jeudi 28 octobre 2021

Deux des poèmes de Bonnie Parker : The Trail's End et " The Storie of Suicide Sal " .

 Le poème de Bonnie Parker trouvé après leur exécution dans une embuscade en 1934 : " La Fin du Sentier. "  

 
.


 

 Vous avez lu l'histoire de Jesse James

De comment il a vécu et est mort;

Si vous avez encore besoin

de quelque chose à lire,

voici l'histoire de Bonnie et Clyde. 


Maintenant, Bonnie et Clyde sont le gang de Barrow,

je suis sûr que vous avez tous lu

Comment ils volent et volent

Et ceux qui crient

sont généralement trouvés mourants ou morts.


Il y a beaucoup de contre-vérités dans ces articles;

Ils ne sont pas aussi impitoyables que cela;

Leur nature est brute;

Ils détestent toute la loi

Les pigeons de selles, les observateurs et les rats.


Ils les appellent des tueurs de sang-froid;

Ils disent qu'ils sont sans cœur et méchants;

Mais je dis cela avec fierté,

que j'ai connu Clyde une fois

quand il était honnête, droit et propre.


Mais les lois ont berné, ont

continué à l'abattre

Et à l'enfermer dans une cellule,

jusqu'à ce qu'il me dise:

" Je ne serai jamais libre,

alors je vais en rencontrer quelques-uns en enfer. "


La route était si faiblement éclairée;

Il n'y avait aucun panneau routier à guider;

Mais ils se sont décidés

Si toutes les routes étaient aveugles,

Ils n'abandonneraient pas avant de mourir.


La route devient de plus en plus sombre;

Parfois, vous pouvez à peine voir;

Mais c'est du combat, d'homme à homme,

et fais tout ce que tu peux,

car ils savent qu'ils ne pourront jamais être libres.


Du cœur brisé, certaines personnes ont souffert;

De lassitude, certaines personnes sont mortes;

Mais prends tout cela dans l'ensemble,

nos problèmes sont petits

jusqu'à ce que nous devenions comme Bonnie et Clyde.


Si un policier est tué à Dallas,

et qu'ils n'ont aucun indice ou guide;

S'ils ne trouvent pas de démon,

ils essuient juste leur ardoise

et la remettent à Bonnie et Clyde.


Il y a deux crimes commis en Amérique

non accrédités auprès de la foule de Barrow;

Ils n'avaient pas la main

dans la demande d'enlèvement,

ni dans le travail du dépôt de Kansas City.


Un vendeur de journaux a dit une fois à son copain;

" Je souhaite que le vieux Clyde se fasse sauter;

En ces temps terribles,

nous gagnerions quelques centimes

si cinq ou six flics se faisaient bousculer. "


La police n'a pas encore reçu le rapport,

mais Clyde m'a appelé aujourd'hui;

Il a dit: " Ne commencez pas de combats.

Nous ne travaillons pas la nuit.

Nous rejoignons la NRA. "


Le viaduc d'Irving à West Dallas

est connu sous le nom de Great Divide,

où les femmes sont parents,

et les hommes sont des hommes,

et ils ne «stooler» pas sur Bonnie et Clyde.


S'ils essaient d'agir comme des citoyens

Et leur louent un joli petit appartement,

Vers la troisième nuit

Ils sont invités à se battre

Par un rat-tat-tat d'un sous-pistolet.


Ils ne pensent pas qu'ils sont trop durs ou désespérés,

ils savent que la loi l'emporte toujours;

On leur a tiré dessus avant,

mais ils n'ignorent pas

que la mort est le salaire du péché.


Un jour, ils descendront ensemble;

Et ils les enterreront côte à côte;

Pour peu ce sera du chagrin

À la loi un soulagement

Mais c'est la mort pour Bonnie et Clyde.





"L'histoire de Suicide Sal" 

par Bonnie Parker


"J'ai quitté mon ancien domicile pour la ville
Pour jouer dans son tourbillon vertigineux fou,
Ne sachant pas combien peu de pitié
C'est valable pour une fille de la campagne. "

"Là je suis tombé pour la ligne d'un homme de main,
Un tueur professionnel de Chi;
Je ne pouvais pas m'empêcher de l'aimer à la folie;
Pour lui, même maintenant, je mourrais.
On m'a enseigné les voies du monde souterrain;
Jack était comme un dieu pour moi. "








mercredi 7 juillet 2021

« Bonne chance, Mister Assange ! » par Slavoj Zizek


 Ce 3 juillet, Julian Assange à fêté ses 50 ans seul, en cellule d’isolement, sans aucune condamnation, mais en attente d’extradition. Par une suprême ironie du sort, son anniversaire survient la veille du 4 juillet, célébré aux Etats-Unis comme le jour de l’Indépendance – c’est comme si le jour de naissance d’Assange était là pour nous rappeler les aspects sombres non seulement du « pays de la liberté » mais de la plupart des démocraties occidentales.

Lorsque le 24 mai dernier la Biélorussie a forcé un avion de Ryanair, qui devait se rendre d’Athènes à Vilnius, à atterrir à Minsk, pour mettre la main sur le dissident biélorusse Roman Protassevitch, cet acte de piraterie a rencontré une condamnation mondiale. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il y a quelques années, l’Autriche a fait exactement la même chose – obliger un avion traversant son espace aérien à atterrir – avec l’avion du président bolivien Evo Morales ; et cela sur ordre des Etats-Unis qui soupçonnaient Edward Snowden d’y être à l’intérieur tentant de fuir la Russie pour se rendre en Amérique latine. (Le comble, c’est que Snowden n’était pas dans l’avion.)


La justice britannique maintient Julian Assange en détention


Symbole du côté obscur des démocraties occidentales


Contre son gré, Assange est devenu un symbole du côté obscur des démocraties occidentales, un symbole de notre lutte contre les nouvelles formes de surveillance et de contrôle numériques de nos vies qui sont bien plus efficaces que les anciennes formes « totalitaires ». De nombreux libéraux occidentaux soulignent qu’il existe des pays dans le monde qui exercent une oppression directe beaucoup plus brutale que le Royaume-Uni et les États-Unis – alors pourquoi un tel tollé à propos d’Assange ? C’est vrai, mais dans ces pays, l’oppression est affichée et évidente, alors que ce que nous observons aujourd’hui dans l’Occident libéral est une oppression qui laisse largement intact notre sentiment de liberté. Assange a mis en lumière ce paradoxe de la non-liberté vécue comme liberté.


