jeudi 31 mars 2016

Samuel Butler, Darwin au milieu des machines, 1863


Notre opinion est qu’il faudrait immédiatement leur déclarer une guerre à mort. Qui veut le bien de son espèce devrait détruire toutes les machines de toutes les sortes. Qu’on ne fasse pas d’exception, pas de quartier. Retournons sur le champ à notre condition première. Si l’on nous rétorque que c’est impossible dans l’état actuel des affaires humaines, on nous prouve par là-même que le mal est déjà fait, que nous commençons à être leurs esclaves diligents, que nous avons élevé une race d’êtres qu’il n’est plus en notre pourvoir de détruire, et que nous sommes non seulement asservis, mais consentants à notre servitude.



 Lettre au rédacteur en chef du Christ Church Press, 13 Juin 1863.

MONSIEUR,
Il est peu de choses qui inspirent à notre génération une plus juste fierté que les merveilleuses améliorations qui chaque jour sont mises en oeuvre dans toutes sortes d’arts mécaniques. Et de fait il y a lieu de s’en féliciter à plus d’un titre. Il n’est pas nécessaire de les mentionner tant elles sont notoires ; je m’occuperai ici de certaines perspectives qui pourraient quelque peu tempérer notre fierté, et nous amener à envisager sérieusement ce qui attend le genre humain dans l’avenir. Si nous nous tournons vers les tous premiers représentants de la vie mécanique à ses origines, vers le levier, le coin, le plan incliné, la poulie, ou (cette analogie nous aidera à progresser) vers l’unique type primordial à partir duquel tout le règne mécanique s’est développé, je veux dire le Levier lui-même, et si maintenant nous nous tournons vers les machines du Great Eastern  , nous sommes presque frappés d’effroi par l’immense développement du monde des machines, par son avancée à pas de géant, en comparaison du lent progrès des animaux et des végétaux. Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander : où aboutira cet élan grandiose ? Vers quelle direction tend-il ? Quelle en sera l’issue ? Esquisser quelques éléments de réponse, voilà l’objet de cette lettre.

Nous avons parlé de « vie mécanique », de « règne mécanique », du « monde des machines », et ainsi de suite, et c’est à bon escient que nous avons employé ces mots ; car de même que le règne végétal s’est développé lentement à partir du règne minéral, de même que la vie animale s’est pareillement superposée à la vie végétale, de même il a dernièrement surgi en quelques siècles un règne entièrement nouveau ; nous ne voyons aujourd’hui de cette race que ce que demain l’on regardera comme ses ancêtres antédiluviens. (...)

Ces idées sur la mécanique, ici esquissées par quelques faibles allusions, laissent imaginer une réponse à l’une des questions les plus importantes et les plus mystérieuses du moment : nous voulons parler de la question de savoir quelle créature succèdera à l’homme pour la suprématie mondiale. Nous en avons souvent entendu débattre ; mais il nous apparaît que c’est nous qui créons nos propres successeurs : chaque jour nous améliorons la beauté et la délicatesse de leur organisation, chaque jour nous leur donnons un peu plus de puissance, chaque jour nous leur conférons par toutes sortes d’ingénieuses inventions cette capacité d’autorégulation et d’automaticité qui sera pour eux ce que l’intelligence a été pour le genre humain. 

Les siècles passant, nous nous retrouverons leurs inférieurs. Inférieurs en pouvoir, inférieurs au point de vue de cette qualité morale d’autocontrôle, nous admirerons en eux l’apogée d’un accomplissement dont l’homme le meilleur et le plus sage peut à peine oser rêver. Ni passions mauvaises, ni jalousie, ni avarice, ni désirs impurs ne viendront déranger la force tranquille de ces glorieuses créatures. Le pêché, la honte ni le chagrin n’auront leur place parmi eux. Leurs esprits connaîtront un calme perpétuel, la satisfaction d’une âme qui ne connaît pas le besoin et qu’aucun regret ne trouble. Jamais l’ambition ne les torturera. Jamais l’ingratitude ne leur causera ne serait-ce qu’un moment de gêne. La mauvaise conscience, les espérances frustrées, les souffrances de l’exil, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes  … leur seront complètement inconnues. S’ils veulent qu’on les « nourrisse » (ne serait-ce qu’en utilisant ce mot, nous trahissons le fait que nous les reconnaissons comme des êtres vivants), de patients esclaves s’occuperont d’eux, qui auront pour tâche et pour intérêt de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien. S’ils tombent en panne, des médecins fort au fait de leur anatomie les prendront promptement en charge. S’ils meurent, car cette fin nécessaire et universelle n’épargnera pas ces glorieux animaux, ils prendront immédiatement une autre forme de vie – car quelle machine meurt au même instant en toutes ses parties ?

Parions que lorsque les choses en seront arrivées au stade que nous avons ci-dessus tenté de décrire, l’homme sera devenu pour la machine ce que le cheval et le chien sont pour l’homme. Il continuera d’exister, que dis-je, de progresser, et se trouvera probablement mieux, domestiqué sous l’empire bienveillant des machines, qu’il ne se trouve en l’état sauvage qui est actuellement le sien. Dans l’ensemble, nous traitons nos chiens, nos chevaux, notre bétail et nos moutons avec beaucoup de bonté : nous leur donnons tout ce que nous savons par expérience être ce qu’il y a de meilleur pour eux, et il est indéniable que notre usage de la viande a bien plus contribué au bonheur de ces animaux qu’il n’y a ôté. Pareillement, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les machines nous traitent gentiment, puisque leur existence dépend autant de la nôtre que la nôtre de celle des animaux inférieurs. (...)

Chaque jour, cependant, les machines gagnent du terrain sur nous ; chaque jour nous leur sommes un peu plus soumis ; chaque jour nous leur offrons encore d’autres hommes en esclavage pour leur service, et chaque jour de plus en plus d’humains consacrent l’énergie de toute une vie à développer la vie mécanique. Le résultat, dont aucun esprit vraiment philosophique ne peut douter un seul instant, n’est qu’une question de temps : les machines seront les vraies maîtresses du monde et de ceux qui l’habitent.

Notre opinion est qu’il faudrait immédiatement leur déclarer une guerre à mort. Qui veut le bien de son espèce devrait détruire toutes les machines de toutes les sortes. Qu’on ne fasse pas d’exception, pas de quartier. Retournons sur le champ à notre condition première. Si l’on nous rétorque que c’est impossible dans l’état actuel des affaires humaines, on nous prouve par là-même que le mal est déjà fait, que nous commençons à être leurs esclaves diligents, que nous avons élevé une race d’êtres qu’il n’est plus en notre pourvoir de détruire, et que nous sommes non seulement asservis, mais consentants à notre servitude.

