de l’organisation avec lesquelles l’ensemble de la civilisation grecque fonctionnait, cela devient plus facilement imaginable que les Californiens puissent se passer de presque tout effort dans cette direction, laquelle nous paraît vitale. »
Nous ne sommes capables de penser la société que comme une machine organisée, les natifs américains étaient juste aussi incapables de la penser dans ces termes. Lorsque l’on se souvient de la simplicité de la machinerie et de la rudimentarité de l’organisation avec lesquelles l’ensemble de la civilisation grecque fonctionnait, cela devient plus facilement imaginable que les Californiens puissent se passer de presque tout effort dans cette direction, laquelle nous paraît vitale. »
Copernic nous a appris que la Terre n’est pas le centre. Darwin nous a appris que l’homme n’est pas le centre. Si nous écoutions les anthropologues nous les entendrions dire, avec leur convenable manque de franchise, que l’ouest blanc n’est pas le centre. Le centre du monde est un escarpement de la rivière des Klamath, un caillou à la Mecque, un trou dans le sol en Grèce, ici-maintenant et sa circonférence autour de nous.
Peut-être que les utopistes devraient finalement tenir compte de cette nouvelle déroutante. Peut-être que les utopistes feraient bien de perdre le plan, de jeter la carte à la poubelle, de descendre de leur scooter, de se coiffer d’un chapeau complètement farfelu, de lancer trois aboiements stridents dans la nuit, de trotter sur leurs petites pattes maigrichonnes, beige et miteuses à travers le désert et de remonter au travers des pins.
Je pense que nous ne pouvons pas aller en direction de l’utopie en regardant vers l’avant, mais seulement de façon circulaire ou de côté. Parce que nous sommes dans un dilemme rationnel, une situation perçue par la mentalité binaire d’un ordinateur, et que ni le ’soit’ ni le ’ou’ ne sont un endroit où vivre. De plus en plus souvent, dans ces temps de plus en plus difficiles, des personnes que je respecte et admire me demandent « Vas-tu écrire un livre à propos de la terrible injustice et de la misère de notre monde ou vas-tu écrire un fantasme d’évasion consolatrice ? ». Certains me pressent d’écrire le premier et d’autres le second. On m’offre le choix du Grand Inquisiteur*. Vas-tu choisir la liberté sans le bonheur ou bien le bonheur sans la liberté ? Je pense que la seule réponse que l’on peut faire est : Non.
Faire une fois de plus le dos rond.
Usà puyew usu wapiw !
Usà puyew usu wapiw !
« Si le mot utopie doit être ressuscité, ce sera par quelqu’un qui aura suivi l’utopie dans l’abysse présente en arrière-plan de la vision du Grand Inquisiteur*, et qui en sera ensuite remonté pour en sortir de l’autre côté. »
Cela sonne très Coyote* à mes oreilles. Tomber dans les choses, les pièges, les abysses, et ensuite remonter et s’en extraire tant bien que mal, en souriant bêtement. Serait-ce possible que nous ne soyons déjà plus en train de nous confronter au Grand Inquisiteur* ? Serait-ce possible qu’il soit la figure paternelle que nous avons créée devant nous ? Serait-ce possible qu’en le contournant nous puissions le mettre derrière nous, comme le paradis perdu, l’inhabitable royaume de Zeus, l’option binaire, le pays à la vision unique où chacun doit choisir entre le bonheur et la liberté ?
Si c’est le cas, alors nous sommes dans l’abysse qui se trouve derrière lui. Pas encore sortis. Une prédiction typiquement Coyote*. Nous nous sommes mis dans un joli bordel, et nous devons nous en sortir. Et nous devons nous assurer que c’est bien de l’autre côté que nous allons ressortir ! Et que quand nous serons sortis, nous serons changés.
Si c’est le cas, alors nous sommes dans l’abysse qui se trouve derrière lui. Pas encore sortis. Une prédiction typiquement Coyote*. Nous nous sommes mis dans un joli bordel, et nous devons nous en sortir. Et nous devons nous assurer que c’est bien de l’autre côté que nous allons ressortir ! Et que quand nous serons sortis, nous serons changés.
Je n’ai aucune idée de qui nous serons, ni de comment sera l’autre côté, bien que je crois qu’il y ait des gens là-bas. Ils y ont toujours vécu. Ils ont des chants qu’ils chantent là-bas. L’un d’entre eux s’appelle Dancing at the edge of the world*. Si, lorsque nous remonterons de l’abysse, nous leur posons des questions, ils ne traceront pas de cartes, démontrant leur complète impuissance, mais il se pourrait qu’ils montrent du doigt. L’un-e pourrait désigner la direction d’Arlington au Texas.
J’habite là, dira-t-elle. Regarde comme c’est beau !
C’est le Nouveau Monde ! Pleurerons-nous alors, déconcerté-e-s mais ravi-e-s. Nous avons découvert le Nouveau Monde !
Et Coyote répondra : Oh non. Non, vous êtes dans l’Ancien Monde. Celui que j’ai créé.
