lundi 30 mai 2016

" Énergie et Équité " par Ivan Illich ( 1973 )





L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. (…) S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. 


Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’homme. Pour élucider cette contradiction et démasquer cette illusion, il faut reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature.

Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une singulière image de l’homme. D’après leur conception, l’homme doit se soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves producteurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui sont en vogue à présent. Mais sa justesse est mise en doute par l’inéquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès lors que ces hordes voraces d’esclaves dépassent d’un certain degré le nombre des hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie soulignent le problème de la pénurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves. (…)

L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu’ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation.

Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le cœur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres. (…)

Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur, la vitesse de l’homme est restée la même. Quel que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchissaient pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca, ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière. Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient 30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : « Napoléon va à la même lenteur que César. » L’Empereur savait qu’« on mesure la prospérité publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on mettait deux cents heures à 1’époque romaine, et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782. Le XIXe siècle a, le premier, accéléré le mouvement des hommes. (…)

Le roulement à billes a été inventé il y a un siècle. Grâce à lui le coefficient de frottement est devenu mille fois plus faible. En ajustant convenablement un roulement à billes entre deux meules néolithiques, un Indien peut moudre à présent autant de grain en une journée que ses ancêtres en une semaine. Le roulement à billes a aussi rendu possible l’invention de la bicyclette, c’est-à-dire l’utilisation de la roue, - la dernière, sans doute, des grandes inventions néolithiques -, au service de la mobilité obtenue par la force musculaire humaine. Le roulement à billes est ici le symbole d’une rupture définitive avec la tradition et des directions opposées que peut prendre le développement. 

L’homme peut se déplacer sans l’aide d’aucun outil. Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermodynamique plus rentable que n’importe quel véhicule à moteur et plus efficace que la plupart des animaux. Proportionnellement à son poids, quand il se déplace, il produit plus de travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou l’esturgeon. Avec ce rendement, il a peuplé la terre et fait son histoire. A ce même niveau, les sociétés agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de leur budget-temps à circuler hors des habitations ou des campements.

A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. En terrain plat, il lui suffit alors de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son corps sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux. (…)

La libération du monopole radical de l’industrie, le choix joyeux d’une technique « pauvre » sont possibles là où les gens participent à des procédures politiques fondées sur la garantie d’une circulation optimale. Cela exige qu’on reconnaisse l’existence de quanta d’énergie socialement critiques, dont l’ignorance a permis la constitution de la société industrielle. Ces quanta d’énergie conduiront ceux qui consomment autant, mais pas plus, à l’âge post-industriel de la maturité technique.

Cette libération ne coûtera guère aux pauvres, mais les riches payeront cher. Il faudra bien qu’ils en payent le prix si l’accélération du système de transport paralyse la circulation. Ainsi une analyse concrète de la circulation révèle la vérité cachée de la crise de l’énergie : les quanta d’énergie conditionnés par l’industrie ont pour effets l’usure et la dégradation du milieu, l’asservissement des hommes. Ces effets entrent en jeu avant même que se réalisent les menaces d’épuisement des ressources naturelles, de pollution du milieu physique et d’extinction de la race. Si l’accélération était démystifiée, alors on pourrait choisir à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, en ville comme à la campagne, d’imposer des limites à l’outil moderne, ces limites en deçà desquelles il est un instrument de libération.



http://carfree.free.fr/index.php/2008/02/03/energie-et-equite-1973/

samedi 30 avril 2016

" Le Mythe de la tragédie des communaux " par Ian Angus

« Cet article a été adopté comme un texte sacré par les spécialistes et les professionnels dont le fond de commerce est de concevoir des futurs pour d’autres et d’imposer leur rationalité économique et environnementale à des systèmes sociaux étrangers dont ils ont une compréhension et une connaissance incomplètes. » 


Les ressources partagées feront-elles toujours l’objet d’usages pervers et de surexploitation ? La communauté de la terre, des forêts et des zones de pêche est-elle la voie assurée véritable désastre écologique? La privatisation est-elle la seule façon de protéger l’environnement et de mettre un terme à la pauvreté du Tiers-Monde? La plupart des économistes et des planificateurs en développement répondront « oui » – et comme preuve ils signaleront l’article le plus influent jamais écrit sur ces questions importantes.

Depuis sa publication dans Science en décembre 1968, La Tragédie des communaux a été reproduite dans au moins 111 anthologies, ce qui en a fait un des articles les plus réimprimés à être paru dans une quelconque revue scientifique. C’est aussi l’un des plus cités : une recherche Google récente a permis de trouver «à peu près 302000» résultats pour le syntagme « tragédie des communaux ».

Suivant les termes d’une monographie de la Banque Mondiale, il constitue depuis 40 ans, « le paradigme dominant à travers lequel les savants en sciences sociales évaluent les questions relatives aux ressources naturelles. » (Bromley et Cernea, 1989 : 6) Il a été utilisé à plusieurs reprises pour justifier le vol des terres de peuples indigènes, la privatisation de la couverture médicale et d’autre services sociaux, l’octroi de « permis vendables » de polluer l’air, l’eau et beaucoup plus.

Le Dr. G.N. Appell (1995), anthropologue réputé, écrit :
« Cet article a été adopté comme un texte sacré par les spécialistes et les professionnels dont le fond de commerce est de concevoir des futurs pour d’autres et d’imposer leur rationalité économique et environnementale à des systèmes sociaux étrangers dont ils ont une compréhension et une connaissance incomplètes. »  (...)


