mardi 31 juillet 2018

" Paris " par Emile Zola ( 1897 )

Déjà la propagande secrète, la foi militante des anarchistes l’avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l’exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles.  



 tout détruire pour tout reconstruire. 

Pierre, demeuré près du lit, écoutait également avec une attention passionnée. Dans l’écroulement qui s’était fait en lui de toutes les croyances, dans le néant auquel il avait abouti, ces hommes venus là des quatre points des idées du siècle, remuaient le terrible problème dont il souffrait, celui de la croyance nouvelle attendue par la démocratie du siècle prochain. Et, depuis les ancêtres immédiats, depuis Voltaire, depuis Diderot, depuis Rousseau, quels continuels flots d’idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair !

 D’où soufflait le vent, où allait la nef de salut, pour quel port fallait-il donc s’embarquer ? Déjà il s’était dit que le bilan du siècle était à faire, qu’il devrait, après avoir accepté l’héritage de Rousseau et des autres précurseurs, étudier les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet lui- même, d’Auguste Comte et de Proudhon, de Karl Marx aussi, afin de se rendre au moins compte du chemin parcouru, du carrefour auquel on était arrivé. Et n’était-ce pas une occasion, puisqu’un hasard réunissait ces hommes chez lui, apportant les vivantes et adverses doctrines, qu’il se promettait d’examiner ? (…)


Jamais pareil débordement n’avait encore inondé la presse. Le Globe, si prudent, si grave d’ordinaire, n’était pas épargné, cédait à ce coup de folie de l’information à outrance. Mais il fallait voir les journaux sans scrupules La Voix du peuple surtout, exploitant la fièvre publique, terrifiant, détraquant la rue, pour tirer et vendre davantage. Chaque matin, c’était une imagination  nouvelle, une effroyable histoire à bouleverser le monde. On racontait que de grossières lettres de menaces étaient adressées journellement au baron Duvillard, pour lui annoncer qu’on allait tuer sa femme, sa fille, son fils, l’égorger lui-même, faire sauter son hôtel, à ce point que, jour et nuit, cet hôtel était gardé par une nuée d’agents en bourgeois. 

Ou bien il s’agissait d’une stupéfiante invention, un égout du côté de la Madeleine, dans lequel des anarchistes étaient descendus, minant tout le quartier, apportant des tonneaux de poudre, un volcan où devait s’engloutir une moitié de Paris. Ou bien on affirmait qu’on tenait la trame d’un immense complot, enserrant l’Europe entière, du fond de la Russie au fond de l’Espagne, et dont le signal partirait de la France, un massacre de trois jours, les boulevards balayés par la mitraille, la Seine rouge, roulant du sang. Et, grâce à cette belle et intelligente besogne de la presse, la terreur régnait, les étrangers épouvantés désertaient en masse les hôtels, Paris n’était plus qu’une maison de fous, où trouvaient créance les plus imbéciles cauchemars. (…)

« Il n’y a qu’un bandit pour faire un coup pareil, dit Toussaint. Leur anarchie, ça me révolte, je n’en suis pas. Mais, tout de même, que les bourgeois s’arrangent, si on les fait sauter. Ça les regarde, ils l’ont voulu. » 

Et il y avait, au fond de cette indifférence, tout un long passé de misère et d’injustice, le vieil homme las de lutter, n’espérant plus en rien, prêt à laisser crouler ce monde où la faim menaçait sa vieillesse de travailleur fourbu. 

«Vous savez, moi, reprit Charles, je les ai entendus qui causaient, les anarchistes, et, vrai ! ils disent des choses très justes, très raisonnables... Enfin, père, voilà que tu travailles depuis plus de trente ans, est-ce que ce n’est pas une abomination ce qui vient de t’arriver, la menace de crever comme un vieux cheval qu’on abat, à la moindre maladie. Et, dame ! ça me fait songer à moi, je me dis que ce ne sera pas drôle, de finir comme ça... Que le tonnerre de Dieu m’emporte ! on est tenté d’en être, de leur grand chambardement, si ça doit faire le bonheur de tout le monde » (…)

Pierre ne répondit pas tout de suite. 

Déjà la propagande secrète la foi militante des anarchistes l’avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l’exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles. Le paganisme disparaît par lassitude de la chair, besoin d’autre chose, d’une foi candide et supérieure. C’était le jeune espoir arrivant historiquement à son heure, ce rêve du paradis chrétien, ouvrant l’autre vie, avec ses compensations. 

Aujourd’hui que dix-huit siècles ont épuisé cet espoir, que la longue expérience est faite, l’éternel esclave dupé, l’ouvrier fait le nouveau rêve de remettre le bonheur sur cette terre, puisque la science lui prouve chaque jour davantage que le bonheur dans l’Au-delà est un mensonge. Que ce soit une illusion encore, mais qu’elle soit renouvelée, rajeunie et vivace, dans le sens de la vérité conquise! Il n’y a là que l’éternelle lutte du pauvre et du riche, l’éternelle question de plus de justice et de moins de souffrance. Et la conjuration des misérables est la même, la même affiliation, la même exaltation mystique, la même folie de l’exemple à donner et du sang à répandre. (…)


« Voler, tuer, non ! non ! je ne veux pas ! Mais il faut tout dire, bien établir l’histoire de l’heure mauvaise que nous traversons. C’est une démence qui souffle, et la vérité est qu’on a fait le nécessaire pour la provoquer. Aux premiers actes, encore innocents des anarchistes, la répression a été si dure, la police a si rudement malmené les quelques pauvres diables tombés dans ses mains, que toute une colère a monté peu à peu, pour aboutir aux horribles représailles. Songe donc aux pères battus, jetés en prison, aux mères et aux enfants crevant de faim sur le pavé, aux vengeurs affolés que laisse derrière lui chaque anarchiste mourant sur l’échafaud. La terreur bourgeoise a fait la sauvagerie anarchiste.  

 Et, d’un grand geste, il avoua le rêveur social qu’il était, à côté du savant scrupuleux, très méthodique, très modeste devant les phénomènes. Son effort constant était de tout ramener à la science, et il avait un grand chagrin de ne pouvoir constater scientifiquement, dans la nature, l’égalité, ni même la justice, dont le besoin le hantait, socialement. 