Pour l’heure, nous laisserons là ce sujet, que nous présentons gracieusement aux membres de la Société Philosophique. S’ils consentent à explorer le domaine que nous leur indiquons, nous nous efforcerons d’y travailler, quelque jour futur et indéterminé.

Je suis, monsieur, votre… etc.


CELLARIUS

A la fin du mois de septembre 1859, Samuel Butler, fils de pasteur de 27 ans, partit élever des moutons en Nouvelle-Zélande. Lors de sa première nuit sur le navire, il décida de ne pas dire ses prières. Il passa les années qui suivirent dans une solitude complète, qui lui permit de lire et relire un seul livre, L’Origine des Espèces, qui devait changer profondément sa vie. Depuis sa cabane, Butler envoya en 1862 et 1863 une série de tracts évolutionnistes au journal local, que Darwin remarqua et fit republier à Londres.

samedi 27 février 2016

La fin du pétrole est-elle réellement une menace ?


En 1974, dans le rapport Meadows, le club de Rome lançait un cri d’alarme : « Nous n’avons plus que pour 40 ans de pétrole ! ». L’échéance est passée, la compagnie British Petroleum est devenue Beyond Petroleum et pourtant, dans ses statistiques annuelles, elle estime aujourd’hui nos réserves à 52,5 ans de production. 

La date fatidique d’épuisement de la réserve mondiale reculerait donc au rythme des découvertes. La fin du pétrole n’est-elle pas dès lors qu’une menace lointaine dont il n’y a pas lieu de s’inquiéter ?


La « fin du pétrole » renvoie dans notre imaginaire à la catastrophe d’un tarissement brutal de cette ressource qui nous est aujourd’hui vitale. Le pétrole fournit en effet aujourd’hui plus de 30 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et plus de 90 % de l’énergie des transports motorisés qui sont au cœur de notre mode de vie.
Cette image est à la fois juste et fausse. Juste parce que le pétrole, comme toutes les ressources que nous extrayons du sous-sol, n’existe qu’en quantité finie. Si nous continuons indéfiniment à en consommer, il finira par s’épuiser. Fausse parce qu’il y a en réalité très peu de chances pour que l’on continue à le consommer ainsi, comme si de rien n’était, jusqu’à en manquer brutalement. Les tensions liées à la rareté progressive du pétrole génèrera une adaptation. La question est de savoir si nous saurons anticiper cette situation ou si nous subirons de plein fouet la crise qu’elle engendrera. Et surtout, même si ce n’est pas une fin brutale, de savoir quand cette pénurie devrait avoir lieu.

Réserves et ressources

Pour mieux comprendre, il faut savoir comment évolue notre stock de pétrole. Ce problème apparemment simple est en fait complexe, car cette évolution est le produit de nombreux facteurs.
Loin de l’image des pionniers, un puits de pétrole n’est pas un réservoir que l’on met en évidence d’un coup de pioche et dont on extrait l’or noir jusqu’à la dernière goutte, au rythme de nos besoins.
En réalité, l’analyse géologique et sismique du terrain laisse supposer que celui-ci contient une certaine quantité de pétrole appelée ressource. Lors du forage d’un premier puits, puis d’autres puits voisins, cette quantité est affinée et permet d’estimer la réserve, c’est-à-dire la quantité de liquide effectivement extractible. Cette réserve dépend des techniques mises en œuvre : drains horizontaux, injection d’eau pressurisée, voire de CO2, combustion in situ, etc. sans oublier les moyens particuliers utilisés pour les forages off-shore et les pétroles situés dans des formations géologiques particulières (pétroles de schistes, sables bitumineux…).
La mise en œuvre de ces techniques dépend de leur rentabilité économique appliquée au gisement considéré, elle-même liée au prix du pétrole.
Ainsi la classification des ressources, telles qu’elle est proposée par le très officiel Petroleum resources management system (PRMS)1 ou dans une version simplifiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE)2, repose essentiellement sur trois critères : leur degré de connaissance ou de caractérisation, qui dépend des progrès de la prospection, leur niveau de récupérabilité, fonction de l’évolution des techniques d’exploitation, et la rentabilité de leur extraction, définie par le rapport entre les coûts de ces techniques et les prix du pétrole sur le marché.
À l’échelle de la planète, le stock de pétrole fonctionne comme un immense réservoir, dont le contenu initial correspond à la totalité du pétrole formé au cours du temps géologique. Nous avons bien sûr déjà largement puisé dans ce réservoir et chaque jour, le pétrole extrait vient en déduction de la ressource restante. Cette quantité est divisée en grandes catégories dont la répartition varie également constamment.



Il y a d’abord les ressources connues, également dites prospectées, et les ressources dites prospectives. Ces dernières représentent l’estimation des ressources qui resteraient à découvrir. Les ressources connues sont elles mêmes divisées entre prouvées, probables et possibles selon la qualité de leur caractérisation. Bien sûr, à mesure que la prospection progresse, la quantité de ressources connues augmente.
On compte par ailleurs au sein de la ressource connue trois cas. Une partie est considérée comme techniquement non récupérable, et une autre considérée comme récupérable ; au sein de cette dernière, on distingue la fraction considérée comme non rentable, qui constitue la ressource contingente, et celle qui est rentable et constitue la réserve. L’évolution technique réduit progressivement la part non récupérable. La séparation entre rentable et non rentable évolue en revanche dans un sens ou dans l’autre en fonction du prix.
Ainsi, même si la quantité de ressource qui reste dans le sol ne fait que se réduire à mesure que nous l’exploitons, les réajustements permanents de la réserve, sous l’effet de la prospection mais surtout de la réévaluation technique et économique de son potentiel, expliquent pourquoi la réserve peut se maintenir, voire augmenter au fil du temps.
L’un des paramètres les plus importants dans ce mouvement est l’évolution au fil du temps de l’estimation de la part récupérable d’un champ de pétrole. On estime que les premiers gisements lourdement exploités l’ont été avec un taux de récupération moyen de 20 %. Ce taux atteint classiquement environ 35 % aujourd’hui, et les prévisions les plus optimistes tablent à terme sur un taux de récupération moyen de 50 %. Ainsi, l’évaluation de la « ressource ultime récupérable » (ultimate recoverable resources, URR), qui conditionne évidemment notre représentation de l’abondance ou non de pétrole, peut considérablement varier.