L’auteur de La Tragédie des communaux était Garrett Hardin, un professeur de l’Université de Californie qui était connu jusqu’alors comme l’auteur d’un manuel de biologie qui argumentait en faveur du « contrôle de la reproduction » des personnes « génétiquement déficientes » (Hardin, 1966 : 707). Dans son article de 1968, il soutient que les communautés qui partagent leurs ressources pavent la voie vers leur propre destruction ; au lieu de richesses pour tous, il n’ y a de richesse pour personne.

Il base son propos sur une histoire à propos des communaux dans l’Angleterre rurale.
(Le terme « communaux » désigne les pâturages, champs, forêts et systèmes d’irrigation partagés que l’on trouvait dans beaucoup de zones rurales jusqu’à une date bien avancée des années 1800. De tels accords sur l’usage des biens communautaires existèrent dans la majeure partie de l’Europe et existent encore aujourd’hui sous diverses formes à travers le monde, en particulier au sein des communautés indigènes.)  (...)

Hardin ignorait simplement ce qui arrive dans les véritables communaux : l’autorégulation par les communautés impliquées. Un tel fonctionnement avait été décrit des années plus tôt dans la description que fait Friedrich Engels du mark, la forme prise par les communautés basées sur les communaux dans certaines parties de l’Allemagne précapitaliste :

« L’utilisation des terres arables et des prairies était supervisée et dirigée par la communauté [...]. De même que la part de chaque membre dans ce qui était distribué du mark était de taille égale, de même sa part était égale dans l’usage du mark commun. La nature de cet usage était déterminée par les membres de la communauté en tant que totalité [...].

A la même date et, si nécessaire, plus fréquemment, ils se rassemblaient au grand air pour discuter des affaires du mark et siégeaient pour juger des infractions à la régulation et des disputes concernant le mark. »

Les historiens et d’autres spécialistes ont confirmé en gros la description d’Engels de la gestion des ressources partagées. Une synthèse de la recherche récente conclut :

« Ce qui existait en fait, ce n’était pas une “tragédie des communaux” mais plutôt un modèle, à savoir que pendant des centaines d’années – et peut-être des milliers, bien que les traces écrites pour prouver la fourchette la plus longue n’existent pas – la terre était gérée efficacement par les communautés. » (Cox, 1985 : 60)

Une partie de ce processus d’autorégulation était connue sous le nom de « retenue » – fixation de limites numériques pour les vaches, porcs, chèvres et autres bêtes de ferme que chaque membre des communaux pouvait mener paître au pâturage commun. Une telle « retenue » protégeait la terre de la surexploitation (un concept que les fermiers expérimentés comprenaient depuis longtemps) et permettait à la communauté d’allouer les ressources selon ses propres conceptions de l’équité. (...)


Comme l’a écrit Karl Marx, la nature exige de longs cycles de naissance, de développement et de régénération, mais le capitalisme exige un retour sur investissement à court-terme.

«L’esprit de la production capitaliste, qui est orienté vers les profits monétaires immédiats, est totalement opposé à l’agriculture, qui doit prendre en considération toute la série des conditions de vie permanentes qu’exige la chaîne des générations humaines. Une illustration frappante en est fournie par les forêts, qui ne sont que rarement gérées d’une façon correspondant à peu près aux intérêts de la société en tant que tout.» (Marx, 1998 : 611n).

Contrairement à ce que prétend Hardin, une communauté qui partage champs et forêts est fortement incitée à les protéger de son mieux, même  si cela empêche de maximiser la production présente, parce que ces ressources seront essentielles à la survie de la communauté pour les siècles à venir. Les propriétaires capitalistes sont incités à l’exact opposé, parce qu’ils ne se maintiendront pas en activité s’ils ne maximisent pas leur profit à court-terme. Si l’éthanol promet des profits plus gros et plus rapides qu’une forêt tropicale centenaire, les arbres tomberont.

Cette concentration sur le gain à court-terme a atteint un degré exécrable d’absurdité dans de récents best-sellers de Bjorn Limborg, William Nordhaus et d’autres, qui avancent qu’il est irrationnel de dépenser de l’argent pour arrêter les émissions de gaz à effet de serre, parce que le résultat est trop éloigné dans le futur. D’autres investissements, disent-ils, produiront des meilleurs retours et plus rapidement.

La gestion commune n’est pas une façon infaillible de protéger les ressources partagées : certaines communautés ont mal géré des ressources communes et certains communaux ont été surexploités jusqu’à épuisement. Mais aucune communauté basée sur des communaux n’a fait preuve de la pulsion inscrite dans le capitalisme qui pousse à placer les profits présents au-dessus du bien-être des générations futures.

Un mythe politiquement utile

La chose vraiment exécrable à propos de La Tragédie des communaux n’est pas l’absence de preuve ou de logique – les articles mal étayés et mal documentés ne sont pas inexistants dans les revues universitaires. Ce qui est choquant c’est le fait que ce morceau d’absurdité réactionnaire ait été salué comme une brillante analyse de la souffrance humaine et de la destruction de l’environnement, et ensuite adopté comme une base pour des politiques sociales par de prétendus experts allant des économistes et des environnementalistes aux gouvernements et aux agences des Nations Unies.

Bien que sans cesse réfuté, il est encore utilisé pour défendre la propriété privée et les marchés dérégulés comme la voie assurée vers la croissance économique. 



http://ia601508.us.archive.org/35/items/DossierCommunaux/Dossier_Communaux.pdf

mardi 12 avril 2016

George Orwell, « Quelques réflexions sur le crapaud ordinaire » ( 1946 )

Tant que vous n’êtes pas vraiment malades, affamés, terrorisés, emmurés dans une prison ou dans un camp de vacances, le printemps demeure le printemps. Les bombes atomiques s’amassent dans les usines, les policiers rôdent à travers les villes, les haut-parleurs déversent des flots de mensonges, mais la Terre tourne encore autour du Soleil. Et ni les dictateurs ni les bureaucrates, bien qu’ils désapprouvent profondément cela, n’ont aucun pouvoir d’y mettre un terme.