C’était là son désespoir, de ne pas arriver à mettre d’accord sa logique d’homme de science et son amour d’apôtre chimérique. Dans cette dualité, la haute raison faisait sa tâche à part, tandis que le cœur d’enfant rêvait de bonheur universel, de fraternité entre les peuples, tous heureux, plus d’iniquités, plus de guerre, l’amour seul maître du monde. (…)


« Que voulez-vous ? il y a une société, elle se défend quand on l’attaque... Et puis, vraiment, ces anarchistes sont trop bêtes, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils vont modifier le monde, avec leurs pétards. Vous savez mon opinion, la science seule est révolutionnaire, la science suffira à faire non seulement de la vérité, mais aussi de la justice, si la justice est jamais possible ici-bas... C’est pourquoi, mon enfant, je vis si tolérant et si calme. » 

De nouveau, Guillaume voyait se dresser ce révolutionnaire singulier, certain qu’il travaillait, au fond de son laboratoire, à la ruine de la vieille et abominable société actuelle. avec son Dieu, ses dogmes, ses lois, mais trop désireux de son repos, trop dédaigneux des faits inutiles pour se mêler aux événements de la rue préférant vivre tranquille, renté, récompensé, en paix avec le gouvernement, quel qu’il fût, tout en prévoyant et en préparant le formidable enfantement de demain. 

Il eut un geste vers Paris, sur lequel un soleil de victoire se couchait, et il dit encore : 

« L’entendez-vous gronder ?... C’est nous qui entretenons la flamme, qui mettons toujours du combustible sous la chaudière. Pas une heure, la science n’interrompt son travail, et elle fait Paris, qui fera l’avenir, espérons-le... Le reste n’est rien. » 

Guillaume ne l’écoutait plus, songeait à Salvat, songeait à cet engin terrible qu’il avait inventé, qui demain détruirait des villes. Une pensée nouvelle naissait, grandissait en lui. Et il venait de dénouer le dernier lien, il avait fait autour de lui tout le bonheur qu’il pouvait faire. Ah ! retrouver son courage, être son maître, tirer au moins du sacrifice de son cœur la joie hautaine d’être libre, de donner sa vie, s’il jugeait nécessaire de la donner ! (…)


jeudi 19 juillet 2018

" Ni Dieu ni maitre - Une histoire de l'anarchisme " par Tancrède Ramonet

Qui sont-ils, d'où viennent-ils et que pensent-ils, ceux qui hier comme aujourd'hui se disaient anarchistes. 

Pourquoi, alors qu’ils furent fichés, leurs visages, nous demeurent-ils  étrangers. Pourquoi leurs pensées semblent-elles confuses et leurs histoires si inquiétantes ?

Né du capitalisme, frère ennemi du communisme d’ état, l’ anarchisme n’a pourtant eu de cesse de souffler son vent de révolte sur le monde. 




Depuis la Commune de Paris, jusqu’à l’ émergence des premières grandes organisations syndicales, de l’apparition des milieux libres, jusqu’à la mise en place des colonies libertaires, le mouvement anarchiste a été à l’ origine des premières révolutions et sur les cinq continents l’ un des principaux promoteurs des grandes avancées sociales. D’ où vient donc l’ odeur de souffre qui précède chacun de ses sombres cortèges ? 

Es-ce par ce que ces révolutionnaires, ont été à l’ instar de Ravachol ou de Bonnot, parmi les premiers à jouer du révolver et à faire parler la poudre, ou ne s’ agit-t-il là que d’un triste malentendu, une noire légende voire un simple fantasme médiatique et policier, qui aurait dessiné le portrait de ces utopistes savants, en apôtres de la destruction ?

Il n’en demeure pas moins que les pouvoirs légués, les ont partout et toujours réprimés. On les a menés enchainés à la guillotine, ou on les sanglas au dossier de la chaise électrique et le moindre de leurs châtiments, ne fut surement pas la réduction de leurs gestes à une chronique de faits divers, ni l’ effacement de leurs victoires dans la mémoire sociale.

Quel est donc l’origine de ce mouvement, qui combat depuis plus de cent cinquante ans tous les maitres et les dieux.

Comment l’anarchisme qui rêve pour notre monde un autre futur nous pose t-il des questions toujours aussi actuelles, et pourquoi son histoire est elle, plus que jamais la notre ?




Qu'est-ce que la propriété ? C'est avec ce manifeste fondateur qu'en 1840 l'ouvrier typographe Pierre-Joseph Proudhon jette les bases d'une solution anarchiste à la misère terrible qui se développe depuis le début du siècle dans les grands bassins industriels. En 1864, lors du Congrès de la Ière Internationale des travailleurs à Londres, les anarchistes sont largement majoritaires. Bakounine voit dans la dictature du prolétariat proposée par Marx "la menace d'une effrayante bureaucratie rouge". 

De la Commune de Paris, en 1871, à la grève générale de 1906, de l'émergence des Bourses du travail à celle des grandes organisations syndicales, des premiers votes féminins aux communautés de vie alternative, de l'éducation populaire à la mise en place d'écoles libertaires, le mouvement anarchiste suscite des expériences révolutionnaires inédites et se révèle l'un des principaux promoteurs des grandes avancées sociales. De Ravachol à Bonnot, de l'assassinat de Sadi Carnot (1894) à celui d'Umberto Ier d'Italie (1900), ce premier épisode rappelle aussi que la "propagande par le fait" que choisissent certains anarchistes inaugure un terrorisme international qui cible avec succès les sommets de l'État, mais contirbue à forger sa légende noire.

Au sortir de la Première Guerre mondiale, dans une Europe exsangue, l'anarchisme semble avoir perdu l'essentiel de son influence. Mais les révolutions mexicaine (1910), puis russe (février 1917), ont vu appliquer ses mots d'ordre à une échelle jusque-là inédite, même si l'échec de la première, et la prise du pouvoir par les bolcheviks à Saint-Pétersbourg, ont rejeté à nouveau parmi  des vaincus des milliers de ses militants. Dans cet entre-deux guerres où, très vite, les totalitarismes fascistes et soviétique se font face, l'anarchisme reste fort en Amérique. 