C’est pourquoi tous les coups tordus ont été utilisés contre Assange. Des mesures oppressives sont prises contre ceux qui sont considérés comme dangereux pour l’establishment : rien qu’au Royaume-Uni, nous avons le MI6 qui vérifie discrètement le recrutement des agents de l’Etat et des organismes d’éducation, les syndicats sous surveillance policière secrète, un contrôle officieux des contenus publiés dans les médias ou diffusés par la télévision, des enfants mineurs de familles musulmanes qui subissent des interrogatoires pour liens supposés avec le terrorisme, jusqu’à des événements isolés comme l’emprisonnement illégal continu de Julian Assange…


 Cette forme de censure est bien pire que les « péchés » de la « cancel culture » – pourquoi donc la vigilance de la « culture woke » et du « politiquement correct » se concentre-t-elle sur les détails de nos expressions au lieu de dénoncer ces choses autrement plus énormes que nous venons de mentionner ?


Avant tout, un homme qui souffre depuis dix ans


Mais Assange n’est pas seulement un symbole, c’est une personne vivante qui a beaucoup souffert au cours de la dernière décennie. Le jour de l’Indépendance est généralement célébré avec des feux d’artifice, des défilés, des cérémonies et des réunions de famille… mais une famille ne sera pas réunie, celle d’Assange.


Selon une légende (et certainement pas plus que ça), les premiers mots prononcés par Neil Armstrong après avoir fait le premier pas sur la lune, le 20 juillet 1969, n’étaient pas ceux qui ont été officiellement rapportés « C’est un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité », mais cette remarque énigmatique, prononcée juste avant de rentrer dans la capsule : « Bonne chance, Mister Gorsky ! » Beaucoup de gens à la Nasa se sont imaginé qu’il s’agissait d’une remarque désinvolte concernant un cosmonaute soviétique rival.


 Mais, vérification faite, il n’y avait pas de Gorsky dans les programmes spatiaux russes ou américains. Il fallut attendre le 5 juillet 1995 pour que, répondant à des questions à la suite d’un discours, Armstrong explique l’énigme : en 1938, quand il était enfant, dans une petite ville du Midwest, il jouait au baseball avec un ami dans l’arrière-cour. Son ami a frappé la balle, qui a atterri dans la cour de ses voisins près de la fenêtre de leur chambre. Ses voisins étaient M. et Mme Gorsky. Alors qu’il s’était penché pour ramasser la balle, le jeune Armstrong a entendu Mme Gorsky crier à M. Gorsky : « Du sexe ! Tu veux du sexe ? ! … Tu auras du sexe quand le gamin d’à côté marchera sur la lune ! » C’est ce qui s’est littéralement passé trente et un ans plus tard…


Du mort-vivant au héros de notre temps


En entendant cette anecdote, j’ai imaginé une version avec Julian Assange. Voici ce que pourrait être la scène : lors d’une visite en prison de sa compagne, Stella Morris, et alors qu’ils se retrouvent séparés par l’habituelle épaisse cloison de verre, Julian Assange se prend à rêver d’un contact intime avec elle, et elle lui répond : « Du sexe ! Tu veux du sexe ? ! … Tu auras du sexe quand tu marcheras librement dans les rues de New York, célébré comme un héros de notre temps ! » – une perspective non moins utopique que d’imaginer en 1938 qu’un humain marcherait sur la lune. C’est pourquoi nous devons mettre toute notre énergie à atteindre cet objectif, avec l’espoir que, d’ici trente et un ans, nous pourrons dire en toute sincérité :


 « Bonne chance, M. Assange ! »


En accord avec le titre de la chanson des Rolling Stones (« Time is on my side »), ceux qui sont au pouvoir présument que le temps joue pour eux – ils n’auraient qu’à continuer à maintenir Assange dans ce statut de mort-vivant pour que nous finissions par l’oublier. Il est de notre devoir de leur prouver qu’ils ont tort.


https://www.nouvelobs.com/idees/20210702.OBS46032/bonne-chance-mister-assange-par-slavoj-zizek.html


Slavoj Žižek :


Né en 1949 à Ljubljana, Slavoj Žižek est l’un des philosophes les plus influents de la gauche radicale. Inspiré par Hegel, Marx et Lacan, il est l’auteur d’une œuvre prolifique importante. 

Il a récemment publié, chez Actes Sud :

« Dans la tempête virale », traduit de l’anglais par Frédéric Joly, 

et dont l’intégralité des droits d’auteur sera reversée à Médecins Sans Frontières.

dimanche 13 juin 2021

" Les autres côtés" par Derrick Jensen




Elle fait légèrement du coude à un homme à ses côtés et lui a montré cela des yeux. Il a levé les yeux, hoché la tête et s'est replongé dans la cérémonie. 

Elle a fait de même, jetant occasionnellement un regard pour voir si les lumières continuaient leur balancement. Elles continuaient. La cérémonie a tiré à sa fin. Elle a levé les yeux et a vu que les lumières ont cessé de se balancer juste à ce moment-là. 

Elle a donné un coup de coude à nouveau et a pointé encore des yeux la lumière. L'homme a regardé, a tourné son visage vers elle et a dit 

 « Je sais. C'est pour ça que les Blancs veulent nous tuer. » 


Je pensais à une phrase d'un poème aztèque que j'ai lue il y a des dizaines d'années : 

« Que nous soyons venus sur cette terre pour y vivre n'est pas vrai: Nous sommes venus, mais pour dormir, rêver. » 

J'ai longtemps aimé cette phrase, bien que je ne sache pas si je la comprends totalement. Mais peut-être est-ce là la question.

"Les Rêves", p.2

Saviez-vous que si vous empêchez une personne à la fois de s'alimenter et de rêver, cette personne mourra du manque de rêves avant de mourir de faim ? Les rêves viennent en troisième position dans les besoins vitaux, après l'air et l'eau. Les adeptes de la vivisection ont, dans leur insatiable quête pour de nouvelles tortures sur les non humains, tué des rats en les privant de rêves.

