mardi 24 octobre 2017

" L'Ambassade " par Chris Marker (1973 )




Le film dure vingt minutes et le spectateur suppose qu'il se passe dans une ambassade située dans une grande ville d'Amérique du Sud, après un coup d'État (probablement le Chili après le coup d'État du Général Augusto Pinochet). La caméra reste dans l'ambassade et filme la vie au jour le jour des réfugiés, de l'ambassadeur et de sa femme qui les accueillent.

Comme pour beaucoup de films de Chris Marker, c'est un film qui est à la frontière entre documentaire et fiction. La vie décrite par Chris Marker dans l'ambassade est une vie à l'abri du monde extérieur, mais qui reste en même temps un moment transitoire.

https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Ambassade

samedi 21 octobre 2017

" Fusées " par Charles Baudelaire ( 1867 )

 La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. 

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage !

Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ? (...)

Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. 

Non ; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. 

De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.

L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États  communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir â des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? 

— Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. 

— Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. 

Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent ; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! 

— Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ?

Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences ? »

Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère *.

* Au-dessous de ce dernier mot, on lit cette variante : tristesse.

dimanche 15 octobre 2017

" Nothing to hide / Rien à cacher " par Marc Meillassoux et Mihaela Gladovic

Grâce à la collecte de nos données numériques, les agences de renseignement disposent aujourd'hui d'un accès quasi-total à notre intimité. "Nothing to Hide" propose, en évitant l'écueil de la paranoïa, une prise de conscience des enjeux de la surveillance de masse et des moyens dont chacun dispose pour s'y soustraire.





Comment est né le désir de faire un documentaire sur la surveillance de masse? 
Marc Meillassoux – A la base, je suis plutôt journaliste spécialisé en économie, et j’écrivais sur l’économie du digital. J'ai rencontré Mihaela Gladovic, avec qui j’ai lancé le projet du film, et nous avons tous deux commencé à aller à des conférences sur la gestion des données privées et à des Cryptoparties. Les Cryptoparties sont des réunions libres et gratuites où les gens viennent avec leur téléphone portable et leur ordinateur et apprennent à protéger leurs données eux-mêmes. Et puis cela faisait longtemps que je m'intéressais aux théoriciens du panoptique (procédé à la base utilisé dans l'architecture carcérale qui consiste à construire un point de vue où il est possible de tout voir de l'intérieur – ndlr) comme Bentham et Foucault et aux écrits de Deleuze sur les sociétés de contrôle. Au moment des révélations Snowden, je me sentais incapable de réagir en raison de mon niveau en informatique. Mais après avoir comblé notre retard en fréquentant les Cryptoparties et la scène hacktiviste de Berlin, nous avons décidé de nous lancer dans ce documentaire. 
Le film montre que l'état d'urgence et la surveillance de masse sont aussi bien utilisés pour lutter contre le terrorisme que contre le militantisme écologique et politique. Penses-tu qu'un tel climat de contrôle de la population arrange les gouvernements ? 
C'est une question compliquée car il y a toujours le risque de verser dans la paranoïa et le complotisme. Cela fait six fois que l'état d'urgence est prolongé et ça pourrait durer car le gouvernement le renouvelle aussi pour se couvrir devant l’opinion en cas de nouvel attentat. Ce qui est sûr, c'est que l'état d'urgence donne des outils sans précédent pour contrôler et neutraliser toutes sortes d’activistes. Durant la COP 21, on a ainsi vu que les services de renseignements français utilisaient ces outils pour dresser des profils de militants qui n‘avaient jamais rien fait d'illégal mais qui, pour reprendre le terme de leur "note blanche" : "représentent une menace pour les institutions de l'Etat". C’est le cas montré dans le film où Joël Domenjoud a fait l'objet d'une surveillance physique et numérique et a été assigné à résidence simplement pour avoir participé à des manifestations de militants écolo.  
On pourrait déjouer cette surveillance en n'ayant pas de téléphone portable et en refusant de s'identifier devant un ordinateur mais le documentaire montre qu'il existe d'autres moyens moins radicaux.
Oui, je travaille d'ailleurs actuellement sur un second documentaire qui s'intéresse aux différentes formes de disparitions numériques. Même s'il est très difficile de se protéger contre la NSA, on peut assez facilement effacer certaines traces vis-à-vis de la surveillance privée, comme celle exercée par Google, en utilisant des moteurs de recherche comme DuckDuckGo ou le navigateur anonyme Tor, en utilisant des logiciels libres comme Linux ou en utilisant une messagerie instantanée comme Signal. Il y a différents niveaux de protection et il n'est pas nécessaire d'aller au stade le plus extrême pour avoir une utilisation d'internet qui soit satisfaisante. Pour estimer les traces que chacun laisse derrière soi sur internet, il existe par ailleurs un site qui s'appelle Myshadow.orgJ’essaie personnellement de ne pas prendre ça comme une paranoïa mais plutôt comme une forme de jeu, de challenge : comment laisser le moins de trace possible.


http://www.lesinrocks.com/2017/09/09/cinema/nothing-hide-pourquoi-ce-docu-sur-la-surveillance-de-masse-nous-concerne-t-il-tous-11983255/

samedi 7 octobre 2017

" L’effondrement global est-il imminent ? " Par Graham Turner

Le scénario BAU (scénario standard) de LTG, lignes en pointillés, comparé aux données historiques de 1970 à 2010 (lignes continues) — pour les variables démographiques: population, taux brut de natalité, taux brut de mortalité; pour les variables économiques: production industrielle per capita, nourriture per capita, services per capita (Courbe supérieure: électricité p.c.; courbes inférieures: taux d’alphabétisation des adultes et des jeunes [la courbe de données la plus basse]); pour les variables environnementales: pollution mondiale persistante, proportion des ressources non-renouvelables restantes (la courbe la plus haute utilise une limite supérieure de 150,000 EJ pour les ressources ultimes d’énergie; la courbe inférieure utilise une limite inférieure de 60,000 EJ [Turner 2008]).