En 1927, l'exécution des deux militants Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti suscite une immense réprobation des deux côtés de l'Atlantique. Puis, au printemps 1936, l'élection en Espagne d'un gouvernement de Front populaire va permettre aux anarchistes d'écrire, notamment en Catalogne, l'une des pages les plus marquantes de leur histoire, avant d'être écrasés dans la tourmente de la guerre civile. 

vendredi 6 juillet 2018

" Les centristes sont les plus hostiles à la démocratie, pas les extrémistes " par David Adler

Pourcentage de personnes affirmant que les droits civils protégeant la liberté individuelle de l’oppression étatique sont une « composante essentielle de la démocratie »

Les panneaux d’avertissement clignotent en rouge : la démocratie est menacée. En Europe et en Amérique du Nord, les candidats sont de plus en plus autoritaires, les systèmes de partis de plus en plus instables et les citoyens de plus en plus hostiles aux normes et aux institutions de la démocratie libérale.


Ces tendances ont suscité un débat majeur entre ceux qui considèrent le mécontentement politique comme étant d’origine économique, culturelle ou générationnelle. Mais toutes ces explications partagent un même postulat, selon lequel la menace viendrait des extrêmes politiques.
À droite, les ethno-nationalistes et les libertariens  sont accusés de soutenir des politiques fascistes ; à gauche, les radicaux des campus et le mouvement dit des « antifas » de trahir les principes libéraux. Dans l’ensemble, l’hypothèse est que les opinions radicales vont de pair avec le soutien à l’autoritarisme, tandis que la voix de la modération suggère une approche plus engagée dans un processus démocratique.
Peut-être pas. Mes recherches suggèrent qu’en Europe et en Amérique du Nord, les centristes sont les moins favorables à la démocratie, les moins attachés à ses institutions et les plus favorables à l’autoritarisme.
J’ai examiné les données de la plus récente Enquête Mondiale des Valeurs (World Values ​​Survey, 2010 à 2014) et European Values ​​Survey (2008), deux études parmi les plus exhaustives concernant l’opinion publique, menées dans plus de 100 pays. L’enquête demande aux personnes interrogées de se placer sur un spectre allant de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre. J’ai ensuite pointé le soutien porté par chaque groupe aux principales institutions démocratiques.  

LES CENTRISTES SONT LES PLUS SCEPTIQUES ENVERS LA DÉMOCRATIE


Pourcentage de personnes affirmant que la démocratie est un « très bon » système politique
Les personnes interrogées se plaçant au centre du spectre politique sont les moins favorables à la démocratie, selon plusieurs critères d’évaluation, faisant référence à la démocratie comme « meilleur système politique », ou à la politique de façon plus générale. Dans tous les cas, les personnes au centre ont les opinions les plus critiques sur la démocratie.

LES CENTRISTES ONT LE MOINS TENDANCE À SOUTENIR LA TENUE D’ÉLECTIONS LIBRES ET JUSTES


Pourcentage de personnes affirmant que le choix d’un dirigeant dans des élections libres est « une composante essentielle de la démocratie ».
Certaines des données les plus frappantes reflètent le point de vue des personnes interrogées sur les élections. Le taux de soutien à des élections « libres et équitables » chute chez les centristes, dans chaque pays de l’échantillon. L’amplitude de l’écart chez les centristes est frappante. Dans le cas des États-Unis, moins de la moitié des personnes au centre considèrent les élections comme essentielles.

LES CENTRISTES ONT MOINS TENDANCE À SOUTENIR LES INSTITUTIONS LIBÉRALES


Légende du graphique : Pourcentage de personnes affirmant que les droits civils protégeant la liberté individuelle de l’oppression étatique sont une « composante essentielle de la démocratie »
Bien sûr, le concept de « soutien à la démocratie » est quelque peu abstrait et les personnes interrogées peuvent interpréter la question de différentes façons. Qu’en est-il du soutien aux droits civils, si essentiel au maintien de l’ordre démocratique libéral ? Dans presque tous les cas, le soutien aux droits civils diminue au centre. Aux États-Unis, seulement 25% des centristes s’accordent à dire que les droits civils sont une caractéristique essentielle de la démocratie.

LES CENTRISTES SONT LES PLUS GRANDS SOUTIENS DE L’AUTORITARISME

(Mis à part l’extrême droite)


Pourcentage d’américains soutenant la notion de chef politique fort.

Pourcentage de personnes affirmant qu’un dirigeant fort n’ayant pas à s’embarrasser d’une législature est « assez bon » ou « très bon ».
L’un des signes avant-coureurs les plus forts d’un danger pour la démocratie a été la montée de leaders populistes aux tendances autoritaires. Mais bien que ces chefs politiques aient gagné en popularité, il n’est pas certain que les citoyens soutiennent explicitement des modes de gouvernement plus autoritaires. J’ai trouvé, cependant, des preuves d’un soutien considérable au concept du « chef fort » qui ignore la législation de son pays, en particulier chez les centristes. Aux États-Unis, le soutien des centristes à un chef politique de type fort dépasse de loin celui de la droite et de la gauche.

QU’EST-CE QUE CELA SIGNIFIE ?

En Europe et en Amérique du Nord, le soutien à la démocratie est en déclin. Pour expliquer cette tendance, la sagesse conventionnelle pointe vers les extrêmes politiques. À la fois l’extrême gauche et l’extrême droite sont, selon ce point de vue, prêtes à contourner les institutions démocratiques pour parvenir à un changement radical. Les modérés, au contraire, sont censés défendre la démocratie libérale, ses principes et ses institutions.
Les chiffres indiquent que ce n’est pas le cas. Alors que les démocraties occidentales tombent dans le dysfonctionnement, aucun groupe n’est à l’abri de l’attrait de l’autoritarisme – et encore moins les centristes, qui semblent préférer un gouvernement fort et efficace à une politique démocratique désordonnée.
Dans le monde en développement, les hommes forts ont trouvé un soutien au centre : du Brésil et de l’Argentine à Singapour et l’Indonésie, les modérés de la classe moyenne ont encouragé les transitions autoritaires pour obtenir la stabilité et assurer la croissance. La même chose pourrait-elle se produire dans les démocraties établies comme celles de la Grande-Bretagne, de la France et des États-Unis ?
https://lemediapresse.fr/politique-fr/les-centristes-sont-les-plus-hostiles-a-la-democratie-pas-les-extremistes/

dimanche 1 juillet 2018

" Le Cinquième Empire " par Dominique de Roux

Mon secret, je vous le révèle aujourd'hui, est celui du Portugal. Nous autres nous attendons quelque chose depuis toujours... Plus grand sera le désastre irrémédiable, plus le Cinquième Empire sera proche. C'est notre promesse, notre blessure. 