 Pas de sommeil, de rêves. Privés seulement des phases de sommeil sans rêves (avec encore les REM ou des phases de rêves dans le sommeil), les rats survivent, quoique misérablement. Privés de rêves, ils meurent dans les 3 à 8 semaines. 

Les nazis étaient moins nuancés dans leurs expérimentations : ils ont directement privé totalement de sommeil des prisonniers des camps de concentration, et ont remporté 264 heures. Après cela vous mourez.

Et bien avant les 264 heures les rêves – images, histoires, nouvelles, rumeurs, leçons, les gens de l'autre côté – s'infiltrent dans le nôtre. 

On ne peut pas les nier. A la fin des années 50 un animateur radio, Peter Tripp, a décidé, pour créer un événement, de rester éveillé pendant 8 jours et tenir son émission radio journalière.

 Il commença, comme font toutes les personnes privées de sommeil, à halluciner. Après 110 heures, ses hallucinations se radicalisaient et devenaient incontrôlables.

 D'après un rapport,  "Un docteur est entré dans la cabine d'enregistrement avec un costume en tweed sur lequel Tripp voyait des vers grouillant. 

 Dans le but de s'expliquer à lui-même ces hallucinations, qui lui lui apparaissaient comme plutôt réelles, il élaborait des rationalisations similaires aux illusions des patients psychotiques." 

Le rapport se poursuit, "Vers 150 il était désorienté, ne se rendant plus compte du lieu où il était, et se demandant qui il était. Il s'est mis à jeter des coups d’œil bizarres à l'horloge suspendue au mur de la cabine d'enregistrement.

 Les docteurs ont découvert après coup que sur l'horloge se trouvaient les traits du visage d'un acteur qu'il avait connu et qui s'était déguisé en Dracula pour un show télévisuel. 

Il commençait à se demander si il était Peter Tripp ou l'acteur dont il regardait le visage répliqué sur l'horloge... Bien qu'il ait réussi à rester éveillé continuellement, les impulsions de son cerveau étaient celles du sommeil profond. »

Voici une autre façon dont les adeptes de la vivisection torturent les rats en les privant de sommeil : ils les placent pendant 27 jours dans une roue remplie d'eau qui les maintient en mouvement constant. 

Les électroencéphalogrammes révèlent que les rats dormiraient quelques secondes toutes les dix ou quinze secondes, se réveillant alors juste avant de sombrer dans l'eau.

Les humains sont capables de rester conscients durant leur sommeil, ou du moins l'étaient, jusqu'à ce que ceux qui possédaient cette capacité soient exterminés par cette culture.

 Les Yagans, originaires de ce qui s'appelle Tierra del Fuego en Argentine, étaient capables de rester conscients dans leur sommeil. Comme un contemporain l'a écrit, les Yagans « montrent tous une habilité à s'endormir sans effort, restant aux aguets pendant leur sommeil, sans se laisser distraire.

 Ils dorment légèrement, s'éveillent rapidement et facilement, alertes et frais. Et même durant le sommeil chaque membre de la tribu semble savoir ce qui se passe et à l'état d'éveil montre une compréhension de ce qui est arrivé pendant qu'il dormait.

 Bizarrement, ces gens ne semblen pas être las ou fatigués par ces réveils répétés, parce qu'ils s'endorment aussi facilement qu'ils s'éveillent. 

Chaque membre de cette tribu semble être capable de s'allonger et de dormir, peu importe le moment de la journée, et peu importe tout ce qui bouge autour de lui."

 Je me demande parfois si nous ne vivons pas durant nos heures éveillées pour nourrir nos rêves.

Je n'arrête pas de me demander ns quel but on rêve. Pourquoi je rêve ? Et les rêves n'arrêtent pas de me donner la même réponse :

 mes questions sont trop limitées.

Et puis la nuit dernière j'ai eu ces rêves : des gens lançaient des flèches enflammées à ceux qui étaient en train de détruire des lieux sauvages. Et puis j'ai rêvé d'oies, en groupe. 

Et puis j'ai rêvé que je faisais l'amour avec une femme très belle. Ne me demandez pas ce que ces rêves signifient. Je ne sais pas. Et dans tous les cas la question est trop limitée.

Une partie de la raison pour laquelle on nous dit que les autres intelligences, et les conversations avec d'autres intelligences, ne peuvent pas exister est que c'est parce que les événements ne se répètent pas volontairement (autrement dit ils ne se répètent pas parce que les actants dans ces événements ont une volonté, contrairement aux événements qui ne se répètent pas parce qu'ils arrivent au hasard), et par conséquent ils ne sont pas prévisibles, et donc pas contrôlables. 

Cette culture est basée sur l'affirmation que le monde (exceptés les humains, parfois) n'a pas de volonté, qu'il est mécanique, et donc prévisible (le plus souvent dans l'absolu, à cause de son absence de volonté, ou alors dans la probabilité, à cause du hasard). Par conséquent, l'existence de cette volonté imprévisible détruit une affirmation fondatrice de cette culture. 

L'existence de cette volonté imprévisible invalide aussi l'ontologie, l'épistémologie et la philosophie de cette culture et révèle ces disciplines pour ce qu'elles sont : des mensonges sur lesquels baser ce système omnicide d'exploitation, de vol, et de meurtre.

 C'est plus facile d'exploiter, de voler ou de tuer quelqu'un dont vous prétendez l'existence insignifiante (spécialement si vous avez toute l'ontologie, l'épistémologie, la philosophie de toute une culture entière pour vous soutenir) ;

bien sûr cela devient votre droit, votre devoir. L'existence d'une volonté imprévisible révèle ce que sont aussi bien les systèmes économiques et gouvernementaux de cette culture : des moyens de rationaliser et de renforcer des systèmes d'exploitation, de vol et de meurtre (par exemple, essayez de stopper l'exploitation, le vol et le meurtre de Monsanto, et voyez comment vous traitent les gouvernements dans le monde).

 Mais les volontés imprévisibles non humaines existent. Parfois certaines nous permettent, si nous le voulons, de les voir, et parfois non.


Il y a des années une amie amérindienne m'a raconté une histoire sur l'autre côté. Juste après la révolte zapatiste, cette amie s'est rendue à Chiapas pour participer à une conférence et à de nombreuses cérémonies avec des milliers d'autres peuples indigènes du monde entier.