Précédant l’hirondelle, précédant la jonquille et peu après le perce-neige, le crapaud ordinaire salue l’arrivée du printemps à sa manière : il s’extrait d’un trou dans le sol, où il est resté enterré depuis l’automne précédent, puis rampe aussi vite que possible vers le point d’eau le plus proche. Quelque chose – comme un frémissement dans la terre ou peut-être simplement une hausse de température de quelques degrés – lui a signalé qu’il était temps de se réveiller. Il semble cependant que quelques crapauds manquent de temps à autre le réveil et sautent une année. Du moins, plus d’une fois, au beau milieu de l’été, il m’est arrivé d’en déterrer, bien vivants et visiblement en bonne forme.
À ce moment-là, après son long jeûne, le crapaud prend une allure fort spirituelle, tout comme l’un de ces sobres anglo-catholiques vers la fin du carême. Ses mouvements sont lents mais résolus, son corps est amaigri et, par comparaison, ses yeux semblent anormalement grands. Cela permet de distinguer ce que l’on ne pourrait remarquer à aucun autre moment : qu’un crapaud a parmi les plus beaux yeux de tout le règne animal. Ils sont comme de l’or, ou plus précisément comme ces pierres dorées semi-précieuses que l’on voit parfois orner les chevalières et que l’on nomme, me semble-t-il, le chrysobéryl. (...)

Est-il indécent d’apprécier le printemps et autres changements de saison ? Plus précisément, alors que nous gémissons tous, ou du moins devrions-nous gémir, sous le joug du système capitaliste, est-il politiquement condamnable de rappeler que ce qui rend le plus souvent la vie digne d’être vécue, c’est le chant d’un merle, un orme jaunissant en octobre, ou tout autre phénomène naturel qui ne coûte rien, mais qui n’a pas ce que les journaux de gauche appellent un « point de vue de classe » ? Il ne fait aucun doute que beaucoup de gens pensent ainsi. Je sais d’expérience qu’une référence positive à la « Nature » dans un de mes articles m’attirera des lettres injurieuses, et bien que le mot clé habituel de ces lettres soit « sentimental », deux idées semblent s’y mêler. La première est que tout le plaisir pris dans le processus même de la vie encourage une sorte de quiétisme politique. Les gens, a-t-on coutume de croire, devraient être mécontents, et il est de notre devoir de multiplier nos besoins et non de simplement accroître le plaisir que nous tirons de ce dont nous disposons déjà. L’autre idée est que nous nous trouvons à l’âge des machines et que ne pas aimer la machine, ou même vouloir limiter sa domination, est une attitude rétrograde, réactionnaire et légèrement ridicule. Ce point de vue est souvent défendu en affirmant que l’amour de la Nature est une faiblesse de citadins, qui n’ont aucune idée de ce à quoi ressemble réellement la Nature. Ceux qui ont vraiment affaire à la terre, croit-on, n’aiment pas la terre et n’ont pas le moindre intérêt pour les oiseaux ou les fleurs, si ce n’est dans une perspective strictement utilitaire. Pour aimer la campagne, il faut vivre à la ville en s’offrant simplement, à l’occasion, un week-end en balade à la belle saison. 
Cette dernière idée est manifestement fausse. En atteste par exemple la littérature médiévale, ballades populaires comprises, qui regorge d’un enthousiasme presque géorgien pour la nature. L’art des peuples agricoles, également, tels que les peuples chinois ou japonais, tourne toujours autour des arbres, des oiseaux, des fleurs, des rivières, des montagnes. L’autre idée, quant à elle, me semble fausse d’une manière plus subtile. Certes, nous devons être mécontents, et ne pas nous satisfaire du moindre mal. Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ? Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine ? J’ai toujours soupçonné que si nos problèmes économiques et politiques se trouvent un jour résolus pour de bon, la vie sera alors devenue plus simple et non plus complexe. Et que le genre de plaisir que l’on prend à trouver la première primevère dépasserait de loin celui de manger une glace au son d’un juke-box. Je pense qu’en préservant son amour d’enfance pour des choses telles que les arbres, les poissons, les papillons et – pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, un individu rend un peu plus probable un avenir pacifique et décent, et qu’en prêchant la doctrine suivant laquelle rien ne mérite d’être admiré sinon l’acier et le béton, il rend simplement un peu plus certain que les humains n’auront d’autre débouché à leur trop-plein d’énergie que dans la haine et le culte du chef.
Quoi qu’il en soit, le printemps est là, même au centre de Londres, et ils ne peuvent vous empêcher d’en jouir. Voilà bien une réflexion satisfaisante. Combien de fois suis-je resté à regarder l’accouplement des crapauds, ou deux lièvres se livrant à un combat de boxe dans les pousses de maïs, en pensant à tous ces personnages haut placés qui m’empêcheraient d’en profiter s’ils le pouvaient. Mais heureusement, ils en sont incapables. Tant que vous n’êtes pas vraiment malades, affamés, terrorisés, emmurés dans une prison ou dans un camp de vacances, le printemps demeure le printemps. Les bombes atomiques s’amassent dans les usines, les policiers rôdent à travers les villes, les haut-parleurs déversent des flots de mensonges, mais la Terre tourne encore autour du Soleil. Et ni les dictateurs ni les bureaucrates, bien qu’ils désapprouvent profondément cela, n’ont aucun pouvoir d’y mettre un terme.

lundi 4 avril 2016

" LA LISTE EST DANS L’ARMOIRE "

Plusieurs fois par jour, les demandes affluent. 