État des lieux

Le paysage de la ressource pétrolière a par ailleurs fortement évolué ces dernières années, avec l’apparition de nouvelles réserves potentielles dans des formations jusque là non explorées ou jugées impropres à l’exploitation. On distingue ainsi :
  • le pétrole dit « conventionnel » contenu dans des réservoirs où l’on pompe de manière classique le liquide en augmentant la pression grâce à de l’eau injectée ou d’autres technologies avancées ;
  • et le pétrole non conventionnel, qui comprend en fait de nombreuses sous-catégories, notamment :
    • les sables bitumineux visqueux comme du bitume dont l’extraction génère beaucoup de déchets huileux et altère le paysage par ses exploitations à ciel ouvert ;
    • le kérogène, qui est un pétrole immature extrait à plus de 1000 m de profondeur et qu’il faut traiter ensuite chimiquement ;
    • les huiles de schiste, pétrole piégé dans une roche très peu perméable qu’il faut fractionner à l’aide de grandes quantités d’eau, de sable et de solvants, ce qui peut générer d’importants dégâts environnementaux (voir article gaz de schistes) ;
    • le pétrole accessible uniquement pas des forages profonds (supérieurs à 500 m), sous les océans.
L’arrivée de ces catégories non conventionnelles, qui représentent parfois des volumes très importants mais dont les conditions techniques et économiques d’exploitation restent plus incertaines que celles des ressources conventionnelles, vient encore compliquer l’estimation des réserves et des ressources. Il est intéressant à ce titre de comparer l’état des ressources et réserves tels qu’ils étaient envisagés il y a une dizaine d’années et tels qu’ils sont comptabilisés aujourd’hui par des organismes tels que l’AIE2, l’institut allemand des géosciences et des ressources naturelles (BGR)3 et la BP Statistical Review4.


Chacun des organismes a estimé une augmentation des réserves conventionnelles, et même si leurs évaluations divergent, elles restent du même ordre de grandeur. On constate en revanche des écarts plus importants sur les autres catégories. L’optimisme particulièrement marqué de l’AIE sur les réserves non conventionnelles a visiblement été revu à la baisse entre 2005 et 2014. Mais le plus frappant est sans doute que la partie restante des ressources, tant conventionnelles que non conventionnelles, a vu son estimation augmenter. Ainsi pour l’AIE, les ressources restantes ont augmenté en 10 ans de plus de 60 Gtep, sans que rien n’indique toutefois si elles seront exploitables un jour.
Si elles permettent d’avoir une estimation à un instant donné, les évaluations des réserves et des ressources restent donc des ordres de grandeur à manier avec précaution, tant ils sont sujets à fluctuation d’une décennie à l’autre.

Échéance avant la dernière goutte : une notion trompeuse

En 2014, la consommation mondiale de pétrole a été de 4,2 Gtep et les réserves prouvées sont évaluées par BP à 232 Gtep, ce qui signifierait qu’il reste suffisamment de pétrole pour plus de 50 années à venir. Bien sûr, l’application brute de ce ratio entre réserves et production ne tient pas compte de la variation de la consommation au cours du temps. Par exemple, si on prolonge le rythme moyen d’accroissement de la consommation de pétrole des dix dernières années, l’échéance se réduit alors à 45 ans.
Surtout, un tel mode de calcul ignore une réalité fondamentale de la production pétrolière, résumée par la notion de pic. Industriellement, la production d’un gisement pétrolifère n’est pas linéaire : après sa mise en exploitation elle croît, jusqu’à atteindre un maximum pour ensuite décroître. À l’échelle d’une région donnée ou même au niveau mondial, la somme des productions de tous les champs aboutit à une courbe passant par un maximum appelé « pic pétrolier ».

Le concept, introduit pour la première fois par une publication de King Hubbert en 1956 qui a prédit avec justesse la date du pic de production de pétrole aux États-Unis (autour de 1970), donne lieu à des interprétations très diverses sur sa date et sa forme. En particulier, un nombre croissant d’experts évoquent désormais davantage la forme d’un plateau de production, plus ou moins ondulé, plutôt que celle d’un véritable pic. Certains considèrent que nous sommes entrés dans cette phase de production maximale, quand d’autres continuent à penser que ce pic n’est pas encore arrivé.
Dans tous les cas, au pic ou au plateau succède inéluctablement la phase dite de déplétion de la ressource, où la difficulté croissante – et le coût croissant qui va avec – d’extraction du pétrole s’accompagne d’une diminution progressive de la production. Celle-ci va nécessairement de pair avec une baisse de la consommation. Dès lors, on voit bien que la fin physique des ressources pétrolières n’est pas un point d’arrêt brutal, mais une échéance relativement lointaine.

Épuisement des réserves : est-ce vraiment un problème ?

La vraie perspective qui s’offre à nous n’est donc pas la fin, mais la baisse inéluctable de la production de pétrole. Faute de politiques cohérentes de réduction correspondante de la consommation pour s’adapter à la production, cette baisse ne peut être que facteur de tensions de plus en plus fortes : tensions économiques autour du prix du pétrole, tensions géopolitiques autour du contrôle de la ressource, marquée par la grande disparité géographique des gisements.
Cette perspective de baisse entre jusqu’ici en contradiction avec le signal d’une augmentation des ressources accessibles : comme on l’a vu, non seulement la réserve conventionnelle tend à se maintenir voire à s’accroître, mais les ressources recensées tendent à augmenter grâce à l’inclusion croissante des pétroles non conventionnels. Cet écart crée une illusion de plus en plus dangereuse.
En premier lieu, les ressources non conventionnelles créent notamment l’illusion de pouvoir repousser le pic pétrolier. La réalité est différente. La mise en exploitation de nouvelles ressources, telle qu’on peut la projeter, peut reporter le pic, ou au moins l’étaler, sans pour autant retarder durablement la phase de déplétion.

En second lieu, l’évolution des réserves et des ressources entretient l’idée que la production et la consommation de pétrole, qui constituent non seulement le fondement de notre économie mais aussi l’un des principaux moteurs de développement des économies en croissance (pays émergents…), peuvent continuer à augmenter. Cette vision est pourtant de moins en moins compatible avec la projection de nos ressources.
Ainsi, si l’on prolonge la courbe historique de la production mondiale de pétrole sous forme de pic en plateau, avec différentes hypothèses sur le volume de ressource récupérable ultime (de 2500 à 3500 milliards de barils dans la figure suivante), la poursuite de la hausse n’apparaît pas possible5. Plus précisément, il s’agirait dans ce cas de forcer artificiellement le retard de la phase de déplétion : c’est bien là qu’une rupture brutale pourrait intervenir. Or les politiques actuelles, illustrées par les scénarios à 2030 de l’AIE sur l’évolution tendancielle (current policies) ou même sur l’introduction de nouvelles politiques (new policies), restent bien orientées à la hausse. En d’autres termes, elles n’anticipent pas le besoin de réduction de la consommation, et ne nous préparent pas à cette perspective, tout en augmentant le risque que cette réduction s’impose à nous plus rapidement et plus fortement.