En dépit du fait que LTG devint un best-seller dès sa publication, le travail fut ensuite largement relégué dans la « poubelle de l’histoire » par de nombreuses critiques (par exemple, Lomborg et Rubin, 2002). Ces critiques ont perpétué le mythe public selon lequel LTG s’était trompé, et disaient que LTG avait prévu que l’effondrement surviendrait bien avant les années 2000, alors que tel n’était absolument pas le cas. Ugo Bardi, dans « Les limites de la croissance revisitées » (2011), détaille de façon exhaustive les divers efforts qui furent entrepris pour discréditer l’étude LTG. 

 Le scénario « modèle standard » (business-as-usual ou BAU) des « Limites de la croissance » (« Limits To Growth », LTG), produit il a environ quarante ans, correspond bien avec les données historiques qui ont été mises à jour pour cet article. Le scénario BAU produit un effondrement de l’économie mondiale et de l’environnement (avec des niveaux de vie qui chutent dramatiquement plus vite que ce qu’ils progressèrent historiquement car les fonctions économiques normales cessent de fonctionner), entrainant une chute importante de la population mondiale. Bien que la baisse de la population modélisée survienne après environ 2030 —avec une augmentation des taux de mortalité à partir de 2020, inversant les tendances contemporaines— le début généralisé de l’effondrement apparait vers 2015 quand la production industrielle per capita commence un déclin rapide. 


Compte tenu de cette synchronisation imminente, une autre question que pose cet article est de savoir si les difficultés économiques de la crise financière mondiale sont potentiellement liées aux mécanismes de disruption mis en avant par le scénario BAU des « Limites de la croissance ». En particulier, les problèmes contemporains sur le pic pétrolier et l’analyse de l’énergie nette, ou rapport entre l’énergie produite et l’énergie investie, vont dans le sens de la modélisation des contraintes de ressources qui sous-tendent l’effondrement dans les « Limites de la croissance ».  

Vérification des « limites de la croissance »

Avec plus de quarante ans de recul disponible depuis la publication des limites de la croissance (LTG ; Meadows et al., 1972, Meadows et al., 1974), il est opportun d’examiner la façon dont la société a suivi le chemin dessiné par cette modélisation révolutionnaire de divers scénarii, et d’examiner si l’économie mondiale et la population sont sur le chemin de l’effondrement ou de la soutenabilité. (...)

 En dépit du fait que LTG devint un best-seller dès sa publication, le travail fut ensuite largement relégué dans la « poubelle de l’histoire » par de nombreuses critiques (par exemple, Lomborg et Rubin, 2002). Ces critiques ont perpétué le mythe public selon lequel LTG s’était trompé, et disaient que LTG avait prévu que l’effondrement surviendrait bien avant les années 2000, alors que tel n’était absolument pas le cas. Ugo Bardi, dans « Les limites de la croissance revisitées » (2011), détaille de façon exhaustive les divers efforts qui furent entrepris pour discréditer l’étude LTG. (...)


Durant la dernière décennie, cependant, il y a eu une sorte d’attention et de compréhension renouvelée à l’égard de LTG. Très récemment, Randers (2012a) —un des co-auteurs de LTG— a publié une prévision de la situation mondiale en 2052, et renouvelé les enseignements de la publication originale (Randers 2012b). Un renversement dans le débat a eu lieu en 2000 quand le spécialiste de l’énergie Simmons (2000) a émis l’idée que le modèle était plus précis que la perception qu’on en avait généralement. D’autres auteurs ont émis des évaluations plus complètes des conclusions du modèle (Hall and Day, 2009, Turner, 2008) ; en effet, mon précédent travail montrait que trente ans de données historiques s’alignaient très bien avec les conclusions du « scénario standard » de LTG. Le modèle standard incarne les pratiques économiques et sociales « business-as-usual » (BAU) de la période historique qui servit de calibrage au modèle (1900 à 1970), avec le scénario modélisé à partir de 1970. (...)


Jusqu’à ce que la base de ressources non renouvelables soit réduite à environ 50% du niveau initial ou final, le modèle World3 supposait que seule une faible part du capital (5%) est allouée au secteur de l’extraction des ressources, simulant un accès à des ressources aisément extractibles ou de haute qualité, ainsi qu’à l’amélioration de l’efficacité des techniques d’investigation et d’extraction.
Cependant, lorsque les ressources tombent en dessous du niveau de 50% du stock (moment de la déplétion NDT) au début du 21ème siècle tel que simulé par le modèle, et qu’elles deviennent plus difficiles à extraire et transformer, le capital nécessaire commence à augmenter. Par exemple, à 30% du stock initial de ressource, la proportion du capital total alloué au secteur de l’extraction atteint 50%, et elle continue à augmenter au fur et à mesure que la ressource s’épuise (indiqué dans Meadows et al., 1974).
Avec une part significative du capital qui va vers l’extraction des ressources, il n’y a plus suffisamment de capital disponible pour remplacer entièrement l’obsolescence des machines et du capital dans le secteur industriel lui-même. Par conséquent, malgré une activité industrielle accrue essayant de satisfaire les multiples demandes de tous les secteurs et de la population, la production industrielle réelle (per capita) commence à chuter précipitamment à partir de 2015, alors que la pollution générée par l’activité industrielle continue de croître. La réduction des apports de l’industrie à l’agriculture, combinée aux impacts de la pollution sur les terres agricoles, conduit à une chute des rendements agricoles et de la nourriture produite par habitant. (...)
La population mondiale chute alors, d’environ un demi-milliard d’individus par décennie, à partir de 2030 environ. Après l’effondrement, le résultat du modèle World3 pour le BAU (fig. 1) montre que le niveau de vie moyen de la population totale (richesse matérielle, nourriture et services per capita reflétant essentiellement les conditions de type OCDE) ressemble à celui observé au début du 20ème siècle. Les implications du scénario BAU sont sévères : la fig. 1 illustre l’effondrement global du système économique et de la population. Cet effondrement est essentiellement causé par les contraintes sur les ressources (Meadows et al., 1972), suivant la dynamique et les interactions décrites ci-dessus.
La dynamique étalonnée reflète les réponses observées dans l’économie à des changements de niveau d’abondance ou de rareté (Meadows et al., 1972), rendant superflu la modélisation des prix comme canal de communication des réponses économiques.[1]
[1] Un point particulièrement important réside dans le fait que l’offre de pétrole, d’abord élastique à la demande, devient inélastique, ce qui produit des bouleversements économiques (Murray et King, 2012, Murray et Hansen, 2013), discutés en détail dans les dernières sections.