« Il n'y a de grande écriture que d'agonie » 

je songeais à mes rencontres et conversations avec Humberto Delgado à Montréal, à Washington, à Lisbonne, au Brésil.

Le négociateur de l'utilisation des bases des Açores par les Anglais pendant la dernière grande guerre, représentant du Portugal à l'Organisation de l'aviation civile internationale et à l'OTAN, candidat à la présidence de la République, condamné par la droite et probablement exécuté par la gauche par le truchement de la fameuse P.I.D.E. (Police internationale de défense de l'Etat), était un soldat et un compagnon incomparable. 

Je me souviens de nos promenades par les rues et venelles au long des vieux hôtels et palais de Lisbonne,au pied des remparts et de la forteresse, face à la rade du Tage, au débouché de la mer de Paille, du Tage «qui largement mêle ses âges morts à la solitude de la mer... » « sobre a solidao do m ar », de nos conversations dans les jardins et bosquets riches en ancolies, en bougainvillées, en lauriers, en figuier Sienglycines, en menthe embaumée, de nos déjeuners à Cascais, à l'extrême pointe de la frange de l'extrême Occident, dans un bistrot sur la plage où les langoustes et le vin vert ne manquaient point et où mon hôte vitupérait Salazar qu'il avait dans sa jeunesse défendu dans les combats de rue, torse nu, les armes à la main, avec les cadets de la marine. Comme le temps passe! (...)

 Les communistes n'ont pas de sexe [...] 

Oui, Monsieur, les serviteurs de la Révolution n'ont pas plus de sexe que de cœur. Le communisme a tout rétréci en eux. Ils sont la mécanique d'un système de police, de psychiatres et de pénitenciers. Le mot peuple, dans la bouche des membres du parti, est une farce. À ce point de mensonge, ils ne savent plus ce que c'est que le mensonge. L'esprit de négation a aplati en eux toute spiritualité. Il les rabaisse, les matérialise et les enferme dans la mentalité petite-bourgeoise avec ses hiérarchies à rebours. Si vous voulez, le communisme, c'est le côté cour du nazisme. (...)

L’histoire repose sur les décisions et les migraines d’une centaine d’individus moyens, idiots, qui peuvent imposer leurs idées, lubies, tocades, gadgets, hold-up, après des conversations de trois minutes. (...)

Le passé était mort. A jamais perdu le Portugal impérial et l'Afrique dans son immensité lusitane. Dorénavant les limites portugaises s'arrêtent aux sables de la mer ibérique. La corne de brume de Sagres ponctue de ses mugissements la disparition de l'Ancien Monde. 

Et le roi qui errait depuis des siècles sur les cinq océans à la recherche de l'embouchure du Tage, frappé à mort, a sombré avec l'Esprit. Il n'appartiendra jamais plus au rêve. Tout est fini. Et les croyances. Et les mouettes trompées par l'odeur des engrais qui suivaient les charrues de l'Algarve recherchent à leur tour le poisson dans la terre. (...)



jeudi 28 juin 2018

" Jean-Baptiste Fressoz : « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer »



En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience.


 L’histoire de la crise environnementale est souvent racontée sur le mode de « la prise de conscience » des problèmes, avec un avant — passé obscur où l’être humain ignorait les conséquences de ses actes — et un après — où il dispose des connaissances et ne peut plus ignorer les effets de ses activités. En quoi ce « récit d’éveil » est-il une fable ?

C’est d’abord un constat d’historien. En thèse, en bossant sur les plaintes et les procès contre les usines polluantes aux XVIIIe et XIXe siècles, j’avais été très frappé par l’omniprésence des arguments liant l’environnement à la santé. Les pétitions parlaient de l’air, des miasmes et des émanations, les médecins parlaient quant à eux de circumfusa — des « choses environnantes », en latin — pour expliquer à quel point les fumées avaient des effets délétères sur la santé des populations, et même, à long terme, sur la forme des corps. 

En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience. Ce constat s’applique à bien d’autres dimensions, y compris globale. Avec mon collègue Fabien Locher, on achève une enquête au long cours qui retrace tous les savoirs qui ont existé sur le changement climatique depuis le XVIe siècle. Ça peut paraître étrange ou anachronique, mais le climat a été un lieu central pour penser les conséquences de l’agir humain sur l’environnement, et en retour ce que l’environnement fait sur les humains. C’est un lieu crucial de la réflexivité environnementale des sociétés passées. 

Depuis le XVIIe siècle et surtout à la fin du XVIIIe, on estime que le déboisement menace le cycle de l’eau, un cycle global reliant les océans à l’atmosphère et au sol, un cycle providentiel, aussi, qui assure la fertilité des régions tempérées. À travers la question du déboisement, celle du changement climatique s’insinue au cœur des préoccupations politiques de l’époque, pour une raison très simple : toute l’énergie ou presque provient justement du bois. Dans les économies que les historiens qualifient « d’organiques », il y a en effet un arbitrage constant à faire entre la forêt et les champs, entre l’énergie pour produire des choses et le grain pour nourrir la population.