 Une cérémonie était tenue dans le gymnase d'un lycée. Alors que la cérémonie commençait, mon amie a levé la tête et a vu les lumières qui pendaient au plafond commencer à osciller. 

Elle fait légèrement du coude à un homme à ses côtés et lui a montré cela des yeux. Il a levé les yeux, hoché la tête et s'est replongé dans la cérémonie. 

Elle a fait de même, jetant occasionnellement un regard pour voir si les lumières continuaient leur balancement. Elles continuaient. La cérémonie a tiré à sa fin. Elle a levé les yeux et a vu que les lumières ont cessé de se balancer juste à ce moment-là. 

Elle a donné un coup de coude à nouveau et a pointé encore des yeux la lumière. L'homme a regardé, a tourné son visage vers elle et a dit 

 « Je sais. C'est pour ça que les Blancs veulent nous tuer. »


Bien d'autres choses que l'écriture viennent de l'autre côté. Globalement toutes les cultures sauf celle-ci ont reconnu non seulement l'existence d'autres ombres ou côtés –

 j'emploie le mot « ombres » parce qu'il n'y a pas de raison de présumer que tout cela est linéaire : ce côté ici, cet autre côté là-bas ; et j'emploie le mot « côtés » au lieu de « côté » parce qu'il n'y a pas de raison de présumer que tout cela est binaire :

 seulement ce côté-ci et ce côté-là – mais aussi l'importance de maintenir des relations entre ces ombres et côtés ou parmi eux (ouvrir un accès maintenant ; fermer l'accès plus tard ; ne presque jamais accéder à cette place là-bas ou laisser cette place empiéter trop fortement sur ce côté-ci ; accueillir cet être-ci et non cet être-là quand ils choisissent de venir). 

Est-il possible qu'il y ait une corrélation entre le fait que notre culture manque de réelles relations avec ces autres et le fait qu'elle détruise tout ce qu'elle touche ?

Dreams, "Les autres côtés", pp.17-18.

Derrick Jensen

 (traduit en français par Les Lucindas).

http://derrickjensenfr.blogspot.com/2012/06/les-autres-cotes.html

mercredi 17 mars 2021

Lettre de Frida Kahlo à Nickolas Muray ( 1939 )

                                                                     Je préférerais m’asseoir par terre pour vendre des tortillas au marché de Toluca plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’« artistes » parisiens. Ils passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des « cafés », parlent sans discontinuité de la « culture », de l’ « art », de la  « révolution » et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais réalité.

Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison vu que pas un seul d’entre eux ne travaille. Ils vivent comme des parasites, aux crochets d’un tas de vieilles peaux pleines aux as qui admirent le « génie » de ces « artistes ». De la merde, rien que de la merde, voilà ce qu’ils sont. Je ne vous ai jamais vu, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions « intellectuelles » ; voilà pourquoi vous êtes des hommes, des vrais, et pas des « artistes » à la noix.                                                                                                                                     16 février 1939


Mon adorable Nick, mon enfant,

Je t’écris depuis mon lit d’Hôpital américain. […]

En plus de cette maudite maladie, je n’ai vraiment pas eu de chance depuis que je suis ici. D’abord, l’exposition est un sacré bazar. Quand je suis arrivée, les tableaux étaient encore à la douane, parce que ce fils de pute de Breton n’avait pas pris la peine de les en sortir. Il n’a jamais reçu les photos que tu lui as envoyées il y a des lustres, ou du moins c’est ce qu’il prétend ; la galerie à lui. Bref, j’ai dû attendre des jours et des jours comme une idiote, jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes. Lui, il a tout de suite récupéré mes tableaux et essayé de trouver une galerie. Finalement, une galerie qui s’appelle « Pierre Colle » a accepté cette maudite exposition. Et voilà que maintenant Breton veut exposer, à côté de mes tableaux, quatorze portraits du XIXe siècle (mexicains), ainsi que trente-deux photos d’Alvarez Bravo et plein d’objets populaires qu’il a achetés sur les marchés du Mexique, un bric-à-brac de vieilleries, qu’est-ce que tu dis de ça ? La galerie est censée être prête pour le 15 mars. Sauf qu’il faut restaurer les quatorze huiles du XIXe et cette maudite restauration va prendre tout un mois. J’ai dû prêter à Breton 200 biffetons (dollars) pour la restauration, parce qu’il n’a pas un sou. (J’ai envoyé un télégramme à Diego pour lui décrire la situation et je lui ai annoncé que j’avais prêté cette somme à Breton. Ça l’a mis en rage, mais ce qui est fait est fait et je ne peux pas revenir en arrière.) J’ai encore de quoi rester ici jusqu’à début mars, donc je ne m’inquiète pas trop.

Bon il y a quelques jours, une fois que tout était plus ou moins réglé, comme je te l’ai expliqué, j’ai appris par Breton que l’associé de Pierre Colle, un vieux bâtard et fils de pute, avait vu mes tableaux et considéré qu’il ne pourrait en exposer que deux parce que les autres sont trop « choquants » pour le public !! J’aurais voulu tuer ce gars et le bouffer ensuite, mais je suis tellement malade et fatiguée de toute cette affaire que j’ai décidé de toute envoyer au diable et de me tirer de ce foutu Paris avant de perdre la boule. Tu n’as pas idée du genre de salauds que sont ces gens. Ils me donnent envie de vomir. Je ne peux plus supporter ces maudits « intellectuels » de mes deux. C’est vraiment au-dessus de mes forces. Je préférerais m’asseoir par terre pour vendre des tortillas au marché de Toluca plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’« artistes » parisiens. Ils passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des « cafés », parlent sans discontinuité de la « culture », de l’ « art », de la  « révolution » et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais réalité.

Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison vu que pas un seul d’entre eux ne travaille. Ils vivent comme des parasites, aux crochets d’un tas de vieilles peaux pleines aux as qui admirent le « génie » de ces « artistes ». De la merde, rien que de la merde, voilà ce qu’ils sont. Je ne vous ai jamais vu, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions « intellectuelles » ; voilà pourquoi vous êtes des hommes, des vrais, et pas des « artistes » à la noix. Bordel ! Ça valait le coup de venir, rien que pour voir pourquoi l’Europe est en train de pourrir sur pied et pourquoi ces gens — ces bons à rien sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini. Je te parie que je vais haïr cet endroit et ses habitants pendant le restant de mes jours. Il y a quelque chose de tellement faux et irréel chez eux que ça me rend dingue.

