vendredi 30 novembre 2018

" Mes amis " par Emmanuel Bove

– Vous êtes donc marié ?
– Non, en ménage seulement.
Ma bonne humeur tomba tout d’un coup. Dix pensées traversèrent mon cerveau en même temps.

Je me souvins de ma chambre, de Lucie, de ma rue. L’avenir me sembla fait d’une suite de journées monotones. Oui, j’en voulais à Billard qu’il eût une femme. Une amitié solide ne pouvait plus nous unir puisqu’une tierce personne la troublerait. J’étais jaloux. Aussi, pourquoi avais-je suivi cet inconnu ? Il m’avait désorienté. À cause de lui, la solitude me pèserait davantage.

Toutes ces réflexions ne m’empêchèrent pas de me raccrocher à un dernier espoir. Peut-être sa maîtresse n’était-elle pas belle ! Il aurait suffi qu’elle fût laide pour que je me remisse.

– Est-elle jolie ? demandai-je en m’efforçant d’avoir l’air distrait.


Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.

Chaque matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant les meubles. Sa voix est amortie par le mur. J’ai l’impression de me trouver derrière un phonographe.
Souvent, je la croise dans l’escalier. Elle est crémière. À neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait tachent le feutre de ses pantoufles.

J’aime les femmes en pantoufles : les jambes n’ont pas l’air défendues.
En été, on distingue ses tétons et les épaulettes de sa chemise, sous le corsage.

Je lui ai dit que je l’aimais. Elle a ri sans doute parce que j’ai mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les hommes qui portent un uniforme. On l’a vue, la main sous le ceinturon blanc d’un garde républicain. (...)

Lorsqu’une personne lui parle, il la dévisage, parce qu’il s’imagine qu’elle veut se moquer de lui. Au moindre sourire, il dit : – Vous savez… quatre ans de guerre… moi. Les Allemands ne m’ont pas eu… Ce n’est pas aujourd’hui que vous m’aurez…
Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêcha de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort.
Pourtant, si M. Lecoin savait comme j’aime les travailleurs, comme leur vie me fait pitié. S’il savait ce que ma petite indépendance me coûte de privations. (…)

Ah ! comme je voudrais être riche !
Le col de fourrure de mon pardessus provoquerait l’admiration, surtout dans les faubourgs. Mon veston serait ouvert. Une chaîne en or traverserait le gilet ; une chaîne d’argent relierait ma bourse à ma bretelle. Mon portefeuille se trouverait dans ma poche-revolver, comme celui des Américains. Un bracelet-montre m’obligerait à faire un geste élégant pour regarder l’heure. Je mettrais mes mains dans les poches de la veste, les pouces en dehors, et non pas, comme les nouveaux riches, aux entournures du gilet.

J’aurais une maîtresse, une actrice.
Nous irions, elle et moi, prendre l’apéritif à la terrasse du plus grand café de Paris. Pour nous faire un passage, le garçon remuerait les guéridons comme des tonneaux. Un morceau de glace flotterait dans nos verres. Le rotin des chaises ne se déroulerait pas.
Nous dînerions dans un restaurant où il y a des nappes et des fleurs sur des tiges inégales.
Elle entrerait la première. Des glaces essuyées renverraient ma silhouette cent fois, comme une lignée de becs de gaz. Quand le maître d’hôtel se courberait pour nous saluer, son plastron se bomberait du ventre au col. Le violon-solo reculerait, s’élancerait en avant sur un tremplin, en se balançant. Des mèches ballotteraient sur ses yeux, comme au sortir d’un bain. (…)

La solitude me pèse. J’aimerais à avoir un ami, un véritable ami, ou bien une maîtresse à qui je confierais mes peines.
Quand on erre, toute une journée, sans parler, on se sent las, le soir dans sa chambre.
Pour un peu d’affection, je partagerais ce que je possède : l’argent de ma pension, mon lit. Je serais si délicat avec la personne qui me témoignerait de l’amitié. Jamais je ne la contrarierais. Tous ses désirs seraient les miens. Comme un chien, je la suivrais partout. Elle n’aurait qu’à me dire une plaisanterie, je rirais ; on l’attristerait, je pleurerais.

