vendredi 5 avril 2019

" Au-dessous du volcan " par Malcolm Lowry (1936-1947)

M. Laruelle observa le docteur renversé dans son transatlantique et bâillant, la belle, impossiblement belle, sombre, imperturbable face de Mexicain, les aimables yeux marron foncé, innocents aussi, comme les yeux de ces beaux et méditatifs enfants Oaxaquenans qu’on voyait à Tehuantepec 

(cet endroit idéal où les femmes font la besogne tandis que les hommes se baignent dans la rivière toute la journée), les petites mains fuselées aux poignets délicats, au dos desquelles on avait presque un choc en voyant le semis de gros poil noir. « Il y a longtemps que j’ai lâché mon esprit, Arturo », dit-il en anglais, ôtant la cigarette de sa bouche de ses doigts soignés et nerveux qu’il savait trop chargés de bagues. 


L’Hôtel-Casino de la Selva se dresse juste en dehors de la ville sur une colline un peu plus élevée, près de la gare du chemin de fer. Il est construit fort en retrait de la route principale, et entouré de jardins et de terrasses qui commandent en tout sens un ample panorama. Somptueux, il y règne un certain air de splendeur désolée. Car ce n’est plus un Casino. On ne peut même pas jouer ses consommations aux dés dans le bar. Les spectres des joueurs ruinés le hantent. Il semble que personne ne nage jamais dans la magnifique piscine olympique. Les plongeoirs se dressent lugubres et vides. Les terrains de pelote basque désertés sont envahis d’herbe. Deux courts de tennis seulement sont entretenus durant la saison.

Vers le coucher du soleil, le jour des morts de novembre 1939, deux hommes vêtus de flanelle blanche étaient assis à boire de l’« anis » sur la grande terrasse du Casino. Ils avaient joué au tennis, continué au billard, et leurs raquettes à étuis imperméables, serrées dans leurs presses – celle du docteur triangulaire, l’autre quadrangulaire – reposaient sur le parapet devant eux. Comme les processions serpentant du cimetière vers le pied de la colline derrière l’hôtel s’approchaient, les sons plaintifs de leurs hymnes parvinrent aux deux hommes ; ils se tournèrent pour observer les pénitents, l’instant d’après uniquement visibles sous la forme des lueurs mélancoliques de leurs cierges, tournoyant parmi les bottes de céréales au loin. Le Dr. Arturo Diaz Vigil poussa la bouteille d’Anis del Mono vers M. Jacques Laruelle, qui se penchait en avant d’un air absorbé. (...)

Ce qui était passé il y avait juste un an aujourd’hui paraissait déjà d’une autre ère. L’on eût cru que cela se perdrait comme une goutte d’eau dans les horreurs du présent. Il n’en allait pas de la sorte. Bien que toute tragédie fût en passe de perdre sens et réalité, il semblait encore permis de se rappeler les jours où une vie d’homme gardait quelque valeur, et n’était point une simple coquille dans un communiqué. Il alluma une cigarette. Loin à sa gauche, au nord-est, au-delà de la vallée et des contreforts en terrasse de la Sierra Madre orientale, les deux volcans, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl, s’élevaient magnifiques et précis dans le soleil couchant. Plus proche, distant de quinze kilomètres peut-être et plus bas de niveau que la grande vallée, il discerna le village de Tomalin, niché derrière la jungle, d’où montait une mince écharpe bleue de fumée illicite : quelqu’un brûlait du bois pour faire du charbon. 

Devant lui, de l’autre côté de la grand-route américaine, s’étendaient des bosquets et des champs à travers lesquels ondulaient une rivière et la route d’Alcapancingo. La tour de guet d’une prison émergeait d’un bois entre la rivière et la route, qui se perdait ensuite là où les collines violettes d’un Paradis à la Doré dévalaient au lointain. En face dans la ville, les lumières de l’unique cinéma de Quauhnahuac, bâti à flanc de coteau et ressortant nettement, s’allumèrent, vacillèrent, se rallumèrent. « No se puede vivir sin amar », dit M. Laquelle…« Comme cet estúpido l’avait inscrit sur ma maison. »
« Venez, amigo, lâchez votre esprit », dit le Dr. Vigil derrière lui.
« — Mais hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais. Elle est retournée à cet homme ! » M. Laruelle revint à la table où il se versa un verre d’eau minérale de Tehuacan qu’il but. Il dit :
« Salud y pesetas. »
« Y tiempo para gastarlas », répliqua pensivement son ami.