Le scénario « business As Usual » de LTG suit la réalité


Après quarante années écoulées depuis la modélisation initiale de LTG, il est opportun d’examiner à quel point les scénarii reflètent la réalité. Dans cette partie, nous présentons une comparaison graphique des données historiques avec le scénario BAU décrit ci-dessous (Fig. 1). Il est évident en observant la figure 1 que les données correspondent fortement avec le scénario BAU (pour la plupart des variables); alors que les données ne correspondent pas avec les deux autres scénarii (Turner, 2012, Turner, 2008). (...)

Evolution du monde réel – pic pétrolier

 Taux de production de pétrole : réel et projeté ; dérivé de LTG ; et courbe « selon Hubbert » basée sur une fonction logistique – toutes normalisées pour correspondre à la ressource totale (c’est-à-dire l’aire sous les courbes).

La vision optimiste exprimée récemment est qu’il y pourrait y avoir une nouvelle surabondance de pétrole et de gaz. A première vue, cela semble contredire la contrainte de ressources qui sous-tend l’effondrement dans le scénario BAU de LTG. Mais les protagonistes de cette surabondance de pétrole et de gaz n’ont pas compris un point crucial. Ils ont confondu un stock et un flux. Le point clé, comme le souligne le modèle LTG, est la vitesse à laquelle la ressource peut être fournie, c’est-à-dire le flux, et les besoins associés en machines, énergie et autres intrants pour pouvoir obtenir ce flux. La recherche contemporaine sur l’énergie nécessaire pour extraire et fournir une unité d’énergie à partir du pétrole montre que les intrants ont augmenté de presque un ordre de grandeur. Peu importe la taille du stock de ressources si elles ne peuvent pas être extraites assez rapidement, ou si d’autres ressources nécessaires par ailleurs dans l’économie sont consommées pendant l’extraction. Les optimistes du pétrole et du gaz notent que l’extraction de carburants non conventionnels n’est économiquement rentable qu’au voisinage de 70 US$ le baril. Ils reconnaissent par là-même que l’époque du pétrole bon marché est révolue, apparemment sans se rendre compte que les carburants chers sont un signe de contraintes sur les taux d’extraction et les intrants nécessaires. Ce sont ces contraintes qui conduisent à l’effondrement dans le scénario BAU de LTG. (...)

Dans la littérature sur le pic pétrolier, la mesure pertinente du coût d’opportunité est le retour d’énergie par rapport à l’investissement (EROI) qui correspond à l’énergie nette disponible après avoir retranché l’énergie utilisée à extraire la ressource (Heun et de Wit, 2012, Dale et al., 2011, Heinberg, 2009, Murphy et Hall, 2011). L’EROI est défini comme le rapport entre l’énergie brute produite, TEProd, et l’énergie investie pour obtenir l’énergie produite, ERes. (...)


L’effondrement est retardé de 20 ans, mais est pire (c’est-à-dire en « falaise de Sénèque »), du fait d’une efficacité accrue dans l’accès aux ressources non conventionnelles.

Malheureusement, les preuves scientifiques des graves problèmes environnementaux ou de ressources naturelles se sont heurtées à une forte résistance de la part de forces sociétales puissantes, comme le démontre clairement la longue histoire de LTG ou les oppositions aux initiatives internationales des Nations Unies sur les questions environnementales/de changement climatique. Non sans ironie, la confirmation apparente par cet article du scénario BAU du modèle LTG implique que l’attention des scientifiques et du public pour le changement climatique, quoique d’importance cruciale en elle-même, pourrait avoir été défavorablement détournée du problème des contraintes de ressources, particulièrement celle de l’approvisionnement en pétrole. En effet, si l’effondrement global se produit conformément au scénario LTG, alors les impacts de la pollution se résoudront naturellement – quoique pas dans un sens idéal !

 Une des leçons difficiles des scénario de LTG est que les questions environnementales mondiales sont généralement étroitement liées et ne devraient pas être traitées comme des problèmes séparés. Une autre leçon est l’importance de la prise de mesures préventives bien avant que les problèmes ne s’enracinent. Malheureusement, la correspondance des tendances des données avec la dynamique de LTG indique que les premiers stades de l’effondrement pourraient survenir d’ici une décennie, ou pourraient même être déjà en cours. Cela suggère, dans une perspective rationnelle basée sur le risque probable, que nous avons gaspillé les dernières décennies, et que se préparer à un effondrement mondial pourrait être encore plus important que de chercher à éviter l’effondrement. (...)



vendredi 6 octobre 2017

" Le renseignement militaire et les «petits pédés» de 4chan "


Qualifié de «poubelle du web», le forum 4chan est également connu pour être le plus prolixe générateur de mèmes mais aussi pour ses «fake news». L'une d'entre elles, délirante et conspirationniste, a pourtant été reprise, au premier degré, par le service de renseignement militaire français en charge du contre-espionnage et l'un des experts «cyber» de la gendarmerie nationale.