Ma bonté est infinie. Pourtant, les gens que j’ai connus n’ont pas su l’apprécier.
Pas plus Billard que les autres.
J’ai connu Henri Billard dans un rassemblement, devant une pharmacie.
Les rassemblements de la rue me causent toujours une appréhension. La crainte de me trouver devant un cadavre en est la raison. Cependant, un besoin qui n’est pas de la curiosité commande à mes pieds. Prêt à fermer les yeux, je me fraye un passage, malgré moi. Aucune exclamation des badauds ne m’échappe : j’essaie de savoir avant de regarder. (…)

Une commerçante, qui guettait la porte ouverte de sa boutique, renseigna le public :
– Tout le monde le connaît dans le quartier. C’est un nain. Les vrais malheureux sont fiers ; ils ne se font pas remarquer. Celui-là n’est pas intéressant : il boit.
C’est alors que mon voisin, à qui je n’avais pas encore prêté attention, observa :
– S’il boit, il a raison.
Cette opinion me plut, mais si j’approuvai, ce fut juste assez pour que cet inconnu le remarquât. (…)

– Voilà où mènent les excès, dit un monsieur qui tenait une paire de gants dont les doigts étaient plats.
– Tant que la révolution n’aura pas balayé la société moderne, il y aura des malheureux, proféra assez bas un vieillard, celui qui tout à l’heure avait conseillé de ne pas pousser.
L’agent, à qui la pèlerine donnait un air énigmatique, parce qu’elle lui cachait les bras, se tourna et les badauds se lancèrent des coups d’œil qui laissaient entendre qu’ils n’étaient pas de l’avis de cet utopiste. (…)

Enfin, il me répondit :
– Pourquoi te ferais-je dépenser de l’argent ? Tu es pauvre, toi.
Je balbutiai pour insister : ce fut inutile.
Billard sortit lentement, en balançant les bras, en boitant un peu, sans doute parce qu’il était resté immobile. Je l’imitai, boitant sans raison.
– Au revoir, Bâton.
Je n’aime pas à quitter une personne avec qui je me suis entretenu, sans savoir son adresse ni où la revoir. Lorsque, malgré moi, cela arrive, je vis pendant plusieurs heures dans une sorte de malaise. La pensée de la mort, que d’habitude je chasse rapidement, me hante. Cette personne, en s’en allant pour toujours, m’a rappelé, j’ignore pourquoi, que je mourrai seul. (…)

– Vous êtes donc marié ?
– Non, en ménage seulement.
Ma bonne humeur tomba tout d’un coup. Dix pensées traversèrent mon cerveau en même temps.
Je me souvins de ma chambre, de Lucie, de ma rue. L’avenir me sembla fait d’une suite de journées monotones. Oui, j’en voulais à Billard qu’il eût une femme. Une amitié solide ne pouvait plus nous unir puisqu’une tierce personne la troublerait. J’étais jaloux. Aussi, pourquoi avais-je suivi cet inconnu ? Il m’avait désorienté. À cause de lui, la solitude me pèserait davantage.
Toutes ces réflexions ne m’empêchèrent pas de me raccrocher à un dernier espoir. Peut-être sa maîtresse n’était-elle pas belle ! Il aurait suffi qu’elle fût laide pour que je me remisse.
– Est-elle jolie ? demandai-je en m’efforçant d’avoir l’air distrait.
Avec l’assurance des gens indélicats, il me répondit qu’elle était superbe et qu’elle possédait, malgré ses dix-huit ans, deux seins de femme. Il me montra même la place, avec ses mains arrondies.
Cette fois, je n’eus plus qu’une idée : partir. L’injustice du sort était vraiment trop grande. Billard avait une verrue, des pieds plats et on l’aimait, tandis que je vivais seul, moi, plus jeune et plus beau.
Jamais nous ne pourrions nous entendre. Il était heureux. Par conséquent, je ne l’intéressais pas. Il valait mieux que je m’en allasse.(…)

Si, réellement, il me trouvait une femme, jeune et belle, qui m’aimât et qui ne fît pas attention à mon linge, pourquoi n’accepterais-je pas ?
– Mais c’est difficile de trouver une femme jolie.
– Pas aujourd’hui ; la mienne a quitté ses ardents pour moi. Je suis heureux avec cette jeunesse.

Je voulais un ami malheureux, un vagabond comme moi, envers qui on n’est tenu à aucune obligation. J’avais cru que Billard était cet ami, pauvre et bon. Je m’étais trompé. À chaque instant, il m’entretenait de sa maîtresse – ce qui me plongeait dans une grande mélancolie. (…)

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