M. Laruelle observa le docteur renversé dans son transatlantique et bâillant, la belle, impossiblement belle, sombre, imperturbable face de Mexicain, les aimables yeux marron foncé, innocents aussi, comme les yeux de ces beaux et méditatifs enfants Oaxaquenans qu’on voyait à Tehuantepec (cet endroit idéal où les femmes font la besogne tandis que les hommes se baignent dans la rivière toute la journée), les petites mains fuselées aux poignets délicats, au dos desquelles on avait presque un choc en voyant le semis de gros poil noir. « Il y a longtemps que j’ai lâché mon esprit, Arturo », dit-il en anglais, ôtant la cigarette de sa bouche de ses doigts soignés et nerveux qu’il savait trop chargés de bagues. « Ce que je trouve de plus – » M. Laruelle vit que sa cigarette n’avait plus de feu et s’offrit un autre anis.
« Con permiso. » Le Dr. Vigil suscita un briquet si vite flambant qu’on l’eût dit allumé dès sa poche, enflammé sur lui-même, geste et allumage du même coup ; il tendit du feu à M. Laruelle « N’êtes-vous allé jamais à l’église pour les délaissés ici, demanda-t-il soudain, où est la Vierge pour ceux qui n’ont personne avec eux ? » (...)

M. Laruelle se demanda s’il allait pleuvoir ; quelquefois, quoique rarement, cela se produisait à cette époque de l’année, par exemple l’an dernier, où il avait plu quand il n’aurait pas dû. Et c’était des nuages d’orage, là au sud. Il s’imagina qu’il flairait la pluie, et il lui passa par la tête que rien ne lui plairait plus que de se faire mouiller, saucer jusqu’à la peau, de marcher sans relâche à travers ce pays sauvage dans son costume de flanelle blanche collé à lui, de plus en plus mouillé et mouillé et mouillé. 

Il observa les nuages : de rapides chevaux noirs se pressant dans le ciel. Une sombre tempête éclatant hors de saison ! Tel l’amour, pensa-t-il ; l’amour venu trop tard. Mais il n’y succédait point le calme de la raison, comme à la terre surprise retournent le parfum du soir et le lent soleil chaud ! M. Laruelle pressa le pas, poussant encore plus loin. Et qu’un amour pareil, d’un coup vous rende muet, aveugle, fou, vous tue – en trouver quelque image ne change pas votre sort. Tonnerre de Dieu… Cela n’étanchait nulle soif de dire comment était l’amour venu trop tard. (...)


La route, exécrable et toute défoncée, descendait à cet endroit en pente raide ; il approchait du petit pont sur la barranca, le ravin profond. Au milieu du pont il fit halte ; il alluma une autre cigarette à celle qu’il venait de fumer et se pencha sur le parapet, regardant en bas. Il faisait trop noir pour voir le fond mais : là était certes l’aboutissement et le clivage ! Quauhnahuac était à cet égard comme l’époque, de quelque côté qu’on se tournât, l’abîme vous guettait au coin. Dortoir pour vautours et cité Moloch ! Tandis qu’on crucifiait le Christ, disait l’hiératique légende portée par la mer, la terre d’ici s’était ouverte d’un bout à l’autre, quoique la coïncidence n’eût alors qu’avec peine pu frapper qui que ce fût ! C’était sur ce pont que le Consul lui avait un jour suggéré de faire un film sur l’Atlantide. Oui, penché tout comme ça, ivre mais contenu, cohérent, un peu fou, un peu impatient – c’était l’une de ces fois où le Consul avait bu à en être dégrisé – il lui avait parlé de l’esprit de l’abîme, du dieu de la tempête, « huracân », qui « témoignait d’une manière si suggestive des rapports entre les bords opposés de l’Atlantique ». Quoi qu’il eût voulu dire.

Ce n’était du reste pas la première fois que le Consul et lui avaient regardé dans un gouffre. Car il y avait toujours eu, des siècles auparavant – et comment l’oublier maintenant ? – le « Trou de l’Enfer » : et l’autre rencontre survenue là, qui semblait en quelque obscure relation avec la dernière au Palais de Maximilien… Cela avait-il été vraiment si extraordinaire de découvrir ici à Quauhnahuac le Consul, de découvrir que son vieux camarade de jeux britannique – il pouvait difficilement l’appeler « camarade d’école » – perdu de vue il y avait près d’un quart de siècle, vivait en fait et avait à son insu vécu, depuis six semaines, dans la même rue que lui ? Sans doute pas ; sans doute était-ce simplement l’une de ces coïncidences dénuées de sens qu’on pourrait étiqueter : « truc favori des dieux ». (...)

Prenant d’un coup conscience de quelque agitation, M. Laruelle se redressa juste à temps pour se garer d’un cavalier qui s’arrêtait le long du pont. La nuit était tombée comme la Maison Usher. Le cheval immobile clignait de l’œil dans les feux scintillants des phares d’une auto, phénomène peu commun si bas dans la Calle Nicaragua, qui arrivait de la ville dans un roulis de navire sur l’effroyable route. L’homme sur le cheval était tellement ivre qu’il se vautrait par toute sa monture, perdant les étriers, ce qui, vu leur taille, tenait déjà du prodige, et parvenant tout juste à se retenir par les rênes, mais n’agrippant pas une seule fois le pommeau de la selle pour s’affermir. Le cheval se cabra sauvagement, rebelle – mi-ombrageux mi-dédaigneux, peut-être, de son cavalier – puis fonça d’un trait sur l’auto : l’homme, qui semblait d’abord parti à la renverse, s’en tira par miracle, mais glissa sur le flanc tel un acrobate équestre, se retrouva en selle, glissa, buta, tomba à la renverse – s’en tirant de justesse chaque fois, jamais par le pommeau, mais toujours par les rênes qu’il tenait d’une main à présent, les étriers lui échappant plus que jamais, tandis qu’il martelait avec rage les flancs de la bête, du machete sorti d’un long fourreau courbe. (...)