Vous l’avez créé pour nous ! Pleurerons-nous, émerveillé-e-s et reconnaissant-e-s.
Je n’irais pas jusqu’à dire cela, dira Coyote*.
* La figure du Grand Inquisiteur : Née pendant Les Lumières, c’est une figure importante dans l’imaginaire du XIXe siècle et des romantiques en particulier.
Elle provoque une fascination de par l’exercice de la violence, celle des héros marginaux imprégnés de sang et dotés de pouvoir.
C’est une figure de supériorité (le roi lui même lui est subordonné) qui fait le lien entre le ciel et la terre. Son ambiguïté réside dans la douce oppression qu’il exerce. Il persécute ses victimes au nom de la justice. Il est omnipotent : peut même à distance créer la peur.
* La cosmologie mystique des sept directions sacrées des natifs amérindiens. Le dessus comme grand esprit et grand mystère, le dessous comme Terre Mère, le centre de toute chose, et les quatre directions cardinales : le nord, le sud, l’est et l’ouest. Chacune des directions a ses propres attributs et totems, aidant à définir leurs significations et actions.
* La cosmologie mystique des sept directions sacrées des natifs amérindiens. Le dessus comme grand esprit et grand mystère, le dessous comme Terre Mère, le centre de toute chose, et les quatre directions cardinales : le nord, le sud, l’est et l’ouest. Chacune des directions a ses propres attributs et totems, aidant à définir leurs significations et actions.
* La L5 Society est fondée en 1975 par Carolyn et Keith Henson pour promouvoir l’idée de colonies spatiales développée par le r Gerard K. O’Neill. Le nom de cette association fait référence au point de Lagrange L5 qui constitue un des points d’équilibre gravitationnel du système planétaire Terre - Lune. Le r O’Neill proposait de construire d’énormes habitats spatiaux en rotation aux points L4 et L5 situés sur l’orbite lunaire de part et d’autre de la Lune. Un objet placé en L4 ou L5 y reste indéfiniment sans avoir à dépenser de carburant pour se maintenir en place.
* Euclide : Mathématicien grec, 300 avant JC. Son ouvrage le plus célèbre, Les Éléments, est l’un des plus anciens traités connus présentant de manière systématique, à partir d’axiomes et de postulats, un large ensemble de théorèmes accompagnés de leurs démonstrations. Il fait partie des textes fondateurs des mathématiques en occident : ses thèmes restent à la base de l’enseignement des mathématiques au niveau secondaire dans de nombreux pays.
* Coyote ou fripon, ou farceur (ou trickster en anglais) est un personnage mythique présent dans toutes les cultures, rendu célèbre par Paul Radin. Les anthropologues comme Claude Lévi-Strauss utilisent le terme de « décepteur » – du moyen français decepteur : « celui qui trompe, qui trahit ».
Le fripon divin joue des tours pendables, possède une activité désordonnée incessante, une sexualité débordante, etc. Il est, selon Paul Radin, un miroir de l’esprit, un « speculum mentis », ce qui donna lieu, grâce à son travail avec Carl Gustav Jung, au développement du concept d’enfant intérieur, mais aussi d’une pratique psycho thérapeutique.
Le fripon est fondamentalement une personnalité chaotique, à la fois bonne et mauvaise, une sorte de médiateur entre le divin et l’homme. Il passe avec facilité de l’autodérision au sérieux le plus total ; mourir, renaître, voyager dans l’au-delà et conter sont certains de ses attributs.
Le parcours du fripon est celui d’un apprentissage par l’absurde, en quelque sorte.
« Il n’est guère de mythe aussi répandu dans le monde entier que celui connu sous le nom de "mythe du Fripon" dont nous nous occuperons ici. Il y a peu de mythes dont nous puissions affirmer avec autant d’assurance qu’ils appartiennent aux plus anciens modes d’expression de l’humanité ; peu d’autres mythes ont conservé leur contenu originel de façon aussi inchangée. (...) Il est manifeste que nous nous trouvons ici en présence d’une figure et d’un thème, ou de divers thèmes, doués d’un charme particulier et durable et qui exercent une force d’attraction peu ordinaire sur l’humanité depuis les débuts de la civilisation. »
P. Radin
Le fripon est une sorte d’individualiste solitaire considérant les institutions comme des entités étrangères.
* Dancing at the Edge of the World est un recueil non-romanesque de Ursula K. Le Guin publié en 1989. Ses textes sont divisés en deux catégories : les entretiens et les essais et les critiques littéraires et cinématographiques. Elle classe les essais en fonction des thèmes suivants : féminisme, responsabilité sociale, littérature et voyage.
* Dancing at the Edge of the World est un recueil non-romanesque de Ursula K. Le Guin publié en 1989. Ses textes sont divisés en deux catégories : les entretiens et les essais et les critiques littéraires et cinématographiques. Elle classe les essais en fonction des thèmes suivants : féminisme, responsabilité sociale, littérature et voyage.
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