mardi 30 avril 2019

" L'Espion qui venait du froid " par John le Carré





L’Américain tendit à Leamas une nouvelle tasse de café.
— Allez donc vous recoucher, dit-il. S’il arrive, nous vous passerons un coup de fil.
Leamas, qui observait la rue déserte par la fenêtre du poste frontière, ne répondit pas.
— Vous ne pouvez pas l’attendre indéfiniment, insista l’autre. Peut-être viendra-t-il une autre fois. Nous nous arrangerons pour que la police contacte l’Agence. De toute façon, vous pouvez revenir ici en moins de vingt minutes.
— Non, répondit Leamas. Il fait presque nuit, maintenant.




— Mais enfin, vous ne pouvez pas continuer à attendre comme ça ! Il a déjà neuf heures de retard.
— Si vous voulez vous en aller, libre à vous. Vous avez été très chic, ajouta Leamas. Je dirai à Kramer que vous avez été bougrement chic.
— Mais vous comptez attendre encore longtemps ?
— Jusqu’à ce qu’il arrive. (Leamas se dirigea vers la fenêtre de guet et se planta entre les deux policiers immobiles, leurs jumelles braquées sur le poste frontière est-allemand.) Il attend la nuit, murmura-t-il, je connais ça.
— Ce matin même, vous disiez qu’il passerait avec les ouvriers ?
— Les agents secrets ne sont pas des avions. Ils n’ont pas d’horaire fixe. Il est brûlé, il se sauve et il a peur. Mundt est à ses trousses, à l’heure qu’il est. Il a juste une petite chance de s’en sortir. Laissez-lui au moins choisir son heure.

Le jeune Américain hésita. Il avait envie de partir, mais ne trouvait pas d’occasion propice. Un timbre résonna à l’intérieur du poste. Ils attendirent, tous les sens en éveil.
— Opel Rekord noire, immatriculée en Allemagne de l’Ouest, annonça un policier en allemand.
— Il dit ça au jugé, murmura l’Américain. Il fait trop sombre pour y voir d’aussi loin. (Après réflexion, il ajouta :) Comment Mundt a-t-il pu savoir ?
— Taisez-vous ! lança Leamas de la fenêtre.
Un des policiers quitta le poste et s’avança vers l’abri de sacs de sable érigé tout contre la ligne blanche de démarcation qui coupait la route comme la ligne de fond d’un court de tennis. L’autre attendit que son collègue se soit accroupi derrière le télescope installé dans le blockhaus, puis il abaissa ses jumelles, décrocha son casque noir du portemanteau et l’ajusta avec soin sur sa tête. Subitement, au-delà du poste frontière, les projecteurs à arc se déclenchèrent et leurs faisceaux illuminèrent la route à la façon d’une scène de théâtre. Le policier reprit son commentaire. Leamas le connaissait par cœur :
— La voiture s’arrête au premier point de contrôle. Un seul occupant. C’est une femme. On l’escorte jusqu’au poste des Vopos pour vérification d’identité.

Ils attendirent en silence.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda l’Américain. (Sans daigner répondre, Leamas s’empara de la paire de jumelles de réserve et la braqua sur les postes de contrôle de Berlin-Est.) Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Vérification terminée. On l’admet au deuxième point de contrôle.
— C’est lui, monsieur Leamas ? s’enquit avec insistance l’Américain. Je devrais peut-être appeler l’Agence.
— Un instant.
— Où est passée la voiture ? Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ?
— Contrôle des devises, douanes ! aboya Leamas.
Il observait intensément la voiture. Deux Vopos s’étaient plantés devant la portière du conducteur : l’un d’eux tenait le crachoir, l’autre attendait un peu en retrait. Un troisième se mit à rôder autour du véhicule. Il s’immobilisa devant le coffre, revint vers le conducteur, demanda les clefs, ouvrit le coffre, l’examina, le referma et lui rendit les clefs. Puis il parcourut une trentaine de mètres sur la route et s’arrêta à égale distance des deux postes frontière, devant une sentinelle est-allemande, silhouette solitaire, trapue, bottée et mal fagotée dans un pantalon flottant. Ils échangèrent quelques paroles, un peu gênés sous la lumière crue des projecteurs.

D’un geste négligent, les deux premiers Vopos firent signe à la voiture de passer. Elle repartit et, arrivée à hauteur des deux sentinelles qui se tenaient au milieu de la route, elle s’arrêta de nouveau. Les deux hommes en firent le tour, s’écartèrent et reprirent leur conversation. Finalement, comme à regret, ils la laissèrent franchir la ligne et pénétrer en secteur allié.
— Vous attendez bien un homme, n’est-ce pas, Leamas ? demanda l’Américain.
— Oui, un homme.
Leamas remonta le col de sa vareuse, sortit dans le vent glacé d’octobre et s’avança vers la voiture.
— Où est-il ? demanda-t-il à la conductrice.
— Ils sont venus le chercher et il s’est sauvé. À vélo. Ils ne savent probablement rien de moi.
— Et où est-il allé ?
— Nous avions une chambre près de la porte Brandebourg, au-dessus d’un café. Il y gardait quelques affaires, de l’argent, des papiers. Je pense qu’il a dû y aller. Ensuite il va s’amener et va essayer de passer.
— Ce soir ?
— C’est ce qu’il a dit. Tous les autres se sont fait pincer : Paul, Vierek, Ländser et Salomon. Il va falloir qu’il se presse.
Leamas la regarda un moment sans mot dire, l’air ébranlé :
— Ländser aussi ?
— Hier soir.