et il s’imagina le cavalier ne s’arrêtant même pas à sa maison à lui Laruelle, où des montagnes de malles restaient à moitié faites, mais prenant en un galop effréné le tournant dans la Calle Tierra de Fuego, et par-delà – les yeux fous comme ceux qui vont voir la mort – à travers la ville ; et cela aussi, pensa-t-il soudain, cette vision démente de frénésie maniaque, mais sous contrôle, pas tout à fait sans contrôle, en un certain sens presque admirable, cela aussi, obscurément, c’était le Consul…(...)

« Je sais », répondit le Sr. Bustamente, mais tout doux, presque en un murmure : « Je pense que votre amigo, c’était à lui. » Il eut une petite toux gênée, en appoggiature. « Votre amigo, le bicho –. » Visiblement sensible au sourire de M. Laruelle, il s’interrompit calmement. « Je n’ai pas voulu dire bocho ; je veux dire bicho, celui aux yeux bleus. » Puis comme s’il y avait encore le moindre doute sur la personne en question, il se pinça le menton en y tiraillant une imaginaire barbiche. « Votre amigo – ah ! – Señor Firmin. Le Consul. L’Americano. »

« Non, il n’était pas Américain. » M. Laruelle essayait d’élever un peu la voix. Ce n’était pas commode, car tout le monde s’était tu dans la cantina et M. Laruelle observa qu’un étrange silence s’était abattu sur le cinéma également. La lumière faisait maintenant tout à fait défaut et son regard plongeait, par-dessus l’épaule du Sr. Bustamente et au-delà du rideau, dans une obscurité de cimetière, poignardée de lueurs de lampes de poche comme d’éclairs de chaleur, mais les vendeurs avaient baissé leur voix, les enfants cessé de rire et de crier, tandis que le public réduit demeurait flasquement assis, ennuyé mais patient devant l’écran obscur soudain illuminé, balayé en silence de grotesques ombres de géants, d’oiseaux et d’épieux, puis de nouveau obscur, les hommes qui ne s’étaient pas donné la peine de descendre ou bouger, bordant le balcon de droite, en massive frise obscure taillée à même le mur, hommes graves, moustachus, guerriers dans l’attente du début du spectacle, rien que pour un coup d’œil sur les mains sanglantes de l’assassin. (...)

Pour moi j’aime traîner ma peine à l’ombre des vieux monastères, ma faute dans les cloîtres, au bas des tapisseries et dans les miséricordes d’inimaginables cantinas, où des clients tardifs à la triste figure et des mendiants culs-de-jatte boivent à l’aube, dont la froide beauté jonquille se redécouvre en la mort. Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ? Horreurs à la mesure de nerfs de géant ! Non, mes secrets sont de la tombe et ils doivent être tus. Et c’est ainsi parfois que je pense à moi-même comme à un grand explorateur qui, ayant découvert un extraordinaire pays, n’en peut jamais revenir pour faire don au monde de son savoir : mais le nom de ce pays est enfer. (...)

(Plusieurs mescals plus tard.) Depuis décembre 1937, et que tu es partie, et c’est maintenant le printemps 1938 à ce que j’entends, j’ai délibérément lutté contre mon amour pour toi. Je n’osai m’y soumettre. Je me suis agrippé à toutes les branches ou racines qui pouvaient m’aider à franchir tout seul cet abîme dans ma vie mais je ne puis me leurrer plus longtemps. Si je dois survivre il me faut ton secours. Autrement, tôt ou tard je tomberai. Ah, si seulement tu m’avais laissé dans la mémoire de quoi te haïr en sorte qu’à la fin nulle douce pensée de toi ne me touche jamais dans mon affreuse situation ! (...)

Mais hélas pour le Chevalier à la Triste Figure ! Car oh, Yvonne, je suis tellement hanté sans répit par tes chansons, ta chaleur et ta joie, ta simplicité et ta camaraderie, tes aptitudes à des centaines de choses, ta santé foncière, ton désordre, ton ordre tout aussi excessif – les doux commencements de notre union. Te souviens-tu de la chanson de Strauss que nous fredonnions d’habitude ? Une fois l’an les morts vivent l’espace d’un jour. Oh viens à moi encore comme autrefois en mai. Jardins du Généralife, Jardins de l’Alhambra. Et l’ombre de notre destin à notre rencontre en Espagne. Le bar Hollywood à Grenade. Pourquoi Hollywood ? Et le couvent de nonnes là-bas : pourquoi Los Angeles ? Et à Malaga, la Pension Mexico. 



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