Tout ce que j’espère, c’est guérir au plus vite et ficher le camp.

Mon billet est encore valable longtemps, mais j’ai quand même réservé une place sur l’Isle-de-France pour le 8 mars. J’espère pouvoir embarquer sur ce bateau. Quoi qu’il arrive, je ne resterai pas au-delà du 15 mars. Au diable l’exposition et ce pays à la noix. Je veux être avec toi. Tout me manque, chacun des mouvements de ton être, ta voix, tes yeux, ta jolie bouche, ton rire si clair et sincère, TOI. Je t’aime mon Nick. Je suis si heureuse de penser que je t’aime — de penser que tu m’attends — et que tu m’aimes.

Mon chéri, embrasse Mam de ma part. Je ne l’oublie surtout pas. Embrasse aussi Aria et Lea. Et pour toi, mon coeur plein de tendresse et de caresses, un baiser tout spécialement dans ton cou, ta

Xochitl.


https://www.inspirant.fr/lettre-de-frida-kahlo-a-nickolas-muray.html

mardi 29 octobre 2019

" La chasse aux Clowns " par Alain Fromentin


« Allez, les enfants, on éteint la télé et on s’habille. Ce soir, on a du travail, on part chasser les Clowns. »

Papa est déjà prêt, il a son filet à papillon et un grand sac en toile. Avec sa lampe frontale, on dirait un super-héros qui va partir sauver l’Univers, mais pourtant, il n’y a aucun risque, ce n’est pas les Clowns qui peuvent nous faire du mal.

Si nous avons la chance de tomber sur une bande de Clowns, ils vont s’immobiliser, leur petite combinaison va changer de couleur, passant de cette couleur étrange qu’on appelle caca-clown à une sorte de couleur noir intense et on aura qu’a les ramasser, pour les ramener à la maison.

Après on les mettra en vente sur internet et on les enverra par colis express, aux amateurs. Il y a ceux qui se contente de s’en servir en décoration, en les posant sur un rebord de cheminée, ça fait joli, ou il y a ceux qui s’en serve pour confectionner des objets divers, des pyramides de Clowns, des meubles, ou des lampadaires. 

On aime les imaginer souffrir d’être prisonnier et de rester des années immobile comme des statues.

Mais par contre, il ne faut pas essayer de les torturer, le plaisir ne dure pas longtemps, rapidement, leur combinaison devient transparente et on ne sais pas si ils se dissolvent ou ils sont télé-portés vers leur planète d’origine. Dans les deux cas de figure, savoir qu’ils arrêtent de souffrir, c’est frustrant.

Les gens détestent tellement ces saloperies de Clowns et en plus, ils sont de plus en plus nombreux, c’est comme s’ils ne comprenaient pas le sort qui les attend sur la planète Terre. 

On pense aussi que leur mission est tellement importante qu’ils préfèrent prendre le risque de terminer en abat-jour ou en nain de jardin.

Au début, quand ils sont arrivés, c’était une autre ambiance, déjà les gens ont eu du mal à le croire. Des extraterrestres !

Depuis le temps qu’avec les soucoupes volantes et les livres de science-fiction, on imaginait tous les cas de figure, ça été un branle-le- bas de combat, on a amené le premier groupe dans une sorte de conférence internationale avec les chefs d’état et les meilleurs scientifiques du monde entier.

Et on a commencé à essayer de communiquer avec eux. Que dalle ! Au début on a cru qu’on arrivait pas à dialoguer, on a fait des tas d’expériences et ça terminait toujours pareil : ils se transformaient en statuette noir intense et rien.

Et on s’est rendu compte que c’est comme si on était pour eux juste un mur qui les empêchaient de continuer leur mission mystérieuse sur la planète Terre.

Ils se mettaient en « stand bail », en attendant de pouvoir continuer à faire ce pourquoi ils étaient arrivés ici. Ils n’étaient pas venus, pour nous voir, pour essayer de communiquer avec nous. Ils comprenaient visiblement qu’il y avait des êtres humains intelligents qui essayaient d’entrer en contact avec eux, mais non, ils ne voulaient pas.

Et progressivement on s’est mis à les détester. Ils se croyaient donc tellement plus intelligent que nous ! C’est vrai que pouvoir se télé-porter sur une autre planète, notre technologie ne nous permet pas encore, les scientifiques pensaient même que comme ils le font ce n’était pas possible.

Et aussi, qu’est ce qu’ils venaient faire chez nous ? Quand on les laissait tranquille, ils se déployaient selon des schémas très compliqués, très lentement et on a pensé qu’ils étaient en train de cartographier la Terre, pour en prendre possession.

Plein de théories ont commencé à apparaître, ils allaient prendre notre place, ils s’attendaient à ce que l’on disparaisse rapidement et ils se préparaient à s’installer sur notre planète. Chez eux la vie était donc moins agréable qu’ici, ou alors ils devenaient trop nombreux.

Et à la fin, tout le monde les haïssait, même les écologistes les plus radicaux qui ne supportent pas qu’on tue le moindre insecte, ont commencé à se moquer d’eux et à les torturer.

Et c’est là qu’on les a surnommé les « Clowns » et qu’on s’est mis à les attraper pour le plaisir de les faire souffrir en les transformant en statues de décoration. 

Au début, on les a appelé les « Clowns de l’espace », mais c’était leur faire trop d’honneur, d’imaginer qu’ils venaient d’une lointaine galaxie et on ne voulait pas en regardant le ciel, la nuit, penser en voyant une étoile que c’était de là qu’ils étaient partis nous envahir. (...)

https://archive.org/details/@alain_fromentin

jeudi 19 septembre 2019

Le culte du cargo : Dieu est américain



Le culte du cargo se manifeste au xixe siècle par une imitation de l'attitude des Européens, par exemple par le fait de couper des fleurs pour les mettre dans des vases. Il se traduisait parfois par l'apparition de prophètes prédisant un âge d'or à venir à condition que les récoltes soient détruites, ou par la migration de la population autochtone dans des lieux reculés de la forêt. 