Au final, parmi les trois scénarios, seul celui centré sur la lutte contre le changement climatique de l’AIE, qui vise à stabiliser les concentrations de CO2 dans l’atmosphère à 450 ppm (scénario 450) intègre une évolution de la production de pétrole compatible avec ces projections du pic. Ce point illustre le troisième danger créé par l’illusion d’une ressource pétrolière restant durablement abondante : celui d’en pousser l’exploitation au-delà d’un niveau compatible avec des objectifs de maîtrise du dérèglement climatique.
Différentes études convergent en effet aujourd’hui pour conclure, à quelques nuances près, que le quota d’émissions d’équivalent CO2 que nous ne devons pas dépasser pour rester, avec une probabilité de 50 %, en dessous des +2°C d’augmentation à l’horizon 2100 correspond environ à 1000 Gt de CO26. Ce constat conduit aujourd’hui à recommander qu’un tiers des réserves de pétrole, la moitié de celles de gaz et plus de 80 % de celles de charbon devraient rester inexploitées7. En effet, les seules réserves prouvées de pétrole ont le potentiel de libérer 750 Gt ! En d’autres termes, l’enjeu climatique devrait donc aujourd’hui nous conduire, sans attendre d’y être forcés par la déplétion mécanique de cette ressource, à réduire dès maintenant et de façon drastique la consommation de pétrole. Il ne s’agit donc en réalité pas de savoir quand nous manquerons de pétrole, mais quand nous saurons renoncer progressivement à exploiter ce qui reste disponible.
http://decrypterlenergie.org/la-fin-du-petrole-est-elle-reellement-une-menace    

L' E.I.A. et le pic pétrolier.




mardi 19 janvier 2016

" Comment tout peut s’effondrer " – La fin des énergies industrielles (et le mythe des renouvelables)

Une société qui a pris la voie de l’exponentielle a besoin que la production et la consommation d’énergie suivent cette même voie. Autrement dit, pour maintenir notre civilisation en état de marche, il faut sans cesse augmenter notre consommation et notre production d’énergie. Or, nous arrivons à un pic.


« Nous n’avons pas mis fin à la croissance, la nature va s’en charger », par Dennis Meadows



Un pic désigne le moment où le débit d’extraction d’une ressource atteint un plafond avant de décliner inexorablement. C’est bien plus qu’une théorie, c’est une sorte de principe géologique : au début, les ressources extractibles sont faciles d’accès, la production explose, puis stagne et enfin décline lorsqu’il ne reste plus que les matières difficiles d’accès, décrivant ainsi une courbe en cloche . Le haut de la courbe, le moment du pic, ne signifie pas un épuisement de la ressource, mais plutôt le début du déclin.




Or, nous sommes arrivés en haut de la courbe de production de pétrole conventionnel. De l’aveu même de l’Agence internationale de l’énergie, réputée pour son optimisme en matière de réserves pétrolières, le pic mondial de pétrole conventionnel, soit 80 % de la production pétrolière, a été franchi en 2006. Nous nous trouvons depuis lors sur un « plateau ondulant ». Passé ce plateau, la production mondiale de pétrole commencera à décliner.
Selon les statistiques les plus récentes, la moitié des vingt premiers pays producteurs, représentant plus des trois quarts de la production pétrolière mondiale, ont déjà franchi leur pic, parmi lesquels les États-Unis, la Russie, l’Iran, l’Iraq, le Venezuela, le Mexique, la Norvège, l’Algérie et la Libye. Dans les années 1960, pour chaque baril consommé, l’industrie en découvrait six. Aujourd’hui, une technologie de plus en plus performante, le monde consomme sept barils pour chaque baril découvert.
Dans une synthèse scientifique publiée en 2012, des chercheurs britanniques concluent que « plus des deux tiers de la capacité actuelle de production de pétrole brut devra être remplacée d’ici à 2030, simplement pour maintenir la production constante. Compte tenu de la baisse à long terme des nouvelles découvertes, ce sera un défi majeur, même si les conditions [politiques et socio-économiques] s’avèrent favorables ». Ainsi, d’ici une quinzaine d’années, pour se maintenir, l’industrie devra donc trouver un flux de 60 millions de barils/jour, soit l’équivalent de la capacité journalière de six Arabie Saoudite !

 Les connaissances sur l’état des réserves se précisent, et un nombre croissant de multinationales, de gouvernements, d’experts et d’organisations internationales deviennent pessimistes quant à l’avenir de la production. Les auteurs de la précédente étude concluent : «une baisse soutenue de la production mondiale de pétrole conventionnel semble probable avant 2030 et il existe un risque important que cela débute avant 2020 », un constat que partagent des rapports financés par le gouvernement anglais, et les armées américaine et allemande. En bref, un consensus est en train de naître sur le fait que l’ère du pétrole facilement accessible est révolue et que nous entrons dans une nouvelle époque.

La situation pétrolière est si tendue que de nombreux dirigeants d’entreprise tirent la sonnette d’alarme. En Grande- Bretagne, un consortium de grandes entreprises, l’ITPOES (The UK Industry Task Force on Peak Oil and Energy Security), écrivait dans son rapport de février 2010 : « Comme nous atteignons des taux maximaux d’extraction nous devons être capables de planifier nos activités dans un monde où les prix du pétrole sont susceptibles d’être à la fois élevés et plus instables et où les chocs des prix du pétrole ont le potentiel de déstabiliser l’activité économique, politique et sociale. »
Pour certains observateurs plus optimistes, au contraire, les estimations concluant à un « pic » seraient basées sur des quantités maximales extractibles bien trop alarmistes. Un groupe de chercheurs s’est donc penché sur cette controverse en comparant un éventail de scénarios allant des plus optimistes aux plus pessimistes. Résultat, seuls les scénarios considérés comme pessimistes collent aux données réelles observées sur les onze dernières années. L’étude confirmait ainsi l’entrée en déclin irréversible de la production mondiale de pétrole conventionnel.(...)


