dimanche 14 avril 2019

" QUINZINZINZILI " par Régis Messac ( 1935 )

Moi, Gérard Démarier…

Ayant écrit ces mots, je doute de leur réalité. Je doute de la réalité de l’être qu’ils désignent : moi-même. Est-ce que j’existe ? Suis-je autre chose qu’un rêve, ou plutôt un cauchemar ? L’explication la plus raisonnable que je puisse trouver à mes pensées, c’est que je suis fou.

Oui, je suis sans doute un pauvre fou qui gribouille du papier dans un asile, inconscient de toutes les réalités du monde extérieur. Sans doute les docteurs lui laissent du papier et des plumes afin de pouvoir étudier ensuite ses griffonnages et en tirer la matière de savants traités de psychiatrie. S’il en est ainsi, tant mieux. J’aimerais cent mille fois mieux être un fou délirant au fond d’une cellule capitonnée, que de vivre – d’avoir vécu – les cauchemars délirants qui me semblent être mes souvenirs.

Souvenirs, effrayants souvenirs, puissiez-vous n’être que des songes.
Médecins, savants docteurs que me cache le rideau de ma folie, c’est pour vous que j’écris. Si vous existez, ces divagations auront du moins quelques témoins, des témoins sympathiques et qui me comprendront… peut-être… en partie.
Si vous n’existez pas…

Mais il me faut reprendre en mains ma volonté, et me persuader que vous existez. Autrement, je n’aurai jamais le courage de poursuivre.
Alors il me faut remonter dans le tunnel des âges jusqu’au temps où je vivais et pensais d’une manière cohérente. Que c’est loin !
En ce temps-là, j’étais Gérard Dumaurier. Maintenant, je ne sais plus ce que je suis ni si je suis. Mon moi s’effrite et se dissout, lézardé par le bélier des catastrophes, pulvérisé par la dynamite des chocs mentaux ; je sens fuir ses atomes dispersés et rompus par l’acide d’une solitude cosmique dans un monde effarant.

J’étais Gérard Dumaurier. Une personne logée bien à l’aise dans un monde fait pour elle comme l’écrou pour la vis. Il y avait des terrasses de café pour ma soif, des tailleurs pour me vêtir, des radiateurs pour me chauffer, des femmes agréablement parées pour me sourire. Aujourd’hui… Mais je ne veux plus penser à aujourd’hui. Je ne veux plus… Ou pas encore. Il faudra bien…

J’étais précepteur des enfants de lord Clendennis. Un filon, comme on disait alors. Pas grand’chose à faire. Lord Clendennis, malgré son nom spenserien et aristocratique, était un munitionnaire enrichi qui s’appelait de son vrai nom Isaac Fungo. Il avait acheté une baronnie. Est-ce que cela se fait encore aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a des lords aujourd’hui, docteur ?… Mais qu’importe. Je suis hors d’état de percevoir la réponse du docteur si je suis fou. Et si je ne suis pas fou…

Où en étais-je ? – Ah oui ! Ratbert et Charles. C’étaient mes deux élèves. Mon travail consistait à surveiller leurs sports et leurs jeux et à leur inculquer quelques vagues connaissances. Ratbert avait à peu près quatorze ans, et Charles dix ans et demi. Dix ans et demi ou onze ans ? Peut-être un peu plus ; je ne sais plus. Nous voyagions beaucoup, tous les trois, sans nous soucier de sa seigneurie, comme on disait. Sa seigneurie ! ha, ha, ha… Il y avait eu une lady Clendennis, mais ils avaient divorcé. J’ai oublié ce qu’elle était devenue. Je crois qu’elle marinait quelque part dans une villa, dans le bocal d’azur de la Riviera. Nous, nous errions d’un bout à l’autre de la côte atlantique, qui était plus au gré de mes élèves. (...)

Comme c’est loin, tout ça. Comme il est loin, ce village. Dans un autre monde… Et pourtant, ça, c’est drôle ! quand j’y réfléchis, je dois en être tout près, de ce village. Nous n’avons pas changé de place, presque pas. Nous sommes toujours en Lozère. Nous sommes tout près de l’emplacement. Et pourtant, il n’y a plus de Lozère. Plus de village. Il est si bien disparu qu’il m’est impossible de retrouver son nom. Les noms ! Me souviendrai-je du mien jusqu’au bout ? Moi, Gérard Démarier…

Gérard Dumaurier ! Gérard Dumaurier ! Je répète ce nom tout haut, je me cramponne à ce nom comme un noyé à une branche, et déjà ce nom ne signifie plus grand’chose. Je sens mon moi qui m’échappe, je le sens se dissoudre et se fondre. Y a-t-il jamais eu quelqu’un sur la terre qui s’appelait Gérard Dumaurier ? Y a-t-il jamais eu quelqu’un sur la terre… (...)