L'administration coloniale intervenait alors parfois pour éviter une famine en apportant des vivres, ce qui avait l'effet pervers de conforter les populations dans leur attitude, puisqu'elles attribuaient cette arrivée de vivres à une réponse positive d'une divinité à leur demande.


Le culte du cargo est un ensemble de rites qui apparaissent à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle chez les aborigènes, en réaction à la colonisation de la Mélanésie (Océanie). Il consiste à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement (distribués par avion-cargo) 

et plus généralement la technologie et la culture occidentale (moyens de transports, défilés militaire, habillement, etc.) en espérant déboucher sur les mêmes effets, selon ce qu'on a qualifié de croyances « millénaristes ». En effet, les indigènes ignorent l'existence et les modalités de production occidentale ; dès lors, ils attribuent l'abondance et la sophistication des biens apportés par cargo à une faveur divine.

Peter Lawrence a écrit, en 1974, dans son livre intitulé Les Cultes du cargo :

« Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. 

On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions. »

Le mouvement, le mythe, religion ou terme « culte du cargo » s’est forgé à travers les théories anthropologiques et études sur les civilisations du Pacifique. Il est la fusion entre, premièrement, les enseignements de missionnaires chrétiens du xixe siècle,

 deuxièmement l’abondance des richesses matérielles qui arrivaient par bateaux et plus tard au xxe siècle par avion, ainsi que les croyances mythologiques autochtones ancestrales confrontées au style de vie des Asiatiques, des Européens et des Américains.

En Océanie, le culte du cargo est maintenant un mouvement, à la fois de transformations sociales et de résistance, face aux pratiques et aux valeurs des pays industrialisés.

Le culte du cargo se manifeste au xixe siècle par une imitation de l'attitude des Européens, par exemple par le fait de couper des fleurs pour les mettre dans des vases. Il se traduisait parfois par l'apparition de prophètes prédisant un âge d'or à venir à condition que les récoltes soient détruites, ou par la migration de la population autochtone dans des lieux reculés de la forêt. 

L'administration coloniale intervenait alors parfois pour éviter une famine en apportant des vivres, ce qui avait l'effet pervers de conforter les populations dans leur attitude, puisqu'elles attribuaient cette arrivée de vivres à une réponse positive d'une divinité à leur demande.

 De même, des fonctionnaires européens étaient parfois envoyés pour repérer les signes avant-coureurs du déclenchement d'un culte, par exemple par le fait de couper des fleurs, mais cela avait pour effet de confirmer aux yeux de la population le rôle magique des fleurs coupées.

À l'issue de la Guerre du Pacifique où les populations autochtones furent en contact avec des armées dotées de matériel considérable, le culte du cargo prit un tour particulier. Des indigènes, ayant constaté que les radio-opérateurs des troupes au sol semblaient obtenir l’arrivée de navires ou le parachutage de vivres et de médicaments simplement en les demandant dans leur poste radio-émetteur, 


eurent l’idée de les imiter et construisirent, de leur mieux, de fausses cabines d’opérateur-radio – avec des postes fictifs – dans lesquels ils demandaient eux aussi – dans de faux micros – l’envoi de vivres, médicaments et autres équipements dont ils pouvaient avoir besoin. Plus tard, ils construiront même de fausses pistes d'atterrissage en attendant que des avions viennent y décharger leur cargaison.

mercredi 18 septembre 2019

« Nous – moi, vous, nous tous – étions trop naïfs » par Edward Snowden


 Ce n’est d’ailleurs jamais comme ça que ça se passe pour les grandes décisions de la vie. On se décide sans s’en rendre compte et ce n’est qu’ensuite qu’on réalise, lorsqu’on est assez fort pour admettre que notre conscience avait déjà choisi pour nous, que c’est la ligne de conduite à tenir. 

Voilà le cadeau d’anniversaire que je m’étais fait pour mes 29 ans : je venais de réaliser que je m’étais enfoncé dans un tunnel au bout duquel ma vie se limiterait à ne plus faire qu’une seule chose – encore assez confuse, il est vrai.


Etant donné le caractère américain de l’infrastructure des communications mondiales, il était prévisible que le gouvernement se livrerait à la surveillance de masse. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Pourtant, ça n’a pas été le cas, principalement parce que les autorités américaines démentaient si catégoriquement se livrer à ce genre de choses, et avec une telle vigueur, dans les médias ou devant les tribunaux, que les quelques sceptiques qui leur reprochaient de mentir étaient traités comme des junkies complotistes.

Nous – moi, vous, nous tous – étions trop naïfs. C’était d’autant plus pénible pour moi que la dernière fois que j’étais tombé dans le panneau, j’avais approuvé l’invasion de l’Irak avant de m’engager dans l’armée. Quand j’ai commencé à travailler dans le renseignement, j’étais certain de ne plus jamais me faire mener en bateau, d’autant plus que j’avais une habilitation top secret à présent, ce qui n’est pas rien.

 Après tout, pourquoi les autorités dissimuleraient-elles des secrets à leurs propres gardiens du secret ? Tout cela pour dire que je n’arrivais pas à concevoir ce qui était pourtant manifeste, et il a fallu attendre 2009 et mon affectation au Japon dans un service de la NSA, l’agence américaine spécialisée dans le renseignement d’origine électromagnétique, pour que ça change.

C’était le poste idéal, parce que j’intégrais le service de renseignement le plus performant au monde. Bien qu’ayant officiellement le statut de contractuel, les responsabilités qui seraient les miennes et la ville ( Tokyo ) où je serais amené à vivre ont suffi à me convaincre. L’ironie veut que ce soit en retravaillant dans le privé que j’ai été en mesure de comprendre ce que faisaient les dirigeants de mon pays. 

Comme jadis avec la CIA, le privé n’était qu’une couverture et j’ai toujours travaillé dans les locaux de la NSA. C’était la première fois de ma vie que je réalisais vraiment ce que signifiait le pouvoir d’être le seul dans une pièce à maîtriser non seulement le fonctionnement interne d’un système mais aussi son interaction avec quantité d’autres systèmes. (…)

Une usine sous un champ d’ananas


C’était une immense usine aéronautique datant de l’époque de Pearl Harbor, planquée sous un champ d’ananas à Kunia, sur l’île d’Oahu, dans l’archipel d’Hawaï, qui abritait désormais une base de la NSA. Ce complexe en béton armé et son tunnel d’un kilomètre de long creusé à flanc de colline débouchaient sur trois vastes espaces sécurisés où l’on trouvait des serveurs et des bureaux. 