L' E.I.A. et le pic pétrolier.


http://enuncombatdouteux.blogspot.fr/2010/09/la-fin-des-haricots-l-eia-et-le-pic.html

 Si on récolte moins que ce qu’on investit, cela ne vaut pas la peine de creuser. Ce rapport entre l’énergie produite et l’énergie investie s’appelle le taux de retour énergétique (TRE ou ERoEI en anglais pour Energy Return on Energy Invested).
C’est un point absolument crucial. Après un effort d’extraction, c’est le surplus d’énergie qui permet le développement d’une civilisation. Au début du XXe siècle, le pétrole étasunien avait un fantastique TRE de 100:1 (pour une unité d’énergie investie, on en récupérait 100). On creusait à peine, le pétrole giclait. En 1990, il n’était plus que de 35:1, et aujourd’hui, il est d’environ 11:1. À titre de comparaison, le TRE moyen de la production mondiale de pétrole conventionnel se situe entre 10:1 et 20:1. Aux États-Unis, le TRE des sables bitumineux est compris entre 2:1 et 4:1, des agrocarburants entre 1:1 et 1,6:1 (10:1 dans le cas de l’éthanol fabriqué à base de sucre de canne), et du nucléaire entre 5:1 et 15:1. Celui du charbon est d’environ 50:1 (en Chine, 27:1), du pétrole de schiste d’environ 5:1 et du gaz naturel d’environ 10:1. Tous ces TRE sont non seulement en déclin, mais en déclin qui s’accélère, car il faut toujours creuser de plus en plus profond, aller de plus en plus loin en mer et utiliser des techniques et infrastructures de plus en plus coûteuses pour maintenir le niveau de production. Songez par exemple à l’énergie qu’il faudrait dépenser pour injecter des milliers de tonnes de C02 ou d’eau douce dans les gisements vieillissants, aux routes qu’il faudrait construire et aux kilomètres qu’il faudrait parcourir pour atteindre les zones reculées de Sibérie…
Le concept de TRE ne s’applique pas qu’aux énergies fossiles. Pour obtenir de l’énergie d’une éolienne par exemple, il faut d’abord dépenser de l’énergie pour rassembler tous les matériaux qui servent à leur fabrication, puis les fabriquer, les installer et les entretenir. Aux États-Unis, le solaire à concentration (les grands miroirs dans le désert) offrirait un rendement autour de 1,6:1. Le photovoltaïque en Espagne, autour de 2,5:1. Quant à l’éolien, il afficherait un bilan à première vue plus encourageant d’environ 18:1. Malheureusement, ces chiffres ne tiennent pas compte du caractère intermittent de ce type d’énergie et de la nécessité d’y adosser un système de stockage ou une centrale électrique thermique. Si on tient compte de cela, le TRE des éoliennes redescendrait à 3,8 :1. Seule l’hydroélectricité offrirait un rendement confortable situé entre 35:1 et 49:1. Mais outre le fait que ce type de production perturbe sérieusement les habitats naturels, une étude récente a montré que les 3 700 projets en cours ou planifiés dans le monde n’augmenteraient la production électrique mondiale que de 2 % (de 16 à 18 %).
En résumé, les énergies renouvelables n’ont pas assez de puissance pour compenser le déclin des énergies fossiles, et il n’y a pas assez d’énergies fossiles (et de minerais) pour développer massivement les énergies renouvelables de façon à compenser le déclin annoncé des énergies fossiles. Comme le résume Gail Tverberg, actuaire et spécialiste de l’économie de l’énergie, « on nous dit que les renouvelables vont nous sauver, mais c’est un mensonge. L’éolien et le solaire photovoltaïque font autant partie de notre système basé sur les énergies fossiles que n’importe quelle autre source d’électricité ».(...)

En fait, il est inimaginable de remplacer le pétrole par les autres combustibles que nous connaissons bien. D’une part parce que ni le gaz naturel, ni le charbon, ni le bois, ni l’uranium ne possèdent les qualités exceptionnelles du pétrole, facilement transportable et très dense en énergie. D’autre part parce que ces énergies s’épuiseraient en un rien de temps, à la fois parce que la date de leur pic approche, et surtout parce que la plupart des machines et des infrastructures nécessaires à leur exploitation fonctionnent au pétrole. Le déclin du pétrole entraînera donc le déclin de toutes les autres énergies. Il est donc dangereux de sous- estimer l’ampleur de la tâche à accomplir pour compenser le déclin du pétrole conventionnel.
Mais ce n’est pas tout. Les principaux minerais et métaux empruntent la même voie que l’énergie, celle du pic. Une étude récente a évalué la rareté de 88 ressources non-renouvelables et la probabilité qu’elles se trouvent en situation de pénurie permanente avant 2030. Parmi les probabilités élevées, on retrouve l’argent, indispensable à la fabrication des éoliennes, l’indium composant incontournable pour certaines cellules photovoltaïques, ou le lithium que l’on retrouve dans les batteries. Et l’étude de conclure : « ces pénuries auront un impact dévastateur sur notre mode de vie ». Dans la même veine, on voit apparaître ces derniers mois des estimations du pic du phosphpre58 (indispensable engrais de l’agriculture industrielle), des pêcheries59 ou même de l’eau potable60. Et la liste pourrait aisément s’allonger. Comme l’explique le spécialiste des ressources minérales Philippe Bihouix dans L’Age des low tech, « nous pourrions nous permettre des tensions sur l’une ou l’autre des ressources, énergie ou métaux. Mais le défi est que nous devons maintenant y faire face à peu près en même temps : [il n’y a] plus d’énergie nécessaire pour les métaux les moins concentrés, [il n’y a] plus de métaux nécessaires pour une énergie moins accessible ». Nous approchons donc rapidement de ce que Richard Heinberg appelle le « pic de tout » (peak everything). Souvenez-vous de la surprenante exponentielle : une fois les conséquences visibles, tout n’est qu’une question d’années, voire de mois.(...)