«Heureusement, je peux intervenir par téléphone, à distance. Il me suffit de connaître le nom de la personne, le lieu et la nature de sa douleur. » 

Et après ? Jean montre sa tête : « Après, j’y pense.  » 

Ces dames et ces messieurs, on dit qu’ils coupent, lèvent, barrent, pansent, soufflent les maux. Le terme varie en fonction des régions. En Haute-Savoie, on utilise surtout « couper », alors qu’en Suisse romande, de l’autre côté de la frontière, ces dames et ces messieurs pratiquent « le secret ». Ils ne touchent jamais la blessure ni la personne souffrante ; ils ne sont pas magnétiseurs, ni rebouteux. On dit qu’ils ont le don, et que voilà. (...)


« Alors, quoi ? Que voulez-vous savoir ? » Installé en bleu de travail près de la cheminée, dans sa maison de bois, Jean explique qu’il y a vingt ans, un ami de son beau-père lui a transmis le don. « Pourquoi moi ? Je ne sais pas. Il a dit qu’il avait senti que je pouvais le faire. » Le charpentier « coupe » la douleur des brûlures, mais ne fait pas disparaître les blessures. « Je ne fais pas de miracles. » Pourtant, précise son épouse, « on dit que le processus de cicatrisation est plus rapide après l’intervention d’un coupeur ». Au fil du temps et de la pratique, Jean a découvert qu’il était capable de soulager, outre les blessures par le feu, « tout ce qui se rapporte à la sensation de brûlure ». Zona, herpès, coups de soleil, douleur consécutive à une radiothérapie… Plusieurs fois par jour, les demandes affluent. « Heureusement, je peux intervenir par téléphone, à distance. Il me suffit de connaître le nom de la personne, le lieu et la nature de sa douleur. » Et après ? Jean montre sa tête : « Après, j’y pense.  » (...)

« Dans cette vallée, nous sommes très nombreux à couper. C’est pareil dans la vallée de l’Arve… et dans le Chablais, je ne vous raconte pas ! Pourtant, nous n’en parlons jamais entre nous. Cette pratique n’existe que lorsqu’elle est mise en œuvre. » Catherine, institutrice à la retraite, a reçu le don de son oncle dans les années 1970, lequel « a peut-être su déceler chez moi une aptitude à l’empathie ». Depuis lors, elle coupe le feu, les hémorragies et l’eczéma, en précisant que « les formules sont différentes en fonction de ce que l’on soigne ». Comme Jean, du village voisin, elle n’a jamais volontairement ébruité son « histoire de don ». C’est en coupant que l’on devient coupeur, puis le bruit se répand. Catherine insiste : elle ne tient pas un commerce, et n’a pas besoin de publicité. « Je ne veux pas que l’on m’appelle guérisseuse. Ce que je fais est beaucoup plus modeste. C’est un service, toujours donné dans l’urgence, et gratuitement. On ne fait pas payer ce qui nous a été donné. » (...)

Face à la présence de listes de coupeurs de feu, actualisées par les soignants, dans les services des urgences de plusieurs hôpitaux des cantons suisses de Genève, de Vaux ou du Valais, les étudiants s’interrogent donc. « Comment se fait-il que l’hôpital, où règne en maître l’evidence-bases medecine , ait laissé une place, quelle qu’elle soit, à des praticiens dont le mode d’action peut faire penser à un rituel magique, ancestral, et certainement difficile à admettre pour tout esprit cartésien ? », écrivent Sophie Martinelli, Victoria Pozo et Juliet Zingg en introduction de leur mémoire de licence. Ces trois infirmières ont réalisé des entretiens avec le personnel des urgences de l’hôpital universitaire de Genève en 2011, où une liste est accrochée « à l’intérieur d’une armoire », et où l’on est bien incapable d’expliquer « comment la liste est arrivée là ». Comme ailleurs, en Haute-Savoie ou en Suisse, cette feuille de papier ne mentionne que des coupeurs de feu appelés pour réduire les douleurs des brûlures. À l’issue de leur enquête, les trois jeunes femmes estiment que l’existence de ces pratiques soulève bien plus de questions sur le «  sens de la biomédecine et le rôle des soignants » que sur leur « simple efficacité thérapeutique ». (...)
De chaque côté de la frontière, la pratique reste soumise à son acceptation, souvent tacite, par le chef de service. Jamais véritablement officielle, et pas tout à fait officieuse, l’intervention des coupeurs de feu constitue la seule technique de soins dite parallèle tolérée au sein des hôpitaux du territoire alpin, sur proposition du personnel soignant ou à la demande du patient. « Serait-ce parce qu’il s’agit d’une technique rapide, gratuite, souvent opérée à distance [par téléphone] ? (…) Une technique où l’on n’aurait rien à perdre d’essayer ? », questionnent les trois infirmières dans leur mémoire. Quelle que soit la réponse, cette collaboration renforce, pour ces dernières, la qualité des soins, notamment parce la « croyance », la « culture » et l’« accord du patient [prennent] une place plus importante en comparaison avec les soins usuels dans l’hôpital ». Elles soulignent, enfin, un intérêt, une curiosité et une ouverture pour cette pratique plus forts de la part du personnel infirmier que de celle des médecins.