Comment appréhender tout ce qu'il se passe sur internet? La direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD, ex-DPSD), le service de renseignement et de «contre-ingérence» du ministère de la Défense, est chargée de «s'opposer à toute menace pouvant prendre la forme d'activités de terrorisme, d'espionnage, de subversion, de sabotage ou de crime organisé». Pour se faire, en décembre dernier, la lettre d'information de sa direction de la Sécurité Économique à Paris (DSEZP) –chargée de conseiller les industriels de la défense en matière de «protection physique ou informatique»– décidait donc de préciser ce qu'est «le cyberespace, terme polymorphe qui mérite (...) un éclaircissement pour mieux permettre d’en cerner les enjeux».
«Le Web tel que nous le connaissons généralement désigne la partie de la toile accessible en ligne et indexé par les moteurs de recherche courants», explique la DRSD, qui détaille néanmoins qu'«il est admis que ce web surfacique», présenté comme la «parte visible de Internet» (sic), «représente environ 4% des données»:
«Les 96% restant communément appelés web profond ou deepweb, désignent la toile accessible en ligne, mais non-indexée par les moteurs de recherche classiques.»
A en croire la DRSD, le Web serait composé de cinq «niveaux», à commencer par le «web commun» (niveau 1), composé des pages YouTube, Facebook, Google, Wikipedia «et d'autres sites célèbres ou facilement accessibles donc indexés», mais qu'en creusant plus profond, on peut aussi accéder aux:
– «niveau 2: web de surface» (niveau 2), qui «contient des sites internet "sombres" tels que Reddit, les services d’adresses e-mail temporaires (...) les hébergements de web, les bases de données MYSQL, etc.».... Sans que l'on comprenne bien ce pourquoi le site communautaire américain Reddit, 21e site le plus visité au monde d'après le classement Alexa, non plus que les hébergeurs en général, ou MySQL en particulier (le 2e système de gestion de bases de données le plus utilisé au monde) pourraient être qualifiés de «sombres»;
– «niveau 3: web des téléchargements», où l'on peut trouver des «sites “underground” mais toujours indexés, comme 4chan, Freehive, Hell bound, les téléchargements illégaux par Torrent, des résultats de recherche Google bloqués»... sans que l'on comprenne bien ce pourquoi 4chan y côtoie FreeHive (qui a certes diffusé nombre de textes relatifs aux drogues, explosifs et OVNIs, mais qui ne fut actif que de 2012 à 2014) et Hell Bound (un documentaire, sorti en 2012, qui s'interroge sur l'existence de l'enfer);
– «niveau 4: web profond ou deepweb», qualifié d'«instructif» (sic), où l'on trouverait «des forums en tout genre et de tout type: drogue, films ou livres interdits, codes sources de virus, discussions entre hackers», et opportunément illustré par un «hacker» caché sous sa capuche avec un fond vert à la Matrix, dans la plus parfaite tradition des risibles caricatures de hackers;
– «niveau 5: web profond» (bis), «strictement anonyme et particulièrement difficile à tracer (mais pas impossible)», et composé de «sites de ventes de drogues, d’armements, d’êtres humains, des sites pédopornographiques, des groupes de pirates (anonymous, lizard squadsyrianelectronicarmy, etc.) et pour finir des groupes terroristes comme Daesh», mais illustré par... le masque d'Anonymous. (...)




«Former des citoyens numériquement responsables»

En janvier, la revue de la gendarmerie nationale remettait ça: un article de huit pages intitulé «Former des citoyens numériquement responsables» reprenait en effet mot pour mot la liste de «sites “underground” mais toujours indexés, comme 4chan, Freehive, Hell bound» mentionnée dans la lettre d'information de la DRSD et auxquels on pourrait, tout comme aux «résultats de recherche Google bloqués», accéder via «les profondeurs du Web», mais également que «les nouvelles pratiques numériques (y) sont parfois risquées»:
«Il conviendra ainsi de faire distinguer aux praticiens non avertis que le Web surfacique n’est pas le Dark Web, ni le Bergie Web qui correspond à la dernière étape librement accessible de l’Internet et encore moins le Marianas Web accessible à l’aide de l’informatique quantique.»
Les «praticiens non avertis» seront heureux d'apprendre que, si l'informatique quantique est un domaine de recherche effectivement très prometteur, la sortie du tout premier ordinateur quantique commercialement disponible n'a été annoncée que fin janvier dernier, et donc après la publication de cet article, mais également qu'il vaut la bagatelle de quinze millions de dollars. (...)

Ni la DRSD ni la revue de la gendarmerie nationale ne mentionnaient la source de leur approche particulièrement anxiogène du Web. Pour autant, une recherche sur leur liste des «sites "underground" mais toujours indexés» révèle qu'ils l'ont tous deux copiés-collés d'un billet intitulé «Le Marianas Web et les autres niveaux du Darknet / web profond», publié en 2014 par un étudiant en informatique marocain de 19 ans sur son blog parlonsgeek.com afin, notamment, d'y promouvoir PotooVPN, le tunnel sécurisé censé protéger la vie privée de ses utilisateurs et dont il est par ailleurs le «co-fondateur et CEO», lit-on sur son profil Facebook.
La DRSD et la gendarmerie n'en avaient pas moins édulcoré leurs copiés-collés. La DRSD avait ainsi qualifié le «Bergie Web» de «web de téléchargements», tout en omettant soigneusement de préciser le fait que, d'après le blogueur, on pouvait aussi y trouver des «informations que tout le monde ignore car elles sont trop profondes pour être divulguées par des sources habituelles» comme, et par exemple, «les expériences de la deuxième guerre mondiale, et même l’emplacement de l’Atlantide» (sic).
La revue de la gendarmerie nationale omettait de même de préciser que ledit blogueur définissait aussi l'informatique quantique comme «quelque chose dont le nom est «falcighol dérivation polymère» (resic), ou encore qu'il existe, et au-delà dudit «Marianas Web», trois autres «couches (6, 7, 8): les niveaux 6 et 7 ne sont que des conneries. Le huitième, et le dernier niveau, est celui qui intéresse la plupart des gens», et pour cause:
«Le niveau 8 du web est censé contrôler l’ensemble d’Internet. C’est apparemment une anomalie découverte dans les années 2000. Il est complètement insensible, mais envoi des signaux directement dans les ordinateurs du monde entier, ce qui lui permet de contrôler Internet, mais cela dépend du hasard. Personne ne semble avoir le contrôle. D’après ce qu’on dit, une organisation / gouvernement secret détient le contrôle sur ce niveau, mais on ne sait pas. Apparemment, vous devez résoudre un simple puzzle… verrouillage des fonctions de niveau 17 niveau quantique TR001. Il s’agit essentiellement de l’informatique quantique le plus avancé, totalement impossible à résoudre avec nos ordinateurs. Vous avez besoin d’une technologie profonde que personne ne possède.»
Aussi improbable que cela puisse être, au vu de l'énormité de tels propos, ce passage figure, mot pour mot (.pdf), dans l'une des trois conférences où Jean-Paul Pinte, l'auteur de l'article de la revue de la gendarmerie nationale, a évoqué le «Marianas Web» –sans que jamais il ne mentionne sa source. (...)