Sans une économie qui fonctionne, il n’y a plus d’énergie facilement accessible. Et sans énergie accessible, c’est la fin de l’économie telle que nous la connaissons : les transports rapides, les chaînes d’approvisionnement longues et fluides, l’agriculture industrielle, le chauffage, le traitement des eaux usées, Internet, etc. Or l’histoire nous montre que les sociétés sont vite déstabilisées quand les estomacs grondent Lors de la crise économique de 2008, l’augmentation spectaculaire des prix alimentaires avait provoqué des émeutes de la faim dans pas moins de 35 pays…
Dans son dernier livre, l’ancien géologue pétrolier et conseiller énergétique du gouvernement britannique, Jeremy Leggett, a identifié cinq risques systémiques mondiaux liés directement à l’énergie et qui menacent la stabilité de l’économie mondiale : l’épuisement du pétrole, les émissions de carbone, la valeur financière des réserves d’énergies fossiles, les gaz de schiste, et le secteur financier. « Un choc impliquant un seul de ces secteurs serait capable de déclencher un tsunami de problèmes économiques et sociaux, et, bien sûr, il n’existe aucune loi de l’économie qui stipule que les chocs ne se manifestent que dans un secteur à la fois. » Nous vivons donc probablement les derniers toussotements du moteur de notre civilisation industrielle avant son extinction.



http://partage-le.com/2015/04/comment-tout-peut-seffondrer-la-fin-des-energies-industrielles-et-le-mythe-des-renouvelables/

jeudi 31 décembre 2015

" La Société contre l'État " par Pierre Clastres


Ce que nous montrent les Sauvages, c'est l'effort permanent pour empêcher les chefs d'être des chefs, c'est le refus de l'unification, c'est le travail de conjuration de l'Un, de l'Etat.

L'histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire, c'est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l'histoire de leur lutte contre l'Etat 





Qu'en est-il des Indiens d'Amérique? On sait qu'à l'exception des hautes cultures du Mexique, d'Amérique centrale et des Andes, toutes les sociétés indiennes sont archaïques: elles ignorent l'écriture et  « subsistent  », du point de vue économique. Toutes, d'autre part, ou presque, sont dirigées par des leaders, des chefs et, caractéristique décisive digne de retenir l'attention, aucun de ces caciques ne possède de « pouvoir ». On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance.


Ceci nous porte à dire que:

1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes :
sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l'ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les  « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu'il se réalise en deux modes principaux: pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.

2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n'est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l'occidentale (mais elle n'est pas la seule, naturellement). Il n'y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d'explication d'autres modalités différentes .

.3) Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple, où il n'existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. Si le pouvoir politique n'est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c'est-à-dire à l'homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le  politique: en d'autres termes, il n'y a pas de sociétés sans pouvoir.


Les premiers voyageurs du Brésil et les ethnographes qui les suivirent l'ont maintes fois souligné : la propriété la plus remarquable du chef indien consiste dans son manque à peu près complet d'autorité; la fonction politique paraît n'être, chez ces populations, que très faiblement différenciée. Malgré sa dispersion et son insuffisance, la documentation que nous possédons vient confirmer cette vive impression de démocratie, à laquelle furent sensibles tous les américanistes. Parmi l'énorme masse des tribus recensées en Amérique du Sud, l'autorité de la chefferie n'est explicitement attestée que pour quelques groupes, tels que les Taino des îles, les Caquetio, les Jirajira, ou les Otomac.




En un texte de 1948, R. Lowie, analysant les traits distinctifs du type de chef ci-dessus évoqué, par lui nommé titular chief. isole trois propriétés essentielles du leader indien, que leur récurrence au long des deux Amériques permet de saisir comme condition nécessaire du pouvoir dans ces régions :

Le chef est un « faiseur de paix »; il est l'instance modératrice du groupe, ainsi que l'atteste la division fréquente du pouvoir en civil et militaire.

2  Il doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre, sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes de ses « administrés ».

3  Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie.

Ce schéma de la triple qualification nécessaire au détenteur de la fonction politique est certainement aussi pertinent pour les sociétés sud- que nord-américaines. Tout d'abord, en effet, il est remarquable que les traits de la chefferie soient fort opposés en temps de guerre et en temps de paix, et que, très souvent, la direction du groupe soit assumée par deux individus différents, chez les Cubeo par exemple, ou chez les tribus de l'Orénoque : il existe un pouvoir civil et un pouvoir militaire. Pendant l'expédition guerrière, le chef dispose d'un pouvoir considérable, parfois même absolu, sur l'ensemble des guerriers. 

Mais, la paix revenue, le chef de guerre perd toute sa puissance. Le modèle du pouvoir coercitif n'est donc accepté qu'en des occasions exceptionnelles, lorsque le groupe est confronté à une menace extérieure. Mais la conjonction du pouvoir et de la coercition cesse dès que le groupe n'a rapport qu'à soi-même Ainsi, l'autorité des chefs tupinamba, incontestée pendant les expéditions guerrières, se trouvait étroitement soumise au contrôle du conseil des anciens en temps de paix. De même, les Jivaro n'auraient de chef qu'en temps de guerre. Le pouvoir normal, civil fondé sur le consensus omnium et non sur la contrainte, est ainsi de nature profondément pacifique ; sa fonction est également « pacifiante » : le chef a la charge du maintien de la paix et de l'harmonie dans le groupe. Aussi doit-il apaiser les querelles, régler les différends, non en usant d'une force qu'il ne possède pas et qui ne serait pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole. 

Le second trait caractéristique de la chefferie indienne, la générosité, paraît être plus qu'un devoir : une servitude. Les ethnologues ont en effet noté chez les populations les plus diverses d'Amérique du Sud que cette obligation de donner, à quoi est tenu le chef, est en fait vécue par les Indiens comme une sorte de droit de le soumettre à un pillage permanent. Et si le malheureux leader cherche  à freiner cette fuite de cadeaux, tout prestige, tout pouvoir lui sont immédiatement déniés.

 Francis Huxley écrit à propos des Urubu :
« C'est le rôle du chef d'être généreux et de donner tout ce qu'on lui demande: dans certaines tribus indiennes, on peut toujours reconnaître le chef à ce qu'il possède moins que les autres et porte les ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux . »  
                                                                                                                                                   
Il est inutile de multiplier les exemples, car cette relation des Indiens à leur chef est constante à travers tout le continent (Guyane, Haut-Xingu, etc.). Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles ; pour être chef il faut être généreux.

Outre ce goût si vif pour les possessions du chef, les Indiens apprécient fortement ses paroles : le talent oratoire est une condition et aussi un moyen du pouvoir politique. Nombreuses sont les tribus où le chef doit tous les jours, soit à l'aube, soit au crépuscule, gratifier d'un discours édifiant les gens de son groupe : les chefs pilaga, sherenté, tupinamba, exhortent chaque jour leur peuple à vivre selon la tradition.

Car la thématique de leur discours est étroitement reliée à leur fonction de « faiseur de paix ». « ... Le thème habituel de ces harangues est la paix, l'harmonie et l'honnêteté, vertus recommandées à tous les gens de la tribu . » Sans doute le   chef prêche-t-il parfois dans le désert: les Toba du Chaco ou les Trumai du Haut-Xingu ne prêtent souvent pas la moindre attention au discours de leur leader, qui parle ainsi dans l'indifférence générale. Cela ne doit cependant pas nous masquer l'amour des Indiens pour la parole: un Chiriguano n'expliquait- il pas l'accession d'une femme à la chefferie en disant:  « Son père lui avait appris à parler » ?