À l’occasion de sa thèse de médecine, Nicolas Perret a poussé l’enquête un peu plus loin, à partir des services des urgences des hôpitaux d’Annecy, d’Annemasse et de Thonon-les-Bains. Après avoir interrogé 134 soignants et 173 patients brûlés, ce dernier a obtenu des taux de satisfaction très élevés : 70% des soignants constatent que l’efficacité des coupeurs sur la douleur est forte ou totale, 81% d’entre eux estiment la collaboration entre services de soins et coupeurs de feu souhaitable ou indispensable, et 80% des patients ont vu leur douleur réduite d’au moins 30%. « On peut au moins dire que l’effet placebo assure des résultats. Mais, que dire à propos de l’intervention sur une personne qui n’y croit pas, ou bien qui n’est pas au courant, ou encore sur des animaux ? Là, je n’ai plus aucune réponse », confie ce jeune médecin, qui se demande si l’action des coupeurs de feu ne constituerait pas « une leçon populaire pour notre technocratie » ? D’un haussement d’épaules, Aurèle, l’ancien taxidermiste, pense que « parler d’effet placebo, c’est une manière de se rassurer ».
L'effet placebo existerait chez l'animal domestique par le biais du conditionnement et d'une modification de la relation maître-animal mais aucune étude scientifique ne l'a réellement prouvé. Il existerait également chez l'enfant et même le nourrisson. Il semble avoir un rôle plus important chez l'enfant que chez l'adulte.


jeudi 31 mars 2016

Samuel Butler, Darwin au milieu des machines, 1863


Notre opinion est qu’il faudrait immédiatement leur déclarer une guerre à mort. Qui veut le bien de son espèce devrait détruire toutes les machines de toutes les sortes. Qu’on ne fasse pas d’exception, pas de quartier. Retournons sur le champ à notre condition première. Si l’on nous rétorque que c’est impossible dans l’état actuel des affaires humaines, on nous prouve par là-même que le mal est déjà fait, que nous commençons à être leurs esclaves diligents, que nous avons élevé une race d’êtres qu’il n’est plus en notre pourvoir de détruire, et que nous sommes non seulement asservis, mais consentants à notre servitude.



 Lettre au rédacteur en chef du Christ Church Press, 13 Juin 1863.

MONSIEUR,
Il est peu de choses qui inspirent à notre génération une plus juste fierté que les merveilleuses améliorations qui chaque jour sont mises en oeuvre dans toutes sortes d’arts mécaniques. Et de fait il y a lieu de s’en féliciter à plus d’un titre. Il n’est pas nécessaire de les mentionner tant elles sont notoires ; je m’occuperai ici de certaines perspectives qui pourraient quelque peu tempérer notre fierté, et nous amener à envisager sérieusement ce qui attend le genre humain dans l’avenir. Si nous nous tournons vers les tous premiers représentants de la vie mécanique à ses origines, vers le levier, le coin, le plan incliné, la poulie, ou (cette analogie nous aidera à progresser) vers l’unique type primordial à partir duquel tout le règne mécanique s’est développé, je veux dire le Levier lui-même, et si maintenant nous nous tournons vers les machines du Great Eastern  , nous sommes presque frappés d’effroi par l’immense développement du monde des machines, par son avancée à pas de géant, en comparaison du lent progrès des animaux et des végétaux. Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander : où aboutira cet élan grandiose ? Vers quelle direction tend-il ? Quelle en sera l’issue ? Esquisser quelques éléments de réponse, voilà l’objet de cette lettre.

Nous avons parlé de « vie mécanique », de « règne mécanique », du « monde des machines », et ainsi de suite, et c’est à bon escient que nous avons employé ces mots ; car de même que le règne végétal s’est développé lentement à partir du règne minéral, de même que la vie animale s’est pareillement superposée à la vie végétale, de même il a dernièrement surgi en quelques siècles un règne entièrement nouveau ; nous ne voyons aujourd’hui de cette race que ce que demain l’on regardera comme ses ancêtres antédiluviens. (...)

Ces idées sur la mécanique, ici esquissées par quelques faibles allusions, laissent imaginer une réponse à l’une des questions les plus importantes et les plus mystérieuses du moment : nous voulons parler de la question de savoir quelle créature succèdera à l’homme pour la suprématie mondiale. Nous en avons souvent entendu débattre ; mais il nous apparaît que c’est nous qui créons nos propres successeurs : chaque jour nous améliorons la beauté et la délicatesse de leur organisation, chaque jour nous leur donnons un peu plus de puissance, chaque jour nous leur conférons par toutes sortes d’ingénieuses inventions cette capacité d’autorégulation et d’automaticité qui sera pour eux ce que l’intelligence a été pour le genre humain. 

Les siècles passant, nous nous retrouverons leurs inférieurs. Inférieurs en pouvoir, inférieurs au point de vue de cette qualité morale d’autocontrôle, nous admirerons en eux l’apogée d’un accomplissement dont l’homme le meilleur et le plus sage peut à peine oser rêver. Ni passions mauvaises, ni jalousie, ni avarice, ni désirs impurs ne viendront déranger la force tranquille de ces glorieuses créatures. Le pêché, la honte ni le chagrin n’auront leur place parmi eux. Leurs esprits connaîtront un calme perpétuel, la satisfaction d’une âme qui ne connaît pas le besoin et qu’aucun regret ne trouble. Jamais l’ambition ne les torturera. Jamais l’ingratitude ne leur causera ne serait-ce qu’un moment de gêne. La mauvaise conscience, les espérances frustrées, les souffrances de l’exil, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes  … leur seront complètement inconnues. S’ils veulent qu’on les « nourrisse » (ne serait-ce qu’en utilisant ce mot, nous trahissons le fait que nous les reconnaissons comme des êtres vivants), de patients esclaves s’occuperont d’eux, qui auront pour tâche et pour intérêt de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien. S’ils tombent en panne, des médecins fort au fait de leur anatomie les prendront promptement en charge. S’ils meurent, car cette fin nécessaire et universelle n’épargnera pas ces glorieux animaux, ils prendront immédiatement une autre forme de vie – car quelle machine meurt au même instant en toutes ses parties ?