De fait, le blogueur geek ne mentionnait pas, lui non plus, la source de sa vision conspirationniste et délirante du «Web profond». Mais RationalWiki, un site qui s'est donné pour vocation de documenter (et contrecarrer) la pseudo-science, en a retracé l'origine: c'est une (dés)infographie mise en ligne en 2011 et qui définissait, point par point, les soi-disant «niveaux» du web que la DRSD et la gendarmerie ont donc... copié-collé.
En guise de conclusion, elle allait jusqu'à préciser que, si d'aventure vous parveniez, grâce au mystérieux «falcighol dérivation polymère», à résoudre les problèmes de mécanique quantique requis pour atteindre le «Marianas Web»: «Le jour où vous y parviendrez sera le jour où l'OP ne sera plus un pédé.» (The day you get here, is the day OP is no longer a faggot, en anglais).



Or, sur les forums de discussion, OP signifie «Original Poster» et désigne l'auteur du premier message posté sur un sujet particulier. Sur 4chan«repaire de trolls» dont certains sont persuadés d'avoir fait élire Donald Trump«OP is a Faggot» est plus qu'une insulte: un signe de reconnaissance que seuls les praticiens avertis comprennent, mais également un mème. (...)

Une simple traduction des termes employés aurait pourtant dû susciter quelques doutes sur une telle classification. Car si «Marianas Web» fait clairement référence à la fosse des Mariannes (Marianas Trench en anglais, le point considéré comme le plus profond de la croûte terrestre), «Bergie Web», par contre, pourrait se traduire par la «toile des clodos», Bergie étant un terme d'argot sud-africain utilisé pour désigner des sans-abris édentés, vulgaires et alcooliques.

Un «tendanceur, éveilleur de consciences»



Jean-Paul Pinte avait reçu une mention très honorable avec félicitations du jury pour sa thèse consacrée à «La veille informationnelle en éducation pour répondre au défi de la société de la connaissance au XXIe siècle», et se définit comme un «spécialiste de la fouille de données (...) qu’il enseigne dans plusieurs masters en France et à l’étranger», ce qui lui vaut parfois d'être qualifié de «tendanceur» ou d'«éveilleur de consciences». Mais il a depuis effacé la recension du billet sur le «Marianas Web» de parlonsgeek.com qu'il avait faite sur son blog en avril 2016... mais pas le tweet où il en avait parlé (que j'ai donc archivé).
Jean-Paul Pinte est présenté, dans la revue de la gendarmerie, comme (attention, c'est long) un «docteur en Information scientifique et technique, Cyber-criminologue, expert scientifique au Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS), membre expert de l’Association Internationale de Lutte Contre la Cybercriminalité (AILCC), de l’Académie de l’Intelligence économique et du FIC (Forum International de cybercriminalité), titulaire d’un certificat en management des risques criminels et terroristes des entreprises délivré par l'EDHEC et l'INHESJ»... 
Jean-Paul Pinte est également membre de la réserve citoyenne de cyberdéfense (RCC), «constituée de volontaires agréés auprès d’autorités militaires en raison de leurs compétences (afin) de diffuser l’esprit de Défense et de contribuer au renforcement du lien entre les armées et la société civile». (...)

Si l'ANSSI (l'agence en charge de la cyberdéfense) et la direction technique de la DGSE (la NSA française) sont réputées pour leur expertise en la matière, cette affaire n'est qu'une énième illustration des biais cognitifs et clichés éculés régulièrement copiés-collés dès qu'il est question du «cyber». 



mardi 3 octobre 2017

" UNE NOTE DE LA DGSI RÉVÈLE QUE LE PARTI IMAGINAIRE SERAIT EN RÉALITÉ UN MOUVEMENT LITTÉRAIRE "




L’hypothèse policière est que la tendance post-exotique « regroupe l’ensemble des militants incarcérés du Parti Imaginaire dans une organisation cloisonnée et quasi-autonome qui leur permet de continuer leur activité littéraire subversive une fois emprisonnés, sans compromettre les activités de leurs complices n’ayant pas encore été appréhendés  ».



Adressée au « premier cercle » de décision de la DGSI, la note confidentielle prétend exposer, grâce à un témoignage anonyme inédit, obtenu par des voies non spécifiées, des éléments de contexte et d’identification nouveaux quant au "Parti Imaginaire". Il s’agit bien évidemment d’une construction policière ; et comme toute construction policière, elle repose sur une méthode fondamentalement paranoïaque, qui consiste à partir de ce qui existe et d’en extrapoler tout ce qui pourrait présenter un quelconque risque, afin de se préparer à répondre à toute menace possible. Il est donc difficile de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, de séparer la réalité de la paranoïa.  

Cependant, dans l’étroite mesure où nous devons tout de même nous tenir au courant des avancées de l’ennemi, cette note est intéressante à plus d’un titre. 


En préambule, ses rédacteurs annoncent en effet être en mesure, d’« établir définitivement la véritable nature du réseau « Parti Imaginaire », dont il existe de sérieuses raisons de penser qu’il représente la principale forme d’organisation des forces révolutionnaires européennes et américaines depuis l’effondrement du mouvement altermondialiste  ». La « nouvelle perspective » dont se targue l’intitulé de la note ne tarde donc pas à être formulée, certifiée par la parole d’un informateur dont l’identité ne sera malheureusement jamais révélée : 






Les rédacteurs de la note précisent ensuite que c’est justement en raison de sa nature littéraire, et non politique, sociale ou militante, que le Parti Imaginaire est parvenu jusqu’à présent à esquiver l’écrasement complet auquel sont habituellement vouées les forces révolutionnaires. « Ce mouvement littéraire, puisqu’il repose entre autres sur l’effacement de l’auteur, se compose principalement de textes : faire disparaître des activistes est chose courante, même en démocratie, mais depuis l’effondrement des totalitarismes, faire disparaître des livres est devenu difficile, surtout à l’ère d’Internet », déplorent ainsi les analystes de la DGSIDans la même veine (j’anticipe un peu), on lira dans la dernière sous-section de la note, « Brève analyse de la possibilité d’un démantèlement du Parti Imaginaire » : 