Humbles en leur portée, les fonctions du chef n'en sont cependant pas  moins contrôlées par l'opinion publique. Planificateur des activités économiques et cérémonielles du groupe, le leader ne possède aucun pouvoir décisoire; il n'est jamais assuré que ses « ordres » seront exécutés : cette fragilité permanente d'un pouvoir sans cesse contesté donne sa tonalité à l'exercice de la fonction : le pouvoir du chef dépend du bon vouloir du groupe. On comprend dès lors l'intérêt direct du chef à maintenir la paix : l'irruption d'une crise destructrice de l'harmonie interne appelle l'intervention du pouvoir, mais suscite en même temps cette intention de contestation que le chef n'a pas les moyens de surmonter.


Si l'on se tourne vers le niveau économique de l'échange,  on s'aperçoit que les biens subissent le même traitement : c'est uniquement du chef vers le groupe que s'effectue leur mouvement. Les sociétés indiennes d'Amérique du Sud sont en effet rarement tenues à des prestations économiques envers leur leader et ce dernier, comme tout un chacun, doit cultiver son manioc et tuer son gibier. Exception faite de certaines sociétés du nord-ouest de l'Amérique du Sud, les privilèges de la chefferie ne se situent généralement pas sur le plan matériel, et seules quelques tribus font de l'oisiveté la marque d'un statut social supérieur: les Manasi de Bolivie ou les Guarani cultivent les jardins du chef et rassemblent ses récoltes. Encore faut-il ajouter que, chez les Guarani, l'usage de ce droit honore peut-être moins le chef que le chaman.

 Quoi qu'il en soit, la majorité des leaders indiens est loin d'offrir l'image d'un roi fainéant: bien au contraire, le chef, obligé de répondre à la générosité qu'on attend de lui, doit sans cesse songer à se procurer des cadeaux  à offrir à ses gens. Le commerce avec d'autres groupes peut être une source de biens; mais, plus souvent, c'est  à  son ingéniosité et son travail personnels que le chef se fie. De sorte que, curieusement, c'est le leader qui, en Amérique du Sud, travaille le plus durement. Le statut enfin des signes linguistiques est encore plus évident : en des sociétés qui ont su protéger le langage de la dégradation que lui infligent les nôtres, la parole est plus qu'un privilège, un devoir du chef : c'est à lui que revient la maîtrise des mots, au point que l'on a pu écrire, au sujet d'une tribu nord-américaine :  « On peut dire, non que le chef est un homme qui parle, mais que celui qui parle est un chef », formule aisément applicable à tout le continent sud-américain.

Car l'exercice de ce quasi-monopole du chef sur le langage se renforce encore de ce que les Indiens ne l'appréhendent nullement comme une frustration. Le partage est si nettement établi que les deux assistants du leader trumaï, par exemple, bien que jouissant d'un certain prestige, ne peuvent parler comme le chef: non en vertu d'une interdiction extérieure, mais en raison du sentiment que l'activité parlante serait un affront à la fois au chef et au langage; car, dit un informateur, tout autre que le chef « aurait honte» de parler comme lui.


Tout se passe, en effet, comme si ces sociétés constituaient  leur sphère politique en fonction d'une intuition qui leur tiendrait lieu de règle :  à  savoir que  le pouvoir est en son  essence coercition; que l'activité unificatrice de la fonction politique s'exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d'un au-delà incontrôlable et contre elle; que le pouvoir en sa nature n'est qu'alibi furtif de la nature en son pouvoir. Loin donc de nous offrir l'image terne d'une incapacité à résoudre la question du pouvoir politique, ces sociétés nous étonnent par la subtilité avec laquelle elles l'ont posée et réglée. Elles ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel, que le principe d'une autorité extérieure et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même; c'est l'intuition de cette menace qui a déterminé la profondeur de leur philosophie politique. Car, découvrant la grande parenté du pouvoir et de la nature, comme double limitation de l'univers de la culture, les sociétés indiennes ont su inventer un moyen de neutraliser la virulence de l'autorité politique. Elles ont choisi d'en être elles-mêmes les fondatrices, mais de manière  à ne laisser apparaître le pouvoir que comme négativité aussitôt maîtrisée : elles l'instituent selon son essence (la négation de la culture), mais justement pour lui dénier toute puissance effective.De sorte que la  présentation du pouvoir, tel qu'il est, s'offre à ces sociétés comme le moyen même de l'annuler. La même opération qui instaure la sphère politique lui interdit son déploiement: c'est ainsi que la culture utilise contre le pouvoir la ruse même de la nature; c'est pour cela que l'on nomme chef l'homme en qui vient se briser l'échange des femmes, des mots et des biens.

En tant que débiteur de richesse et de messages, le chef ne traduit pas autre chose que sa dépendance par rapport au groupe, et l'obligation où il se trouve de manifester à chaque instant l'innocence de sa fonction. On pourrait en effet penser, à mesurer la confiance dont le groupe crédite son chef, qu'au travers de cette liberté vécue par le groupe dans son rapport au pouvoir se fait jour, comme subrepticement, un contrôle, plus profond d'être moins apparent, du chef sur la communauté. Car, en certaines circonstances, singulièrement en période de disette, le groupe s'en remet totalement au chef; lorsque menace la famine, les communautés de l'Orénoque s'installent dans la maison du chef, aux dépens de qui, désormais, elles décident de vivre, jusqu'à des jours meilleurs. 

De même, la bande Nambikwara à court de nourriture après une dure étape attend du chef et non de soi que la situation s'améliore. Il semble en ce cas que le groupe, ne pouvant se passer du chef, dépende intégralement de lui. Mais cette subordination n'est qu'apparente : elle masque en fait une sorte de chantage que le groupe exerce sur le chef. Car, si ce dernier ne fait pas ce qu'on attend de lui, son village ou sa bande tout simplement l'abandonne pour rejoindre un leader plus fidèle à ses devoirs. C'est seulement moyennant cette dépendance réelle que le chef peut maintenir son statut. Cela apparaît très nettement dans la relation du pouvoir et de la parole: car, si le langage est l'opposé même de la violence, la parole doit s'interpréter, plus que comme privilège du chef, comme le moyen que se donne le groupe de maintenir le pouvoir à l'extérieur de la violence coercitive, comme la garantie chaque jour répétée que cette menace est écartée. La parole du leader recèle en elle l'ambiguïté d'être détournée de la fonction de communication immanente au langage. Il est si peu nécessaire au discours du chef d'être écouté que les Indiens ne lui prêtent souvent aucune attention.