La question du lien entre déboisement et changement climatique est très présente à la fin du XVIIIe siècle ; la France a joué un rôle pivot dans sa diffusion globale. Pour une raison assez conjoncturelle : après la nationalisation des biens du clergé en 1789, pour solder les dettes de la monarchie, l’État français se trouve à la tête d’un immense domaine forestier par rapport aux autres États européens. À chaque fois qu’on discute de la vente d’un bout de forêt nationale pour désendetter, on reparle de climat. Le résultat est que dès 1792, à l’Assemblée nationale, on parle de déboisement, de changement climatique, d’érosion des sols, d’inondations…

 Attention, ça ne veut surtout pas dire « rien de nouveau sous le soleil » ! Le changement climatique en question n’est pas le même que le nôtre pour une raison principale : l’enjeu était alors le cycle de l’eau et pas celui du carbone. Évidemment, il y a eu entre temps le développement d’un énorme équipement scientifique. Mais il y a aussi des continuités impressionnantes : au début du XIXe siècle, on pense déjà le climat comme la moyenne des températures, on le pense déjà au niveau global, on fait de la très bonne science sur cette question (c’est à ce moment qu’on étudie l’évolution des glaciers, les bans des vendanges, etc.). Enfin, on pense le changement comme irréversible, car en coupant les forêts, on produit un changement climatique qui va rendre impossible la croissance ultérieure des forêts. Le déboisement peut donc produire une dégradation conjointe des climats et des populations qui les habitent. (…)

Racontée comme cela, l’histoire environnementale nous sort des théories de la modernité réflexive à la Ulrich Beck. D’après elles, on aurait eu une première phase moderniste, aveugle et depuis les années 1970 ; on aurait une sorte de révélation, une rupture fondamentale de la modernité — un changement historique au même titre que le passage du féodalisme au capitalisme. Le problème patent est qu’il ne s’est rien passée depuis qu’on a fait cette soi-disant « révolution environnementale » : les modes de production continuent sur leur lancée, il n’y a pas eu de grand changement, le taux de CO2 n’a fait qu’augmenter, etc. 

Ce n’est donc pas une affaire de prise de conscience. L’enjeu est de dé-idéaliser ces questions, de sortir la question de la crise environnementale d’un récit cliché de la modernité prise comme un bloc responsable : à chaque étape de celle-ci on avait bien conscience des conséquences de ce qu’on faisait. Ça nous sort aussi de l’idée très gratifiante que nous sommes la première génération ou presque à nous préoccuper d’environnement et que la prise de conscience est une rédemption — maintenant qu’on a compris, tout va aller pour le mieux. Eh bien non, pas du tout : ça empire plutôt. (…)

Depuis le XVIIe, on n’a pas arrêté de se poser des questions sur l’environnement, sur le climat, sur l’épuisement des sols, sur le statut des animaux, etc. Dans une cosmologie soi-disant moderne, les juristes ont aussi su faire preuve de beaucoup de créativité. Par exemple au XIXe, en Angleterre, pour faire payer les compagnies de chemin de fer en cas d’accident, ils ressortent un outil du droit médiéval, le deodand, qui permet de déclarer des objets coupables ! Bref, si Latour a parfaitement raison de dire que « Nous n’avons jamais été modernes », il faut ajouter soit qu’on l’a toujours su, soit que toute cette affaire de modernité est un « homme de paille » philosophique. (…)

Par exemple, inscrire dans la constitution des grands principes sans considérer les modes de production et de vie, c’est être sûr que le capitalisme avalera tout cru les droits de la nature. Je suis désolé si ça semble intellectuellement peu enthousiasmant comparé aux grandes refondations cosmologiques proposées par les philosophes, mais étant donné l’urgence des enjeux, le fait qu’il faille agir partout et maintenant, la crise environnementale contemporaine oblige à agir dans le monde politique et géopolitique tel qu’il existe actuellement. 

Ce qu’il faut faire est assez évident : mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, stopper l’agriculture industrielle, mettre en place un rationnement écologique (sur le CO2 par exemple), changer le système fiscal, changer les modes de transport et d’alimentation, punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement que les atteintes aux biens et aux personnes. Ça ne paraît pas révolutionnaire comparé aux « utopies concrètes » et aux projets de changement cosmologique, mais ça l’est finalement peut-être davantage. (…)

Cette affaire de compenser pour les dommages dont on est responsable est une vieille idée du droit romain reprise par les élites du capitalisme industriel au début du XIXe siècle. Dès le début de la révolution industrielle, il y a un projet très important de stabilisation des propriétés industrielles, avec des droits de propriété solides. Et donc, quelles que soient les plaintes contre la pollution, l’industriel doit être garanti dans son droit d’exercice et ne doit pas être contraint de déménager. La « solution » qui se met en place, avec le décret de 1810 sur les établissements classés, consiste à accorder des dommages et intérêts à ceux qui subissent des nuisances. Comme on le sait, ça ne règle pas le problème de la pollution mais ça apaise les conflits de voisinage. C’est un enfumage évident. 

Aujourd’hui, ça prend des formes beaucoup plus impressionnantes, plus subtiles, avec l’idée qu’on peut même compenser la perte des services éco-systémiques (combien vaut non pas une prairie, mais l’activité de pollinisation des insectes qui y vivent, par exemple) ; la logique reste assez équivalente — et le résultat final aussi. Ce qui est dangereux dans ces affaires de compensation éco-systémique, c’est la mise au même niveau des valeurs financières et de la nature : l’idée qu’on peut aller détruire du bocage en Vendée puis acheter des « bons » biodiversité ailleurs en France. Ceci repose en fait sur des terrains qu’une institution (par exemple la Caisse des dépôts et consignations Biodiversité) s’engage pour un temps limité à conserver (de l’ordre de 20 à 30 ans) : c’est un mode de désinhibition, on se donne bonne conscience en disant « On va bétonner ici et protéger là-bas ». La réalité ? On risque de bétonner ici et là bas. (…)

Cette notion de transition énergétique est ensuite réutilisée dans les années 1980, surtout en Allemagne (« tournant énergétique »), pour désigner la transition vers les énergies renouvelables avec le solaire, l’éolien — même si, derrière, c’est une idée très naïve de ce qu’est un système énergétique. C’est une notion qui a servi à apaiser les craintes. Le second problème est qu’historiquement il n’y jamais vraiment eu de « transition énergétique » mais surtout des « additions énergétiques ». On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole à autre chose : on n’a fait qu’additionner ces sources d’énergies les unes aux autres.