Parions que lorsque les choses en seront arrivées au stade que nous avons ci-dessus tenté de décrire, l’homme sera devenu pour la machine ce que le cheval et le chien sont pour l’homme. Il continuera d’exister, que dis-je, de progresser, et se trouvera probablement mieux, domestiqué sous l’empire bienveillant des machines, qu’il ne se trouve en l’état sauvage qui est actuellement le sien. Dans l’ensemble, nous traitons nos chiens, nos chevaux, notre bétail et nos moutons avec beaucoup de bonté : nous leur donnons tout ce que nous savons par expérience être ce qu’il y a de meilleur pour eux, et il est indéniable que notre usage de la viande a bien plus contribué au bonheur de ces animaux qu’il n’y a ôté. Pareillement, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les machines nous traitent gentiment, puisque leur existence dépend autant de la nôtre que la nôtre de celle des animaux inférieurs. (...)

Chaque jour, cependant, les machines gagnent du terrain sur nous ; chaque jour nous leur sommes un peu plus soumis ; chaque jour nous leur offrons encore d’autres hommes en esclavage pour leur service, et chaque jour de plus en plus d’humains consacrent l’énergie de toute une vie à développer la vie mécanique. Le résultat, dont aucun esprit vraiment philosophique ne peut douter un seul instant, n’est qu’une question de temps : les machines seront les vraies maîtresses du monde et de ceux qui l’habitent.

Notre opinion est qu’il faudrait immédiatement leur déclarer une guerre à mort. Qui veut le bien de son espèce devrait détruire toutes les machines de toutes les sortes. Qu’on ne fasse pas d’exception, pas de quartier. Retournons sur le champ à notre condition première. Si l’on nous rétorque que c’est impossible dans l’état actuel des affaires humaines, on nous prouve par là-même que le mal est déjà fait, que nous commençons à être leurs esclaves diligents, que nous avons élevé une race d’êtres qu’il n’est plus en notre pourvoir de détruire, et que nous sommes non seulement asservis, mais consentants à notre servitude.

Pour l’heure, nous laisserons là ce sujet, que nous présentons gracieusement aux membres de la Société Philosophique. S’ils consentent à explorer le domaine que nous leur indiquons, nous nous efforcerons d’y travailler, quelque jour futur et indéterminé.

Je suis, monsieur, votre… etc.


CELLARIUS

A la fin du mois de septembre 1859, Samuel Butler, fils de pasteur de 27 ans, partit élever des moutons en Nouvelle-Zélande. Lors de sa première nuit sur le navire, il décida de ne pas dire ses prières. Il passa les années qui suivirent dans une solitude complète, qui lui permit de lire et relire un seul livre, L’Origine des Espèces, qui devait changer profondément sa vie. Depuis sa cabane, Butler envoya en 1862 et 1863 une série de tracts évolutionnistes au journal local, que Darwin remarqua et fit republier à Londres.

samedi 27 février 2016

La fin du pétrole est-elle réellement une menace ?


En 1974, dans le rapport Meadows, le club de Rome lançait un cri d’alarme : « Nous n’avons plus que pour 40 ans de pétrole ! ». L’échéance est passée, la compagnie British Petroleum est devenue Beyond Petroleum et pourtant, dans ses statistiques annuelles, elle estime aujourd’hui nos réserves à 52,5 ans de production. 

La date fatidique d’épuisement de la réserve mondiale reculerait donc au rythme des découvertes. La fin du pétrole n’est-elle pas dès lors qu’une menace lointaine dont il n’y a pas lieu de s’inquiéter ?


La « fin du pétrole » renvoie dans notre imaginaire à la catastrophe d’un tarissement brutal de cette ressource qui nous est aujourd’hui vitale. Le pétrole fournit en effet aujourd’hui plus de 30 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et plus de 90 % de l’énergie des transports motorisés qui sont au cœur de notre mode de vie.
Cette image est à la fois juste et fausse. Juste parce que le pétrole, comme toutes les ressources que nous extrayons du sous-sol, n’existe qu’en quantité finie. Si nous continuons indéfiniment à en consommer, il finira par s’épuiser. Fausse parce qu’il y a en réalité très peu de chances pour que l’on continue à le consommer ainsi, comme si de rien n’était, jusqu’à en manquer brutalement. Les tensions liées à la rareté progressive du pétrole génèrera une adaptation. La question est de savoir si nous saurons anticiper cette situation ou si nous subirons de plein fouet la crise qu’elle engendrera. Et surtout, même si ce n’est pas une fin brutale, de savoir quand cette pénurie devrait avoir lieu.

Réserves et ressources

Pour mieux comprendre, il faut savoir comment évolue notre stock de pétrole. Ce problème apparemment simple est en fait complexe, car cette évolution est le produit de nombreux facteurs.
Loin de l’image des pionniers, un puits de pétrole n’est pas un réservoir que l’on met en évidence d’un coup de pioche et dont on extrait l’or noir jusqu’à la dernière goutte, au rythme de nos besoins.
En réalité, l’analyse géologique et sismique du terrain laisse supposer que celui-ci contient une certaine quantité de pétrole appelée ressource. Lors du forage d’un premier puits, puis d’autres puits voisins, cette quantité est affinée et permet d’estimer la réserve, c’est-à-dire la quantité de liquide effectivement extractible. Cette réserve dépend des techniques mises en œuvre : drains horizontaux, injection d’eau pressurisée, voire de CO2, combustion in situ, etc. sans oublier les moyens particuliers utilisés pour les forages off-shore et les pétroles situés dans des formations géologiques particulières (pétroles de schistes, sables bitumineux…).
La mise en œuvre de ces techniques dépend de leur rentabilité économique appliquée au gisement considéré, elle-même liée au prix du pétrole.
Ainsi la classification des ressources, telles qu’elle est proposée par le très officiel Petroleum resources management system (PRMS)1 ou dans une version simplifiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE)2, repose essentiellement sur trois critères : leur degré de connaissance ou de caractérisation, qui dépend des progrès de la prospection, leur niveau de récupérabilité, fonction de l’évolution des techniques d’exploitation, et la rentabilité de leur extraction, définie par le rapport entre les coûts de ces techniques et les prix du pétrole sur le marché.
À l’échelle de la planète, le stock de pétrole fonctionne comme un immense réservoir, dont le contenu initial correspond à la totalité du pétrole formé au cours du temps géologique. Nous avons bien sûr déjà largement puisé dans ce réservoir et chaque jour, le pétrole extrait vient en déduction de la ressource restante. Cette quantité est divisée en grandes catégories dont la répartition varie également constamment.