Ce n’était autre que le Security Operations Center, ou SOC, de la région de Kunia. Toujours officiellement employé par Dell, je travaillais à nouveau pour le compte de la NSA, j’y ai été affecté début 2012. Un beau jour, au cours de cet été – c’était le jour de mon anniversaire –, tandis que je franchissais les postes de contrôle, j’ai soudain pris conscience que mon avenir était là, en face de moi.

Je ne dis pas que c’est à ce moment-là que j’ai pris ma décision. Ce n’est d’ailleurs jamais comme ça que ça se passe pour les grandes décisions de la vie. On se décide sans s’en rendre compte et ce n’est qu’ensuite qu’on réalise, lorsqu’on est assez fort pour admettre que notre conscience avait déjà choisi pour nous, que c’est la ligne de conduite à tenir. 

Voilà le cadeau d’anniversaire que je m’étais fait pour mes 29 ans : je venais de réaliser que je m’étais enfoncé dans un tunnel au bout duquel ma vie se limiterait à ne plus faire qu’une seule chose – encore assez confuse, il est vrai.

Hawaï est devenu un endroit important pour les communications américaines. C’est notamment le cas pour les renseignements échangés entre les 48 Etats continentaux américains et le Japon, où j’avais travaillé, ainsi que d’autres sites installés en Asie. En me nommant administrateur système SharePoint, la NSA faisait de moi le principal responsable de la gestion documentaire, et c’était effectivement moi qui prenais connaissance des messages.

Avant d’aller plus loin, je tiens à souligner que ce n’est pas en copiant des documents mais tout simplement en les lisant que mes recherches concernant les abus de la NSA ont commencé. 

Je voulais avoir la confirmation des soupçons que j’avais depuis 2009, lorsque je me trouvais à Tokyo. Trois ans plus tard, j’étais déterminé à savoir si mon pays avait mis en place un système de surveillance de masse et, si oui, comment il opérait concrètement. Si je ne voyais pas trop comment mener mon enquête, une chose était sûre, je devais comprendre le fonctionnement du système avant de décider, le cas échéant, de réagir.(...)

« Le gars au Rubik’s Cube »


Je vais refréner mon envie de coucher sur le papier la manière précise dont j’ai fait ma propre copie et mon propre cryptage – pour que la NSA soit encore debout demain matin. Je mentionnerai toutefois la technologie de stockage que j’ai utilisée pour les fichiers copiés. Laissez tomber les clés USB ; elles sont trop encombrantes au regard de leur faible capacité de stockage. 

A la place, je me suis servi de cartes SD – l’acronyme signifie Secure Digital (« transmission numérique protégée »). Pour être plus précis, je me suis servi de cartes mini-SD et micro-SD. Vous savez à quoi ressemble une carte SD si vous vous êtes déjà servi d’un appareil photo numérique ou d’une caméra, ou si vous avez déjà eu besoin de plus de mémoire sur votre tablette. Elles ne déclenchent quasiment jamais les détecteurs de métaux, et puis, qui m’en voudrait d’avoir oublié quelque chose d’aussi petit ?

Il y a malheureusement un prix à payer pour la petite taille des cartes SD : les transferts de données sont extrêmement lents. Et, tandis que la barre se remplissait jusqu’à atteindre l’immense soulagement des « 100 %, tous les fichiers ont été copiés », j’étais en nage, je voyais des ombres partout, j’entendais des pas venir des moindres recoins. 

Une fois une carte remplie, je devais opérer ma fuite quotidienne, faire sortir du bâtiment cette archive vitale, passer devant les chefs et des types en uniforme, descendre les escaliers, m’engouffrer dans un couloir vide, scanner mon badge, passer devant les gardes armés, passer les sas de sécurité – ces zones à deux portes dans lesquelles, pour que la seconde porte s’ouvre, il faut que la première soit fermée et que votre badge soit approuvé, et s’il ne l’est pas, ou que quelque chose ne se passe pas comme prévu, le garde vous braque avec son arme, les portes se verrouillent, et vous dites : « Eh bien, c’est pas mon jour ! »

 A chaque fois que je partais, j’étais pétrifié. Je devais me forcer à ne pas penser à la carte SD car si j’y pensais, j’avais peur d’agir différemment, de manière suspecte. Il m’est aussi arrivé de dissimuler une carte dans l’une de mes chaussettes et, lors de mon pic de paranoïa, dans ma joue, afin de pouvoir l’avaler si nécessaire.

Je n’arrêtais pas d’imaginer une équipe d’agents du FBI aux aguets à l’autre extrémité du Tunnel. En général, j’essayais de plaisanter avec les gardes, et c’est là que mon Rubik’s Cube s’est révélé utile. Les gardes comme le reste des gens du Tunnel me connaissaient comme « le gars au Rubik’s Cube ». 

Il était devenu mon totem et une source de distraction, autant pour moi que pour mes collègues. La plupart devaient penser que c’était un air que je me donnais, ou bien une invitation à une conversation de geek. C’était le cas, mais c’était avant tout une manière de maîtriser mon angoisse. Le Rubik’s Cube me calmait.

C’est seulement de retour chez moi que je commençais à me détendre. J’étais toujours inquiet à l’idée que ma maison soit sur écoute – c’était l’une des autres méthodes charmantes utilisées par le FBI quand il soupçonnait un agent d’avoir des loyautés suspectes. 

Sur le canapé, je me planquais sous une couverture avec mon ordinateur, comme un gosse, parce que le coton reste plus fort que les caméras. Le risque d’une arrestation immédiate étant momentanément écarté, je pouvais me concentrer sur le transfert des fichiers depuis mon ordinateur portable vers un disque dur externe et les verrouiller en me servant de plusieurs algorithmes de cryptage utilisant différentes méthodes d’implémentation, si bien que même si l’une des méthodes de cryptage échouait, les autres continueraient à garder les fichiers en sécurité.