 Le pic du charbon n’a pas eu lieu au XIXe, ni même au XXe, espérons qu’il aura lieu bientôt au XXIe siècle… Quand on parle un peu trop légèrement de « transition énergétique », il faut bien voir qu’il s’agit d’une transformation sans précédent.
Reste la question de l’innovation : il ne faut pas être technophobe car il n’y a pas de raison de se méfier davantage d’une technique nouvelle que des vieilles techniques qui nous ont mis dans la situation que l’on connaît. Mais il ne faut pas être naïf non plus : étant donné l’inertie considérable des systèmes techniques, étant donnée une fois encore l’urgence (réduire de 75 % les émissions globales avant 2050), la probabilité que « l’innovation verte » nous sorte de la crise me paraît proche de zéro. (…)

Le discours de l’Anthropocène, tout comme la géo-ingénierie, réactive cette jonction entre la grande nature et une technologie qui rivalise avec elle, puisqu’elle est désormais à cette échelle. De plus, les philosophes et théoriciens de la modernité nous serinaient qu’il n’y avait plus de « grand récit », que la modernité était finie, que le communisme n’était plus une perspective : l’Anthropocène a permis de remettre en place un grand récit majestueux, où on sait ce qu’il va se passer. Ça plaît aussi à certains philosophes, pour qui il s’est produit quelque chose de métaphysique puisque l’humanité serait devenue un agent géologique conscient. (…)

Il y a une sensibilité quasiment hygiéniste qu’il faudrait remettre au goût du jour : quand un moteur dégueulasse vous pétarade des fumées noires à la figure, il n’y a pas besoin de changer nos cosmologies pour comprendre que ça pose un problème. On nous a appris à nous méfier des microbes, à avoir peur de la saleté — au XIXe siècle, c’est ce que les institutions ont réussi à faire. Réactiver des bons schèmes hygiénistes séparant le propre du sale, le sain du malsain, c’est le genre d’opération qu’il faut réaliser. Le mouvement anti-extractiviste est aussi un lieu clé : l’important est de ne pas sortir le carbone du sol. Les luttes anti-extractivistes, qui sont d’ailleurs anciennes, sont peut-être la chose la plus importante pour le climat. Au Nigeria, le delta du Niger a complètement été saccagé par l’industrie pétrolière, par Exxon, allié au gouvernement fédéral en particulier. Il y a un mouvement ogoniste, le MEND, qui a réussi à faire reculer les pétroliers : la production a baissé d’un tiers dans les années 2000. Mais c’est une quasi guerre civile, avec des violences et des morts des deux côtés. (…)

La question du manque d’énergie a pris une place démesurée alors que celle du changement climatique va se poser bien avant. Il faut laisser les trois quarts des réserves de charbon, de pétrole et de gaz économiquement exploitable pour le ne pas dépasser +2°C en 2100. Dire que c’est la nature qui se mettrait à nous imposer des limites, c’est risquer de dépolitiser la question. Il faut qu’on arrive à s’imposer nous même des limites. Le plus déprimant est que le capitalisme extractiviste se porte bien, il peut continuer encore longtemps comme ça, il peut bousiller la planète bien avant de manquer de carburant. La question des limites c’est plutôt des frontières molles qu’on enfonce largement, sans se rendre compte que sur plein de domaines on a déjà passé « des limites » et qu’on continue sur notre lancée, en recevant les effets retours bien plus tard, et de manière différenciée. 


C’est aussi tout le thème de la collapsologie et d’une certaine décroissance, héritée du choc du pic du pétrole et du Club de Rome. C’est un peu une écologie de « riches », pas forcément au sens négatif du terme ; ce sont les pays riches qui angoissent à l’idée de leur effondrement énergétique. Le pic de certains métaux rares qui empêchera les voitures électriques de rouler, pour un paysan du Bengladesh menacé par la montée des eaux, ce n’est pas très grave. Il ne faut pas faire des querelles de chapelles avec des alliés objectifs, c’est évident, mais c’est important d’avoir une écologie politique qui ne se fonde pas sur des bases fragiles.


lundi 25 juin 2018

" Le Temps des méprises " par Henri Lefebvre ( 1975 )

 Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 



Par opposition à lʼintellectualisme, et aussi pour nous démarquer des surréalistes, mes amis et moi nous aimions à nous dire mystiques, mais dʼun mysticisme païen, dégagé de la religion, inspiré de Spinoza et de Schelling. (...) 

Il y avait quand même Dada... 

— En effet, ce qui a laissé des traces pour moi, cʼest dʼavoir lu, je ne sais plus à quelle date, les manifestes dadaïstes. Mon premier article dans la revue Philosophies, publiée à partir de 1923 ou 1924, portait sur Dada. Cet article mʼa valu lʼamitié durable de Tristan Tzara. Je me souviens bien de cet article qui eut un certain succès, dʼabord parce quʼil y avait très peu dʼarticles sur Dada à ce moment-là, mais surtout parce que la dernière phrase, qui fit beaucoup rire Tzara, me valut aussitôt beaucoup dʼamis et beaucoup dʼennemis. Elle est presque prophétique. Jʼavais écrit : « Dada casse le monde, mais les morceaux en sont bons. » Tout un programme ! 

Chaque fois que je rencontrais Tristan Tzara, il me disait : « Alors ? Vous ramassez les morceaux ! Est-ce pour les recoller ? » Je répondais invariablement : « Non, cʼest pour finir de les écraser. » Si je devais me définir par rapport à lʼavant-garde, je me rattacherais à Dada. Je crois encore que les manifestes Dada ont contenu beaucoup de ce qui a été dit et fait par la suite. La pensée critique et contestataire a exécuté, avec beaucoup de détours procéduriers, les sentences prononcées par Dada. Dès le premier manifeste, celui de 1918, en pleine guerre, Dada a condamné lʼOccident, la logique, le logocentrisme et lʼeuropéocentrisme. Avec des formules volontairement enfantines : Dada, le balbutiement initial et final. (...) 