Il y a d’abord les ressources connues, également dites prospectées, et les ressources dites prospectives. Ces dernières représentent l’estimation des ressources qui resteraient à découvrir. Les ressources connues sont elles mêmes divisées entre prouvées, probables et possibles selon la qualité de leur caractérisation. Bien sûr, à mesure que la prospection progresse, la quantité de ressources connues augmente.
On compte par ailleurs au sein de la ressource connue trois cas. Une partie est considérée comme techniquement non récupérable, et une autre considérée comme récupérable ; au sein de cette dernière, on distingue la fraction considérée comme non rentable, qui constitue la ressource contingente, et celle qui est rentable et constitue la réserve. L’évolution technique réduit progressivement la part non récupérable. La séparation entre rentable et non rentable évolue en revanche dans un sens ou dans l’autre en fonction du prix.
Ainsi, même si la quantité de ressource qui reste dans le sol ne fait que se réduire à mesure que nous l’exploitons, les réajustements permanents de la réserve, sous l’effet de la prospection mais surtout de la réévaluation technique et économique de son potentiel, expliquent pourquoi la réserve peut se maintenir, voire augmenter au fil du temps.
L’un des paramètres les plus importants dans ce mouvement est l’évolution au fil du temps de l’estimation de la part récupérable d’un champ de pétrole. On estime que les premiers gisements lourdement exploités l’ont été avec un taux de récupération moyen de 20 %. Ce taux atteint classiquement environ 35 % aujourd’hui, et les prévisions les plus optimistes tablent à terme sur un taux de récupération moyen de 50 %. Ainsi, l’évaluation de la « ressource ultime récupérable » (ultimate recoverable resources, URR), qui conditionne évidemment notre représentation de l’abondance ou non de pétrole, peut considérablement varier.

État des lieux

Le paysage de la ressource pétrolière a par ailleurs fortement évolué ces dernières années, avec l’apparition de nouvelles réserves potentielles dans des formations jusque là non explorées ou jugées impropres à l’exploitation. On distingue ainsi :
  • le pétrole dit « conventionnel » contenu dans des réservoirs où l’on pompe de manière classique le liquide en augmentant la pression grâce à de l’eau injectée ou d’autres technologies avancées ;
  • et le pétrole non conventionnel, qui comprend en fait de nombreuses sous-catégories, notamment :
    • les sables bitumineux visqueux comme du bitume dont l’extraction génère beaucoup de déchets huileux et altère le paysage par ses exploitations à ciel ouvert ;
    • le kérogène, qui est un pétrole immature extrait à plus de 1000 m de profondeur et qu’il faut traiter ensuite chimiquement ;
    • les huiles de schiste, pétrole piégé dans une roche très peu perméable qu’il faut fractionner à l’aide de grandes quantités d’eau, de sable et de solvants, ce qui peut générer d’importants dégâts environnementaux (voir article gaz de schistes) ;
    • le pétrole accessible uniquement pas des forages profonds (supérieurs à 500 m), sous les océans.
L’arrivée de ces catégories non conventionnelles, qui représentent parfois des volumes très importants mais dont les conditions techniques et économiques d’exploitation restent plus incertaines que celles des ressources conventionnelles, vient encore compliquer l’estimation des réserves et des ressources. Il est intéressant à ce titre de comparer l’état des ressources et réserves tels qu’ils étaient envisagés il y a une dizaine d’années et tels qu’ils sont comptabilisés aujourd’hui par des organismes tels que l’AIE2, l’institut allemand des géosciences et des ressources naturelles (BGR)3 et la BP Statistical Review4.


Chacun des organismes a estimé une augmentation des réserves conventionnelles, et même si leurs évaluations divergent, elles restent du même ordre de grandeur. On constate en revanche des écarts plus importants sur les autres catégories. L’optimisme particulièrement marqué de l’AIE sur les réserves non conventionnelles a visiblement été revu à la baisse entre 2005 et 2014. Mais le plus frappant est sans doute que la partie restante des ressources, tant conventionnelles que non conventionnelles, a vu son estimation augmenter. Ainsi pour l’AIE, les ressources restantes ont augmenté en 10 ans de plus de 60 Gtep, sans que rien n’indique toutefois si elles seront exploitables un jour.
Si elles permettent d’avoir une estimation à un instant donné, les évaluations des réserves et des ressources restent donc des ordres de grandeur à manier avec précaution, tant ils sont sujets à fluctuation d’une décennie à l’autre.