Il s’agit donc pour les séides de l’État, sans doute assistés pour l’occasion par un quelconque critique littéraire, de mettre au jour lesdites bases. La note s’ouvre donc par une reconstitution douteuse de l’histoire du Parti Imaginaire et de ses « principales tendances ». Les policiers affirment d’abord avoir identifié les précurseurs du mouvement en question : 


Cette mention permet à l’imaginaire policier de se déployer pleinement : 


Non content de relever les occurrences avérées du terme « Parti Imaginaire », les analystes de la DGSI entendent démontrer l’existence d’un mouvement « d’emblée divisé en factions diverses sans connexions apparentes ». Expression probable de la partialité du témoin anonyme, la note insiste principalement sur deux ou trois tendances du Parti Imaginaire, qui en compte à l’évidence beaucoup plus : le mouvement réal-viscéraliste, la faction post-exotique notamment, ainsi que la revue Tiqqun, évidemment déjà bien connue des services de police. Mais la revue Tiqqunest relativement récente, alors que, autre point intéressant, la généalogie proposée par la DGSI commence réellement en 1975.

Une organisation née au milieu des années 70


Selon la note, c’est cette année-là que la revue Les Lèvres Nues publie son dernier numéro, et qu’en réaction se forme à Mexico, sous influence française, le mouvement poétique réal-viscéraliste, ou réaliste viscéral, ou infraréaliste, bref, une bande de jeunes poètes d’avant-garde. Ils se font un nom grâce à la publication de la fameuse revue Lee Harvey Oswald, « dont le titre à lui seul atteste des velléités subversives voire terroristes du Parti Imaginaire  » (toujours selon la DGSI), Lee Harvey Oswald étant, comme chacun sait, l’assassin présumé du président Kennedy. 

 L’existence de ces velléités politiques serait de plus attestée par le témoignage d’un repenti du réal-viscéralisme, Rafael Barrios, qui dit, à propos des fondateurs supposés du mouvement :
« Un soir, peu avant qu’ils partent pour le Sonora, j’ai compris que [le réal-viscéralisme] était leur manière de faire de la politique. Une manière que moi je ne partage plus et que dans le temps je ne comprenais pas, dont je ne sais pas si elle est bonne ou mauvaise, correcte ou erronée, mais qui était leur manière de faire de la politique, d’agir politiquement sur la réalité ». [1]
Ce que la note confirme de la manière suivante : « Les réal-viscéralistes étaient au départ un groupe d’agitateurs qui perturbaient des récitations de poésie au nom d’une idéologie d’obédience trostkiste ». 
Les réal-viscéralistes sont également accusés d’avoir fomenté l’enlèvement d’Octavio Paz, poète mexicain et Prix Nobel de littérature. « Le réalisme viscéral a trouvé dans la figure de PAZ Octavio son MORO Aldo, mais semble s’être déchiré autour de la question de l’action directe et l’enlèvement est finalement resté à l’état de projet », écrivent les analystes de la DGSI sans le moindre souci de véracité historique. Rien d’autre qu’un « faisceau d’indices » grossièrement agencés ne prouve l’existence d’un lien concret entre un quelconque Parti européen et sa « filiale » mexicaine. D’autant que les réal-viscéralistes, à en croire le poète Luis Sebastian Rosado (qui les méprisait), n’ont pas l’air de s’être beaucoup préoccupé de s’affilier à qui que ce soit :
« Les réal-viscéralistes n’étaient dans aucune des deux bandes, ni avec les néo-priistes, ni avec l’altérité, ni avec les néostaliniens ni avec les exquis, ni avec ceux qui vivaient des deniers publics ni avec ceux qui vivaient de l’Université, ni avec ceux qui se vendaient ni avec ceux qui achetaient, ni avec ceux qui étaient pour la tradition ni avec ceux qui transformaient l’ignorance en arrogance, ni avec les blancs ni avec les noirs, ni avec les latino-américanistes ni avec les cosmopolites ». [2]
 C’est également en 1975 qu’un groupe de militants politiques russes et européens sont incarcérés et rejoignent le Parti Imaginaire (ou bien l’avaient déjà rejoint) et se lancent dans la construction de la tendance post-exotique du Parti, c’est-à-dire sa tendance carcérale. Comme preuve rétroactive de l’appartenance originelle du post-exotisme au Parti Imaginaire, les policiers mettent en parallèle deux lignes de Tiqqun (« Le Parti Imaginaire revendique la totalité de ce qui en pensées, en paroles ou en actes conspire à la destruction de l’ordre présent ») avec ces mots du détenu Lutz Bassmann à propos du post-exotisme :
« C’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre ». [3]

Le fait que ces paroles datent de la fin des années 90 ne semble pas empêcher les rédacteurs de la note d’affirmer que la tendance post-exotique « travaille sans discontinuer de concert avec le Parti Imaginaire dans les prisons européennes, au moins depuis la publication du premier livre post-exotique en 1977 (Des Anges mineurs, de CLEMENTI Maria) ». Ce qui semble justifier qu’une section entière du document soit consacrée au post-exotisme. 