En fin de compte, les documents que j’avais sélectionnés tenaient sur un unique disque dur que j’ai laissé sur mon bureau à la maison. Je savais que ces données étaient autant en sécurité qu’à l’agence. En réalité, grâce aux différentes méthodes et aux différents niveaux de cryptage que j’avais utilisés, elles étaient même davantage sécurisées. Là réside l’incomparable beauté de l’art de la cryptologie. Un petit peu de maths peut accomplir ce dont sont incapables les fusils et les fils barbelés : garder un secret. (...)

Quarante jours à l’aéroport

 Nous avons atterri à Cheremetievo ( l’aéroport de Moscou ) le 23 juin 2013 pour ce qui devait en théorie être une escale de 24 heures. Cette escale dure depuis bientôt six ans. L’exil est une escale sans fin. Dans la communauté du renseignement, et tout particulièrement à la CIA, vous êtes formé à éviter les problèmes aux douanes. Votre but est d’être la personne la plus ennuyeuse de toute la file, avec le visage qu’on oublie le plus vite. 

Mais rien de tout cela n’est efficace quand le nom qui est inscrit sur votre passeport est en « une » de tous les journaux.

J’ai tendu mon petit livret bleu au type barbu dans sa cabine de contrôle des passeports, qui l’a scanné et en a scruté chaque page. Sarah Harrison ( journaliste et éditrice pour WikiLeaks ) se tenait derrière moi, solide. 

J’avais pris soin d’évaluer le temps qu’il fallait aux personnes nous précédant dans la file pour passer la douane, et mon tour était beaucoup trop long. Puis le type a décroché son téléphone, grommelé quelques mots en russe et, presque immédiatement – bien trop rapidement –, deux agents de sécurité en uniforme se sont approchés. Ils devaient m’attendre. L’un des agents a pris mon petit livret bleu au type de la cabine et s’est penché vers moi : « Il y a problème avec passeport. S’il vous plaît, venez. »

Les deux agents de sécurité nous ont escortés à vive allure vers ce que j’imaginais être une pièce spéciale destinée à l’inspection approfondie, mais qui s’est en fait révélée un somptueux salon d’affaires de l’aéroport de Cheremetievo. Sarah et moi sommes entrés dans une sorte de salle de réunion remplie d’hommes en costume gris assis autour d’une table. Ils étaient une demi-douzaine à peu près, tous avec une coupe militaire. 

L’un des types était assis à l’écart et avait un stylo à la main. C’était celui qui prenait des notes, une sorte de secrétaire, enfin c’est ce que j’imaginais. Le dossier était devant lui avec un bloc de papier. Sur la couverture du dossier se trouvait un insigne monochrome et je n’avais pas besoin de lire le russe pour en comprendre la signification : l’insigne représentait une épée et un bouclier, le symbole du principal service de renseignement de Russie, le Service fédéral de sécurité (FSB).

Comme le FBI aux Etats-Unis, le FSB ne se contente pas d’espionner et d’enquêter, mais procède également aux arrestations. Au centre de la table était assis un homme plus âgé, dans un costume plus élégant que ceux de ses voisins. Le blanc de ses cheveux brillait comme un halo d’autorité. Il nous a fait signe de nous asseoir en face de lui, avec un geste plein d’assurance et un sourire qui indiquait qu’il était l’équivalent russe d’un officier traitant chevronné.

Il s’est raclé la gorge et, dans un anglais correct, il m’a offert ce que la CIA appelle un « cold pitch », en gros une offre d’engagement par un service de renseignement étranger qui peut se résumer à « venez bosser avec nous ».

 En échange de leur coopération, on fait miroiter aux étrangers des faveurs qui peuvent aller de montagnes de cash à une carte « vous êtes libéré de prison » valant pour quasiment tout, depuis la simple fraude jusqu’au meurtre. Le truc, bien sûr, c’est qu’ils espèrent toujours une contrepartie d’une valeur égale ou supérieure.

 Mais cela ne démarre jamais par une transaction claire et sans ambiguïté. Quand j’y pense, il est même amusant d’appeler ça un « cold pitch » (« argumentaire de vente froid »), parce que la personne qui le fait commence toujours avec chaleur, légèreté et bienveillance, un large sourire aux lèvres.

Je savais qu’il fallait que je coupe court à cette conversation le plus vite possible. Si vous ne mettez pas immédiatement un terme à cette discussion, ils peuvent détruire votre réputation rien qu’en faisant fuiter un enregistrement de vous en train de considérer la proposition. 

Tandis que l’homme s’excusait pour la gêne occasionnée, j’ai donc imaginé les caméras cachées et j’ai choisi mes mots avec soin : « Ecoutez, je comprends qui vous êtes, et ce que vous êtes en train de faire. Permettez-moi d’être clair sur le fait que je n’ai aucune intention de coopérer avec un service de renseignement, quel qu’il soit. Je ne veux pas me montrer irrespectueux mais je vous préviens que ce ne sera pas l’objet de cette discussion. Si vous voulez fouiller mon sac, il est juste là. »

L’homme m’a alors demandé :

« Donc vous n’êtes pas venus en Russie pour y rester ? 
Non. 
Dans ce cas, puis-je vous demander où vous comptez aller ? Quelle est votre destination finale ? 
Quito, Equateur, en passant par Caracas et La Havane », ai-je répondu, même si je savais parfaitement qu’il le savait déjà.

Mais soudain, la discussion a bifurqué.
« Vous n’êtes pas au courant ? », m’a-t-il demandé. Il s’est levé et m’a regardé comme s’il s’apprêtait à m’annoncer la mort d’un membre de ma famille. « Je suis au regret de vous informer que votre passeport n’est malheureusement plus valide. »

J’étais tellement surpris que j’ai seulement pu bégayer : « Je suis désolé mais j…, je ne vous crois pas. »

Je n’en revenais pas : mon propre gouvernement m’avait coincé en Russie. Les Etats-Unis s’étaient infligé tout seuls une cuisante défaite en offrant ainsi à la Russie une telle victoire de sa propagande.

 En tout, nous sommes restés coincés dans l’aéroport pendant la durée biblique de 40 jours et 40 nuits. Pendant cette période, j’ai demandé l’asile politique à un total de 27 pays. Pas un seul n’était prêt à subir les foudres des Etats-Unis. Le 1er août, le gouvernement russe m’a accordé un droit d’asile temporaire.


Edward Snowden 

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