Un policier les avait rejoints.
— Il faudrait bouger de là, dit-il. Interdit de bloquer le poste frontière.
Leamas se retourna à demi.
— Va te faire foutre ! dit-il brutalement.
L’Allemand se raidit.
— Montez, dit la femme. On va aller jusqu’au carrefour.
Il prit place à côté d’elle et, à faible allure, ils gagnèrent le premier virage.
— J’ignorais que vous aviez une voiture, dit-il.
— C’est celle de mon mari. Karl ne vous a pas dit que j’étais mariée, je suppose ? (Leamas garda le silence.) Mon mari et moi, nous travaillons pour une maison d’appareils d’optique. On nous laisse passer pour le travail. Karl ne vous a donné que mon nom de jeune fille. Il ne voulait pas que j’aie des ennuis… avec vous.
Leamas tira une clef de sa poche.
— Il va falloir habiter quelque part, déclara-t-il d’un ton neutre. Il y a un appartement qui vous attend dans l’Albert-Dürerstrasse, à côté du musée. Le 28 A. Vous y trouverez tout ce qu’il faut. Je vous téléphonerai dès qu’il sera là.

—Non. Je reste avec vous.
— Mais moi, je ne reste pas ici. Allez à l’appartement. Je vous appellerai. Il n’y a aucune raison d’attendre.
— Mais puisque je vous dis qu’il passera la frontière ici même !
Leamas la considéra d’un air surpris :
— Il vous l’a dit ?
— Oui. Il connaît un des Vopos, le fils de son propriétaire. Ça peut être utile. Et c’est pourquoi il a décidé de passer par ici.
— Et il vous l’a dit, à vous ?
— Il a confiance en moi, il m’a tout raconté.
— Eh ben, merde alors !
Il lui tendit la clef et réintégra le poste frontière, à l’abri du froid. Quand il entra, les policiers conversaient à voix basse. Le plus grand lui tourna ostensiblement le dos.
— Excusez-moi de vous avoir houspillé, lui dit Leamas.
Ouvrant une serviette de cuir tout élimée, il farfouilla dedans et finit par trouver ce qu’il cherchait : une demi-bouteille de whisky. Le plus âgé accepta d’un signe de tête, prit la bouteille, versa une bonne rasade de whisky dans les tasses et les remplit de café.

— Où est passé l’Américain ? s’enquit Leamas.
— Qui ?
— Le type de la C.I.A. Celui qui était avec moi.
— Coucouche panier ! fit le vieux.
Ils s’esclaffèrent. Leamas posa sa tasse :
— Dans quelle mesure avez-vous le droit de tirer pour couvrir un homme qui passe la frontière ? S’il est poursuivi ?
— On ne peut ouvrir le feu pour le couvrir que si les Vopos tirent dans notre secteur.
— Autrement dit, il faut qu’il ait déjà passé la ligne ?
— Nous, on ne peut pas couvrir sa fuite, monsieur… ?
— Thomas, déclina Leamas. Thomas.
Ils échangèrent une poignée de main, chacun d’eux marmonnant son nom.
— Nous ne pouvons pas ouvrir le feu pour le couvrir, reprit le plus âgé. C’est le règlement. Sinon, c’est la guerre, à ce qu’on nous a dit.
— J’ai un type qui passe ce soir, déclara carrément Leamas.
— Ici ?
— Il faut le tirer de là à tout prix. Il a les hommes de Mundt à ses trousses.
— Il y a encore des coins où l’escalade est possible, dit le plus jeune.
— Ce n’est pas son genre. Il passera au bluff. Il a des papiers, dans la mesure où ils sont encore valables. Il est à vélo.

Le poste n’était éclairé que par une lampe de bureau munie d’un abat-jour vert, mais le clair de lune artificiel des projecteurs emplissait la pièce. La nuit était tombée, et avec elle le silence. Ils parlaient à voix basse comme s’ils craignaient des oreilles indiscrètes. Leamas alla se poster à la fenêtre et attendit. Devant lui s’allongeait la route. De part et d’autre courait le mur, affreux magma de parpaings sales et de barbelés qui, sous l’effet d’une pitoyable lumière jaunâtre, faisait décor de camp de concentration. De chaque côté du mur s’étendait le Berlin non reconstruit, monde de ruines en deux dimensions, vestige désolé de la guerre.