J’ai dû m’arrêter d’écrire l’autre jour, si intensément s’ouvrait devant moi l’abîme où je me sentais sombrer. Un trou dans ma conscience. Je ne sais pas combien de temps la chose a duré. Des jours – ou des mois. Comment le saurais-je ? Les jours, à vrai dire, je sais encore à peu près ce que c’est, mais les mois ! C’est une idée bien compliquée, que je dois être le seul à posséder parmi les vivants. Comme tant d’autres idées compliquées et inutiles qui périront avec moi.
Pas toutes, peut-être, si ce papier me survit. Ce futile espoir, parfois, m’encourage à écrire. J’écris – il me semble que j’écris pour l’humanité future – si jamais, dans le futur, il y a encore une humanité. Je vais faire œuvre d’historien. Une histoire qui n’aura sans doute jamais de lecteurs. (...)

Assez ratiociné. Je veux, aujourd’hui qu’il fait beau et que je me sens un regain de vigueur, écrire comme autrefois, comme pour les gens d’autrefois, comme s’il devait encore y avoir des gens instruits et civilisés pour comprendre ce que j’écris.
Et pourtant ! Ce que j’écrirai ne sera-t-il pas la meilleure preuve de l’immense folie de la civilisation ?– Mais assez. Si la raison est le sommet de la folie, je veux être aujourd’hui éminemment raisonnable.

Dans la période qui précéda immédiatement la deuxième guerre mondiale, l’opinion européenne sembla uniquement préoccupée de scandales qui n’avaient au fond qu’une importance minime, et auxquels d’ailleurs personne ne comprenait grand’chose. Ces histoires de brigands, destinées à amuser la galerie, faisaient songer aux jeux des gamins qui s’amusent à jouer aux gendarmes et aux voleurs, et qui, lorsqu’ils sont fatigués d’être gendarmes, changent aussitôt de place avec les voleurs. On ne pouvait jamais savoir si le policier chargé de poursuivre les escrocs n’était pas à la solde du chef escroc, et l’on s’attendait à chaque instant à voir le ministre de la justice arrêté et conduit en prison par ses propres subordonnés.

Ces aventures feuilletonnesques avaient surtout pour effet, sinon pour but, de détourner l’attention du fait capital de l’époque : l’encerclement du Japon. C’est en effet en Extrême-Orient qu’allait cette fois se jouer le sort de l’humanité ; et rien ne marque mieux la déchéance de l’Europe ; la guerre européenne devait, cette fois-là, n’être qu’un sous-produit de la guerre du Pacifique. (...)

Ces textes et ces faits, bien d’autres textes et bien d’autres faits, annonçaient ou dénonçaient sinon une alliance secrète véritable, du moins, comme le disait Archimbaud, une entente entre les deux gouvernements. Ainsi, à son propre encerclement, la Russie avait répondu par un nouvel encerclement – celui de l’Allemagne. Ainsi, de l’Orient à l’Occident, les nations les plus puissantes, les mieux armées et les plus belliqueuses, se succédaient et s’emboîtaient comme les dents d’un engrenage : monstrueux engrenage d’une monstrueuse machine, dont le nom était : Guerre.


http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Régis+Messac&criteria=&language=French&format=

Régis Messac, né à Champagnac le 2 août 1893, mort en déportation du côté de Gross-Rosen ou de Dora en 1945, est un écrivain français et militant pacifiste adepte de l'action non-violente.

Premier exégète de la littérature policière et scientifique, auteur d’une thèse sur l’origine du roman policier, Le « Detective Novel » et l'influence de la pensée scientifique, Régis Messac écrit avant 1939 les premiers essais littéraires sur la science-fiction. Arrêté par les Allemands le 10 mai 1943, déporté Nacht und Nebel, il disparaît en Allemagne à une date indéterminée, postérieure au 19 janvier 1945. Son nom figure au Panthéon, parmi ceux des écrivains morts à la guerre.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Régis_Messac

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