On y apprend notamment qu’elle dispose d’un porte-parole officiel, « VOLODINE Antoine », seul membre de la tendance à ne pas être incarcéré. Les rédacteurs de la note se font un plaisir de remarquer la présence dudit Volodine parmi les signataires d’une tribune datée du 21 juin 2010, qu’ils attribuent bien évidemment au Parti Imaginaire. Présence qui vaut, selon eux, « comme un soutien de l’intégralité de la mouvance post-exotique aux émeutiers de Villiers-le-Bel, bien que les ouvrages post-exotiques aient peu d’écho parmi la jeunesse désocialisée des périphéries urbaines ». Cela avérerait la participation des écrivains post-exotiques à la stratégie d’ensemble du Parti Imaginaire.
L’hypothèse policière est que la tendance post-exotique « regroupe l’ensemble des militants incarcérés du Parti Imaginaire dans une organisation cloisonnée et quasi-autonome qui leur permet de continuer leur activité littéraire subversive une fois emprisonnés, sans compromettre les activités de leurs complices n’ayant pas encore été appréhendés  ». Qui plus est, le post-exotisme entretiendrait des liens étroits avec le réal-viscéralisme, aussi bien du point de vue formel (« Dans les deux mouvances, le narrateur est toujours soit indéterminé, soit éclaté entre plusieurs voix différentes qui formulent un même message. Des imprécisions volontaires parsèment le récit pour le rendre inutilisable par les enquêteurs. ») que du point de vue thématique (à l’appui, la déclaration d’un poète espagnol proche du réalisme viscéral qui affirme que « Poésie et prison ont toujours été proches », interprétée par la police comme un aveu en demi-teinte de la collaboration fréquente entre la mouvance poétique et la mouvance carcérale du Parti Imaginaire). La reconstruction policière de ce premier moment de l’histoire du Parti Imaginaire se concluait déjà ainsi :



Chacun appréciera.

Le tournant de l’année 1998

À l’exception de la tendance post-exotique, la trace du Parti Imaginaire se perd peu à peu dans les années 80 et 90. Il faut attendre la fin des années 90 pour que ressurgisse un Parti Imaginaire un tant soit peu visible. L’année 1998 semble donc être la clé de voûte de cette généalogie. La note la considère comme « un moment crucial dans la formation du Parti Imaginaire, qui se réorganise alors sur des bases plus claires et plus adaptées aux enjeux du nouveau millénaire ». À l’appui de cette hypothèse historique, une simple concordance de dates. L’année 1998 verrait en effet la publication de trois textes qui synthétisent, théorisent et relancent les principales tendances du Parti Imaginaire.
D’abord, les fameuses « Thèses sur le parti imaginaire », parues dans le premier numéro de Tiqqun, représentant incontesté, selon la DGSI, « de la tendance originelle du Parti Imaginaire, celle du situationnisme et qui vise à donner à un « organe conscient » du Parti la possibilité de justifier la violence, les meurtres de masse et le terrorisme au nom de pseudo-arguments philosophiques ». Ensuite, la note évoque l’enquête de grande ampleur menée par Roberto Bolaño à propos du réalisme viscéral dans Les Détectives Sauvages. « Ce texte récapitule les succès et les limites du mouvement réal-viscéraliste à travers une succession d’interrogatoires quasi-policiers. Son succès planétaire a incontestablement ranimé cette mouvance, qui avait quasiment disparu de la scène littéraire ». Bolaño aurait amené le réalisme viscéral à « évoluer du groupuscule poético-bohémien vers une nouvelle forme romanesque quasi-mystique, marquée par une croyance apocalyptique en la fin du monde, annoncée pour l’année 2666 et justifiant une désocialisation de masse ainsi qu’une grande variété de déprédations et d’atteintes à l’ordre public ». 

On remarque que les policiers n’osent pas reprendre à leur compte les indications données par Bolaño lui-même quant à la trajectoire du réal-viscéralisme dans les années 1980-1990. Enfin, toujours en 1998, la mouvance post-exotique publie par l’intermédiaire de son porte-parole, Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, « son Manifeste du parti communiste, un texte grand public explicitant les stratégies anti-carcérales de la faction la plus résiliente du Parti Imaginaire ». Finauds, les enquêteurs de la DGSI remarquent que « le texte prétend acter la dissolution du post-exotisme, en se présentant comme l’ultime production de ladite faction, mais il s’agit en réalité d’une manœuvre de diversion destinée à éviter les soupçons, comme le prouve la publication continuée, à un rythme soutenu, d’ouvrages post-exotiques au cours des années 2000 et 2010 ».
Les rédacteurs de la note soutiennent également qu’existent entre ces trois textes des concordances fondamentales. Ils diffèrent évidemment par leur forme : Tiqqun formule des thèses philosophiques, là où Bolaño construit une enquête mélangeant des extraits de journaux intimes et d’interrogatoires policiers, Volodine préférant concevoir des leçons de critique littéraire. Mais ils traitent tous de mouvements littéraires (si l’on comprend qu’un mouvement littéraire est avant tout la construction d’une perception partagée et d’une forme commune), tout en étant des représentants éminents des mouvements dont justement ils traitent. Les Détectives Sauvages est un texte réal-viscéraliste sur le réal-viscéralisme. Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, est un texte post-exotique sur le post-exotisme. Les « Thèses sur le Parti Imaginaire » sont évidemment revendiquée comme émanant du Parti lui-même, en tout cas de son « organe conscient ». La note affirme donc : « 1998 est donc l’année où le Parti Imaginaire prend conscience de lui-même, explicite sa propre existence et se raconte sa propre histoire ». Que cela soit fait « dans le but d’élargir et de renouveler sa base militante » reste cependant de l’ordre de l’affirmation invérifiable, étayée seulement par la déposition du témoin anonyme.

Des zones d’ombre subsistent

Malgré tout, à ce stade, relativement peu d’éléments permettent de saisir la forme actuelle du Parti Imaginaire en tant que mouvement littéraire. La deuxième section de la note tente d’en faire une description objective en termes de réseaux : composé « d’écrivains marginaux », le Parti Imaginaire serait donc un groupement « résolument hostile à toute forme de milieu littéraire ou d’institution littéraire : académies, universités, maisons d’éditions prestigieuses, prix littéraires, mais aussi magazines spécialisés, cercles dit « underground », écrivains engagés et autres tendances d’avant gardes sont unanimement considérés comme des trahisons de la « littérature authentique » et des compromissions avec « la réalité capitaliste » ». 