« La foutue bonne femme ! pensa Leamas. Et quel idiot, ce Karl, de m’avoir menti ! Menti par omission, bien sûr, comme tous les agents secrets du monde. On leur apprend à tricher, à effacer leurs traces, et ils se paient votre fiole. » Karl ne lui avait montré cette fille qu’une fois, après le dîner à la Schürzstrasse, l’année précédente. Karl venait de réussir une magnifique razzia de tuyaux et Control en personne avait demandé à le voir. Control tenait à être là pour la distribution des lauriers. Ils avaient dîné ensemble, Leamas, Control et Karl, ce dernier frétillant comme un poisson dans l’eau. Il s’était amené astiqué comme un gosse pour l’école du dimanche, briqué comme un sou neuf, faisant des tas de politesses, ôtant son chapeau, respectueux en diable. Control lui avait serré la main durant cinq bonnes minutes :
— Je tiens à ce que vous sachiez à quel point nous sommes contents de vous, Karl. Vraiment très contents.

Leamas les observait : « Ça va encore nous coûter deux cents livres par an », songeait-il. À la fin du dîner, Control leur secoua vigoureusement la main une fois de plus et leur fit comprendre, avec un hochement de tête significatif, qu’il devait partir, qu’il lui fallait encore aller risquer sa vie dans un autre secteur. Après quoi, il monta dans sa voiture où l’attendait son chauffeur. Alors Karl éclata de rire, et Leamas l’imita. Ils avaient depuis longtemps fini le champagne qu’ils riaient encore. Ensuite, sur l’insistance de Karl, ils se rendirent à l’Alter Fass et y retrouvèrent Elvira, une blonde d’une quarantaine d’années, à l’air coriace.

— Mon petit vieux, lui dit Karl, je te présente mon secret le plus intime et le mieux gardé !
Leamas était furieux. Ils eurent un peu plus tard une sérieuse prise de bec.
— Qu’est-ce qu’elle sait, au juste ? Et d’abord, qui est-ce ? Comment l’as-tu connue ?
Karl, renfrogné, refusait de répondre. Par la suite, les choses s’envenimèrent. Leamas voulut modifier la routine habituelle, changer les lieux de rendez-vous, les mots de passe, mais cela déplaisait à Karl. Il savait ce que sous-entendaient ces exigences et n’appréciait pas.
— Même si tu n’as pas confiance en elle, c’est trop tard, trancha-t-il.
Leamas se le tint pour dit et la boucla. Mais dès lors il se montra prudent, se confia moins à Karl et eut davantage recours aux astuces classiques des techniciens de l’espionnage.

Et maintenant elle était là, dans sa voiture, au courant de tout, connaissant le réseau de A à Z et même la planque la plus sûre ; tout. Pour la énième fois, Leamas se jura que jamais plus il ne ferait confiance à un agent secret.
Il alla au téléphone et composa le numéro de son appartement.
Frau Martha lui répondit.
— Nous avons des invités à la Dürerstrasse, annonça-t-il, un homme et une femme.
— Mariés ? lui demanda Frau Martha au bout du fil.
— Presque !
Il l’entendit rire de son rire affreux. Comme il raccrochait, l’un des policiers se tourna vers lui :
— Vite, Herr Thomas !
Leamas se précipita à la fenêtre de guet.
— Un homme, Herr Thomas, murmura le jeune policier. Un homme à vélo !
Leamas prit les jumelles.

Karl. Pas d’erreur possible, même à pareille distance. C’était bien sa silhouette, couverte d’un vieil imperméable de la Wehrmacht, poussant une bicyclette. « Il a réussi, se dit-il, c’est sûr, maintenant. Il a passé la vérification d’identité. Plus que les devises et la douane. » Il le regarda adosser son vélo à la barrière et se diriger d’une allure désinvolte vers le poste de douane. « N’en remets pas trop », souffla Leamas, angoissé. Karl sortit enfin, salua gaiement le garde-barrière, et le poteau strié de rouge et blanc s’éleva lentement dans les airs. Il était passé, il venait vers eux, il avait réussi. Plus que le Vopo, au milieu de la route, la ligne à traverser et il serait à l’abri.

À cet instant précis, il lui sembla que Karl percevait un bruit suspect et pressentait un danger. Jetant derrière lui un regard inquiet, il se courba sur le guidon et se mit à pédaler furieusement. Il ne restait plus maintenant sur le pont que la sentinelle solitaire. Elle se retourna vers Karl et le regarda venir. Et tout à coup, inopinément, les projecteurs s’allumèrent et leurs faisceaux d’un blanc incandescent le prirent au piège, tel un lapin fasciné par des phares d’auto. Une sirène déclencha son hurlement de scie mécanique et un tumulte de commandements affolés retentit. Devant Leamas, les deux policiers tombèrent à genoux, collèrent l’œil aux meurtrières aménagées entre les sacs de sable et armèrent vivement le levier de tir en rafale de leurs fusils automatiques.

La sentinelle est-allemande ouvrit le feu, soucieuse de ne pas tirer hors de son secteur. Le premier coup sembla projeter Karl vers l’avant et le second l’arrêter dans sa course. Pourtant il continuait à pédaler et dépassait la sentinelle qui continuait à tirer sur lui. Et brusquement, il s’affaissa et roula par terre, et Leamas perçut distinctement le fracas métallique de la bicyclette heurtant le sol. Il pria le ciel que Karl fût bien mort.

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