Quant à Aragon, notre amitié sʼest très vite détériorée dès que jʼai compris quʼil en savait plus que moi et plus que quiconque en France sur Staline et sur le stalinisme. En particulier par Elsa Triolet. Quand on a le sentiment dʼavoir été dupé par un ami ou par un camarade, lʼamitié sʼen va avec lʼestime. Aragon ? Un bon écrivain, paraît-il. Je mʼen fous. Vous savez déjà ce que je pense de la littérature, de sa vanité, de ses tricheries. Vous savez ce que je pense du roman en particulier, ce genre en pleine décadence, sans cesse relancé par une grossière publicité. 

De lʼœuvre dʼAragon, des œuvres de quelques écrivains de notre époque, je tirerais plutôt les arguments dʼune polémique contre lʼhomme de lettres. Avant la guerre, une expérience commune me rapprochait dʼAragon : la critique du surréalisme. La poésie, lʼimage, le symbole ne libèrent pas ; ils nʼapportent quʼune simulation de la liberté. Il ne sʼensuit pas que lʼon doive faire une confiance absolue à la politique, ou, si vous voulez, que lʼon fasse de la politique un absolu, pour atteindre la liberté. Lʼaliénation politique ne remplace pas avantageusement lʼaliénation littéraire. (...) 

Dans la soirée, un jeune philosophe allemand, secrétaire de lʼAcadémie des sciences, qui, depuis, a fait quelques années de prison, Halrich, me téléphone pour me demander de venir dʼurgence chez lui. Jʼarrive. Il me dit : « Tu ne sais donc rien ! On ne sait rien, chez vous !... » Et il me tend le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès, traduction intégrale en allemand. Je passe la moitié de la nuit à lire le rapport Khrouchtchev. A me dire que cʼétait encore pire que tout ce que nous avions imaginé, à me dire aussi quʼune époque entièrement nouvelle allait commencer. (...) 

  Je rentre en France. Je commence à parler avec des camarades du Parti : 

« Vous savez, camarades, il se passe à lʼEst des événements stupéfiants. Jʼai lu le principal rapport au XXe Congrès... » ; Alors mes camarades, mes amis, mes plus vieux amis, se mettent à mʼinjurier, à mʼinsulter : « Salaud, renégat, tu es tombé dans le piège de nʼimporte quel faux des services américains... » Je réponds : « Je lʼai lu, ce texte, jʼai eu les preuves de son authenticité. Tous les gens qui ont assisté au XXe Congrès le connaissent. En France, qui a assisté à ce XXe Congrès ? Quʼil parle... — Salaud, traître, fous le camp... »Voilà mon retour à Paris en mars 1956. Même des gens de lʼopposition ne me croyaient pas. Quand je relatais le millième de ce que jʼavais pu lire dans le rapport Khrouchtchev, ils préféraient mʼinsulter que de réfléchir une seconde. (...) 

On dit souvent que les « événements de Mai 68 » ont commencé dans les amphis où se tenaient vos cours. Est-ce vrai ? 

— Jʼaimerais dʼabord poser la question dans toute son ampleur. Pour moi, 1968, ce nʼest pas seulement Nanterre ni Paris, cʼest lʼapogée dʼun mouvement mondial. Ce mouvement débute vers 1957-1958, avec la fin de lʼopposition anti-stalinienne au sein du mouvement communiste, qui se fige. Le mouvement reprend à lʼéchelle mondiale et va engendrer la contestation radicale. 1968, cʼest aussi Prague, et je ne pense pas quʼon puisse séparer Prague de Paris. A Paris, le capitalisme dʼEtat est mis en question. A Prague, le socialisme dʼEtat. Et, dans les deux cas, la toute-puissance de lʼEtat est visée par un mouvement qui, dʼailleurs, échoue, mais après avoir presque atteint son but politique. (...)

En fait, dans le cadre nanterrois et dans le département de « sociologie », ce terme signifiait : théorie critique, critique de la société bourgeoise. Jʼai pris des assistants qui ont, depuis lors, fait parler dʼeux : Jean Baudrillard, René Lourau, Henri Raymond. Il sʼétablit vite entre ces assistants et les étudiants une communication directe, une cordialité. Je crois pouvoir assurer que le climat du département était exceptionnel dans lʼuniversité. Tous les vendredis, dans mon bureau, on faisait un festin, assitants et étudiants. On buvait un excellent bordeaux apporté par une assistante, Marie-Geneviève. Naturellement, parmi les étudiants, il y avait Daniel Cohn-Bendit. 

Le climat du département, dans lʼuniversité, avait quelque chose dʼanormal et dʼanomique. Exemple : le premier cours de René Lourau. Dans une salle où attendaient soixante, quatre-vingts étudiants, René Lourau arriva et sʼassit sans parler. Pas un mot. Une heure se passe. Affolement général. Mes collègues, comme Alain Touraine, couraient dans les couloirs dʼun air affolé en demandant « Il est fou, quʼest-ce qui se passe ? » Or, cʼétait une expérience pédagogique, qui avait pour but, dʼaprès une certaine dynamique de groupe, de produire un malaise destiné lui-même à créer les conditions de la communication. René Lourau attendait que les étudiants se manifestent, ce quʼils nʼont pas manqué de faire. (...)

A une date que jʼai oubliée, il y eut quelques incidents. Les garçons partirent à lʼassaut du bâtiment des filles, dans la cité universitaire, bâtiment dont lʼaccès était soumis à des conditions très restrictives. Lʼadministration, paraît-il, attribua ces incidents à lʼinfluence subversive de mes cours sur la sexualité. A propos dʼun autre incident, je ne me défendrai pas dʼun certain machiavélisme. Dʼailleurs, je nʼai pas oublié les enseignements du Parti sur lʼagit-prop pendant la belle époque. Une rumeur, qui présageait des orages, se répandit parmi les étudiants. Il y avait une « liste noire ». Il va de soi que jamais lʼadministration nʼa établi une liste, en noir sur blanc, dʼétudiants suspects à surveiller de près. On a donc pu démentir, à plusieurs reprises, officiellement, lʼexistence dʼune telle liste. Pourtant, par dʼinquiétants coups de téléphone, on avait demandé des renseignements sur tel ou tel étudiant en sociologie. Notamment après les incidents dans le bâtiment des filles. Jʼavoue avoir exploité lʼaffaire de la liste noire pour jeter de lʼhuile sur le feu.