On relèvera l’introduction fallacieuse de la notion d’authenticité dans le discours du Parti Imaginaire. Une fois le « réseau » extensivement décrit, il est loisible aux rédacteurs de la note de lui attribuer toute sortes d’habitudes activistes : pamphlets anti-électoraux, hommages aux vaincus, détournement de la littérature de gauche, etc. Rien de bien sérieux en apparence, mais on peut imaginer que les infractions supposées montent d’un cran ou deux dans la section suivante, plaisamment intitulée « Des arrestations illustrant la volonté de commission d’actions violentes ». La p. 12 de la note étant manquante au document qui nous est parvenu, nous n’avons pas pu lire cette partie.
Eux-mêmes apparemment insatisfaits par le réseau qu’ils parviennent à mettre au jour (« Malgré les efforts de nos indicateurs, l’usage des hétéronymes rend quasiment impossible l’identification de la plupart des écrivains du Parti Imaginaire, y compris de ceux de la tendance post-exotique qui sont pourtant, par définition, déjà incarcérés »), les enquêteurs des services tentent dans la dernière partie de la note une synthèse censée résumer les principes fondamentaux du Parti Imaginaire – une sorte de reconstruction méticuleuse de sa charte supposée (et supposée introuvable).
On trouve d’abord un développement sur « la prise de parti », qui serait le véritable ciment idéologique du mouvement littéraire : 

Évidemment, puisque les rédacteurs de la note analysent le Parti Imaginaire d’un point de vue policier, ils n’analysent au fond que les résistances qu’oppose le Parti à leurs tentatives d’éclaircissement. D’où une sous-section fort révélatrice en vérité intitulée « La recherche de l’opacité » (p. 17) : 


On retrouve là le fameux syllogisme : Les innocents n’ont rien à cacher / Untel cache quelque chose / Untel n’est donc pas innocent. Cette réaction paranoïaque des services confirme le postulat de base de la littérature post-exotique, selon lequel « Lennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu’on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence » [4].
Il est vrai que les textes réal-viscéralistes et post-exotiques entretiennent volontairement beaucoup d’imprécision et d’indétermination. Ils cultivent également la polyphonie : Les Détectives Sauvages possède une cinquantaine de narrateurs qui eux-mêmes racontent souvent des histoires qu’on leur a raconté. Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, comporte autant de voix que de leçons. Mais le plus perturbant, d’un point de vue policier, est que ces textes entretiennent une grande affinité formelle avec les interrogatoires. Volodine le dit lui-même :
« Le discours littéraire du post-exotisme suit les sinuosités et les ruptures d’un interrogatoire de police. Des précautions sont prises, en particulier le cryptage des noms et des actions, ainsi qu’une esquive narrative consistant à ne pas raconter ce qu’exigerait la logique fictionnelle, à bavarder d’une façon fallacieuse, à parler beaucoup, uniquement pour gagner du temps, à parler d’autre chose » [5].
Il évoque même un « principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi ». [6]
Quiconque a fréquenté Les Détectives Sauvages y retrouve les mêmes principes ; symphonie d’entretiens menés par des détectives dont on ne saura jamais rien, où chaque interrogatoire éclaire un peu plus l’histoire du réal-viscéralisme en obscurcissant d’autant le mystère de sa beauté et de sa défaite. Chaque fois qu’on en apprend « un peu plus » sur ce qu’est réellement le réal-viscéralisme, on découvre de nouvelles zones d’ombres, de nouvelles choses que l’on ignore.
En toute rigueur, il faut préciser que ce n’est pas seulement pour dissimuler à la police des noms, des faits, des dates ou des intentions, que les écrivains du Parti Imaginaire adoptent le parti de l’opacité. Il s’agit avant tout de multiplier les niveaux de lecture. Que l’expérience de la lecture départage clairement l’ami de l’ennemi, le camarade du policier, le poète du journaliste, par leur capacité à accéder à tel, ou tel niveau de lecture. Bolaño dit par exemple des Détectives Sauvages qu’il a « presque autant de lectures qu’il y a de voix en lui. On peut le lire comme une agonie. On peut le lire aussi comme un jeu [7] ». 

L’existence même du livre, l’expérience même de la lecture, va engendrer des différences, différents partis. Entre ceux qui le liront comme un jeu, et ceux qui le liront comme une agonie, et ceux qui y verront les deux, se révèlent des différences qui ne sont pas anodines, parce que l’interprétation de l’histoire du réal-viscéralisme équivaut en un sens à l’interprétation de l’histoire des tentatives révolutionnaires de l’après-guerre. C’est donc pour créer une division spirituelle dans le gros corps social tout mou, et non pour de prosaïques raisons conspiratives, que, pour citer Volodine, « l’idée de la connivence avec le lecteur, si huileuse et si généreusement épandue sur les rouages de la littérature officielle, a été négligée jusqu’au moindre détail » [8]. D’où le slogan inscrit sur cette banderole post-exotique déployée pendant la mutinerie du centre pénitentiaire de Valence : HERMETISME LIMPIDE.

Le rôle trouble des services de renseignement

La dernière section de la note doit être abordée avec précaution. En effet, les policiers de la DGSI multiplient les formulations étranges, de sorte qu’on a presque l’impression qu’ils se mettent en tête, l’espace d’un instant, qu’ils appartiennent au Parti Imaginaire et qu’ils leur reviendrait d’en fixer la ligne pour les années à venir. Ce constat fait, il devient difficile de commenter sérieusement le document. Florilège de citations, pour conclure ces quelques révélations : 











[1Rafael Barrios, cité par Roberto Bolano in Les Détectives sauvages, Christian Bourgeois, Paris, 2006, ch. 13

[2] Luis Sebastian Rosado, cité par Roberto Bolano, in Les Détectives Sauvages, op. Cit.

[3] Lutz Bassman, « Leçon Onze », in Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, NRF, Gallimard, Paris, 1998
[4] Antoine Volodine, Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, NRF, Gallimard, Paris, 1998
[5Ibid.
[6] Ibid.
[7] Roberto Bolaño, À propos des Détectives sauvages, in Entre parenthèses, traduction de Robert Amutio, Christian Bourgois, 2011 (p.427)
[8Antoine Volodine, Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, op.cit.

 https://lundi.am/Une-note-de-la-DGSI-revele-que-le-Parti-Imaginaire-serait-en-realite-un

https://www.infolibertaire.net/une-note-de-la-dgsi-revele-que-le-parti-imaginaire-serait-en-realite-un-mouvement-litteraire/

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=VOLODINE+Antoine&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=Roberto+Bolaño&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

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