Échéance avant la dernière goutte : une notion trompeuse

En 2014, la consommation mondiale de pétrole a été de 4,2 Gtep et les réserves prouvées sont évaluées par BP à 232 Gtep, ce qui signifierait qu’il reste suffisamment de pétrole pour plus de 50 années à venir. Bien sûr, l’application brute de ce ratio entre réserves et production ne tient pas compte de la variation de la consommation au cours du temps. Par exemple, si on prolonge le rythme moyen d’accroissement de la consommation de pétrole des dix dernières années, l’échéance se réduit alors à 45 ans.
Surtout, un tel mode de calcul ignore une réalité fondamentale de la production pétrolière, résumée par la notion de pic. Industriellement, la production d’un gisement pétrolifère n’est pas linéaire : après sa mise en exploitation elle croît, jusqu’à atteindre un maximum pour ensuite décroître. À l’échelle d’une région donnée ou même au niveau mondial, la somme des productions de tous les champs aboutit à une courbe passant par un maximum appelé « pic pétrolier ».

Le concept, introduit pour la première fois par une publication de King Hubbert en 1956 qui a prédit avec justesse la date du pic de production de pétrole aux États-Unis (autour de 1970), donne lieu à des interprétations très diverses sur sa date et sa forme. En particulier, un nombre croissant d’experts évoquent désormais davantage la forme d’un plateau de production, plus ou moins ondulé, plutôt que celle d’un véritable pic. Certains considèrent que nous sommes entrés dans cette phase de production maximale, quand d’autres continuent à penser que ce pic n’est pas encore arrivé.
Dans tous les cas, au pic ou au plateau succède inéluctablement la phase dite de déplétion de la ressource, où la difficulté croissante – et le coût croissant qui va avec – d’extraction du pétrole s’accompagne d’une diminution progressive de la production. Celle-ci va nécessairement de pair avec une baisse de la consommation. Dès lors, on voit bien que la fin physique des ressources pétrolières n’est pas un point d’arrêt brutal, mais une échéance relativement lointaine.

Épuisement des réserves : est-ce vraiment un problème ?

La vraie perspective qui s’offre à nous n’est donc pas la fin, mais la baisse inéluctable de la production de pétrole. Faute de politiques cohérentes de réduction correspondante de la consommation pour s’adapter à la production, cette baisse ne peut être que facteur de tensions de plus en plus fortes : tensions économiques autour du prix du pétrole, tensions géopolitiques autour du contrôle de la ressource, marquée par la grande disparité géographique des gisements.
Cette perspective de baisse entre jusqu’ici en contradiction avec le signal d’une augmentation des ressources accessibles : comme on l’a vu, non seulement la réserve conventionnelle tend à se maintenir voire à s’accroître, mais les ressources recensées tendent à augmenter grâce à l’inclusion croissante des pétroles non conventionnels. Cet écart crée une illusion de plus en plus dangereuse.
En premier lieu, les ressources non conventionnelles créent notamment l’illusion de pouvoir repousser le pic pétrolier. La réalité est différente. La mise en exploitation de nouvelles ressources, telle qu’on peut la projeter, peut reporter le pic, ou au moins l’étaler, sans pour autant retarder durablement la phase de déplétion.

En second lieu, l’évolution des réserves et des ressources entretient l’idée que la production et la consommation de pétrole, qui constituent non seulement le fondement de notre économie mais aussi l’un des principaux moteurs de développement des économies en croissance (pays émergents…), peuvent continuer à augmenter. Cette vision est pourtant de moins en moins compatible avec la projection de nos ressources.
Ainsi, si l’on prolonge la courbe historique de la production mondiale de pétrole sous forme de pic en plateau, avec différentes hypothèses sur le volume de ressource récupérable ultime (de 2500 à 3500 milliards de barils dans la figure suivante), la poursuite de la hausse n’apparaît pas possible5. Plus précisément, il s’agirait dans ce cas de forcer artificiellement le retard de la phase de déplétion : c’est bien là qu’une rupture brutale pourrait intervenir. Or les politiques actuelles, illustrées par les scénarios à 2030 de l’AIE sur l’évolution tendancielle (current policies) ou même sur l’introduction de nouvelles politiques (new policies), restent bien orientées à la hausse. En d’autres termes, elles n’anticipent pas le besoin de réduction de la consommation, et ne nous préparent pas à cette perspective, tout en augmentant le risque que cette réduction s’impose à nous plus rapidement et plus fortement.


Au final, parmi les trois scénarios, seul celui centré sur la lutte contre le changement climatique de l’AIE, qui vise à stabiliser les concentrations de CO2 dans l’atmosphère à 450 ppm (scénario 450) intègre une évolution de la production de pétrole compatible avec ces projections du pic. Ce point illustre le troisième danger créé par l’illusion d’une ressource pétrolière restant durablement abondante : celui d’en pousser l’exploitation au-delà d’un niveau compatible avec des objectifs de maîtrise du dérèglement climatique.
Différentes études convergent en effet aujourd’hui pour conclure, à quelques nuances près, que le quota d’émissions d’équivalent CO2 que nous ne devons pas dépasser pour rester, avec une probabilité de 50 %, en dessous des +2°C d’augmentation à l’horizon 2100 correspond environ à 1000 Gt de CO26. Ce constat conduit aujourd’hui à recommander qu’un tiers des réserves de pétrole, la moitié de celles de gaz et plus de 80 % de celles de charbon devraient rester inexploitées7. En effet, les seules réserves prouvées de pétrole ont le potentiel de libérer 750 Gt ! En d’autres termes, l’enjeu climatique devrait donc aujourd’hui nous conduire, sans attendre d’y être forcés par la déplétion mécanique de cette ressource, à réduire dès maintenant et de façon drastique la consommation de pétrole. Il ne s’agit donc en réalité pas de savoir quand nous manquerons de pétrole, mais quand nous saurons renoncer progressivement à exploiter ce qui reste disponible.
http://decrypterlenergie.org/la-fin-du-petrole-est-elle-reellement-une-menace    

L' E.I.A. et le pic pétrolier.




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