 Passons... Le 6 mai 1968, le conseil de discipline de lʼuniversité convoque Daniel Cohn-Bendit. Je lʼaccompagne pour prendre sa défense, ainsi quʼAlain Touraine qui a changé dʼavis sur le mouvement et commence à comprendre quʼil ne sʼagit pas dʼun désordre quelconque. Séance orageuse. LʼUniversité officielle ne comprend rien, ne veut rien comprendre. On sʼadresse à Daniel Cohn-Bendit comme à un petit délinquant, et à nous, Alain Touraine et moi, comme à des irresponsables.Ce jour-là, déjà, les flics entourent la Sorbonne, le rectorat, pour les protéger contre les étudiants. Ce qui nous mène à la grande manifestation du vendredi suivant. Soixante ou soixante-dix mille étudiants autour du Lion de Belfort, place Denfert- Rochereau. Le rassemblement dépasse toutes les attentes, toutes les espérances. Que faire ? On piétine longuement. (...) 

Tout à coup, mouvement de foule. Spontanéité ? Pas tout à fait. Les gars de Nanterre, ceux du « 22 Mars », ont fait circuler un mot dʼordre : « Vers la Sorbonne, en passant devant la prison de la Santé, pour saluer les copains emprisonnés... » Une immense foule prend le boulevard Arago qui lʼamènera jusquʼau quartier Latin. Des étudiants de Nanterre viennent me dire : « Cʼest ton livre sur la Commune qui nous a donné cette idée... (...)

Jean-Paul Sartre a longuement tourné autour de cette question du pouvoir sans jamais lʼaborder de front, parce quʼil lui manque lʼexpérience politique, parce quʼil ne sait pas mener jusquʼau bout lʼanalyse critique de lʼEtat, parce quʼil se limite à la description existentielle de ce qui se passe dans le sujet individuel ou dans le micro-sujet collectif, le petit groupe. Il tourne, avec ses mélodrames, autour du tragique. Quʼil sʼagisse de Shakespeare ou de Racine, le ressort du tragique, cʼest toujours la lutte pour le pouvoir, les menaces autour du pouvoir, le pouvoir en proie à lui-même. Comme le dit magnifiquement Shakespeare : « La mort établit sa cour dans la couronne des rois. » (...)

Mais peut-on envisager une théorie de la différence ou de la quotidienneté sans se donner, préalablement, une theorie de lʼEtat ? Car, au fond, lʼEtat, cʼest très exactement ce qui organise la quotidienneté et abolit symboliquement la différence. 

— Cʼest, en effet, ce à quoi je travaille en ce moment. Je veux donner une théorie de lʼEtat, et je rassemble à cette fin tout ce qui a été dit précédemment. LʼEtat, cʼest le lieu des grandes mystifications, pas seulement lʼEtat fasciste, mais lʼEtat en général, avec sa sacralisation, son pouvoir et les mythes du pouvoir. Il sʼeffectue un travail perpétuel de mythification, de mystification concernant lʼEtat, le pouvoir, les hommes au pouvoir ; concernant les hommes de lʼEtat, leur figure, leur mode dʼaction. On retrouve le thème de la mystification. Deuxièmement, je retrouve le thème de lʼaliénation, cʼest-à-dire que lʼaliénation politique, lʼaliénation au niveau de lʼEtat, fétichise lʼEtat, met ou admet lʼEtat au-dessus de la société. (...) 

Les symétries sont nombreuses aussi bien dans la nature matérielle que dans la vie organique, dans le corps que dans la société. Jʼai essayé de montrer que ce quʼon appelle les effets de miroir, le rapport du miroir à ce quʼil reflète, donc un certain rapport du sujet et de lʼobjet que lʼon nomme justement réflexion, sont des cas particuliers entrant dans la théorie générale des symétries et des dissymétries. Lorsque Angelus Silesius, suivi par Heidegger, dit : « La rose est sans pourquoi », il pose un grand problème, parce que précisément, la rose montre une symétrie dʼordrex. Il y a lieu dʼétudier comment la nature, lʼénergie matérielle, en occupant lʼespace, produit des symétries complexes.

 La nature nʼest pas le deus calculator de Leibniz, et, pourtant, tout se passe comme si elle calculait. Ces symétries ont, depuis, beaucoup occupé les théoriciens et ont donné lieu à des théories mathématiques dans lesquelles sʼintroduisent la théorie des groupes, la théorie des transformations, et ainsi de suite. Dans la théorie des symétries, il est impossible de séparer le contenant du contenu, la forme de la matière. La symétrie appartient indiscernablement, indissolublement à lʼespace et à ce qui, dans la terminologie habituelle,« occupe » lʼespace.Il nʼy a pas de possibilité de séparer lʼun de lʼautre, et cʼest le point de départ de lʼanalyse de lʼespace que jʼai tentée en développant cette idée fondamentale quʼon ne peut pas parler de lʼespace comme dʼun contenant vide que viendrait occuper un contenu indifférent au contenant. Ces considérations négligent-elles le matérialisme dialectique ? Au contraire. Elles le rénovent en échappant aux formules dogmatiques. La théorie des symétries détruit lʼidée de lʼindifférence réciproque du contenant et du contenu, de la forme et de la matière. (...) 

Je pense que lʼespace politique atteint, en France, sa perfection exemplaire. La France est le pays de lʼEtat. Marx le disait constamment. Nous avons donné au monde cette superbe chose, la chose des choses, monstre froid parmi les monstres froids : cʼest lʼœuvre de la Révolution française, œuvre si parfaitement contradictoire quʼelle donne le jour à la fois à lʼEtat qui nie les droits de lʼhomme et aux droits de lʼhomme eux-mêmes. (...)

Je vois se former le grand dépassement, le Monde, à travers lʼépreuve, les fins, ce quʼa produit son histoire, les menaces, les risques de mort planétaire. Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.