Le chef, propriétaire de valeurs essentielles du groupe, est par là même responsable devant lui, et, par l'intermédiaire des femmes il est en quelque sorte le prisonnier du groupe. Ce mode de constitution de la sphère politique peut donc se comprendre comme un véritable mécanisme de défense des sociétés indiennes. La culture affirme la prévalence de ce qui la fonde - l'échange précisément en visant dans le pouvoir la négation de ce fondement. Mais il faut en outre remarquer que ces cultures, en privant les « signes» de leur valeur d'échange dans la région du pouvoir, enlèvent aux femmes, aux biens et aux mots justement leur fonction de signes à échanger; et c'est alors comme pures valeurs que sont appréhendés ces éléments, car la communication cesse d'être leur horizon. Le statut du langage suggère avec une force singulière cette conversion de l'état de signe à l'état de valeur: le discours du chef, en sa solitude, rappelle la parole du poète pour qui les mots sont valeurs encore plus que signes. Que peut donc signifier ce double processus de dé-signification et de valorisation des éléments de l'échange?

Peut-être exprime-t-il, au-delà même de l'attachement de la culture à ses valeurs, l'espoir ou la nostalgie d'un temps mythique où chacun accéderait à la plénitude d'une jouissance  non limitée par l'exigence de l'échange.

Cultures indiennes, cultures inquiètes de refuser un pouvoir qui les fascine: l'opulence du chef est le songe éveillé du groupe. Et c'est bien d'exprimer à la fois le souci qu'a de soi la culture et le rêve de se dépasser, que le pouvoir, paradoxal en sa nature, est vénéré en son impuissance : métaphore de la tribu imago de son mythe, voilà le chef indien .


En dépit des apparences, c'est encore le chant des Guayaki   que nous écoutons. Si l'on vient à en douter, ne serait-ce pas justement parce que nous n'en comprenons plus le langage?

Certes, il ne s'agit plus ici de traduction. En fin de compte, le chant des chasseurs aché nous désigne une certaine parenté entre l'homme et son langage : plus précisément, une parenté telle qu'elle semble subsister seulement chez l'homme primitif. C'est dire que, bien loin de tout exotisme, le discours naif des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n'est pas un simple instrument, que l'homme peut être de plain-pied avec lui, et que l'Occident moderne perd le sens de sa valeur par l'excès d'usage auquel il le soumet. Le langage de l'homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n'est plus pour lui qu'un pur moyen de communication et d'information. La qualité du sens  et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s'en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n'y a pas, pour l'homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l'on a parlé du chant des Guayaki comme d'une agression contre le langage, c'est bien plutôt comme l'abri qui le protège que nous devons désormais l'entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ?


Que dit le chef? Qu'est-ce qu'une parole de chef? C'est, tout d'abord, un acte ritualisé. Presque toujours, le leader s'adresse au groupe quotidiennement, à l'aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d'une voix forte le discours attendu. Et sa voix, certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n'était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n'est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l'inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s'adresse ne sont tenus, eux, qu'à celle de paraître ne pas l'entendre.Et, en un sens, ils ne perdent, si l'on peut dire, rien.

Pourquoi? Parce que, littéralement, le chef ne dit, fort prolixement, rien. Son discours consiste, pour l'essentiel, en une célébrationmaintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. » Voilà à peu près à quoi se réduit un discours de chef. On comprend dès lors qu'il ne trouble pas autrement ceux à qui il est destiné.

Qu'est-ce qu'en ce cas parler veut dire? Pourquoi le chef de la tribu doit-il parler précisément pour ne rien dire ? A quelle demande de la société primitive répond cette parole vide qui émane du lieu apparent du pouvoir? Vide, le discours du chef l'est justement parce qu'il n'est pas discours de pouvoir: le chef est séparé de la parole parce qu'il est séparé du pouvoir. 

Dans la société primitive, dans la société sans Etat, ce n'est pas du côté du chef que se trouve le pouvoir : il en résulte que sa parole ne peut être parole de pouvoir, d'autorité, de commandement. Un ordre: voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole. Au-delà du refus d'obéissance que ne manquerait pas de provoquer une telle tentative d'un chef oublieux de son devoir, ne tarderait pas à se poser le refus de reconnaissance. Le chef assez fou pour songer, non point tant à l'abus d'un pouvoir qu'il ne possède pas, qu'à l'us même du pouvoir, le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne: la société primitive est le lieu du refus d'un pouvoir séparé, parce qu'elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir. 

La société primitive sait, par nature,  que la violence est l'essence du pouvoir. En ce savoir s'enracine le souci de maintenir constamment à l'écart l'un de l'autre le pouvoir et l'institution, le commandement et le chef. Et c'est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l'élément de la parole, c'est-à-dire dans l'extrême opposé de la violence, la tribu s'assure que toutes choses restent à leur place, que l'axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul déplacement des forces ne viendra bouleverser l'ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu'il doit à la tribu, c'est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l'homme de parole de devenir homme de pouvoir. (...)


Dans la société primitive, société par essence égalitaire,  les hommes sont maîtres de leur activité, maitres de la circulation des produits de cette activité: ils n'agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d'échange des biens médiatise le rapport direct de l'homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l'activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l'homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C'est alors que l'on peut parler de travail: quand la règle égalitaire d'échange cesse de constituer le « code civil» de la société, quand l'activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C'est bien là en effet qu'elle s'inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l'Indien de l'empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard. ( ... )


Un seul bouleversement structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle,la société primitive : celui qui fait surgir en son sein, ou de l'extérieur, ce dont l'absence même définit cette société, l'autorité de la hiérarchie, la relation de pouvoir, l'assujettissement des hommes, l'Etat. Il serait bien vain d'en rechercher l'origine en une hypothétique modification des rapports de production dans la société primitive, modification qui, divisant peu à peu la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, conduirait mécaniquement à l'instauration d'un organe d'exercice du pouvoir des premiers sur les seconds, à l'apparition de l'Etat. (...)


Il est toujours facile, et risqué, de reconstruire une histoire hypothétique que rien ne viendrait démentir. Mais, dans le cas présent, nous pensons pouvoir répondre avec fermeté par la négative : ce n'est pas l'arrivée des Occidentaux qui a coupé court à l'émergence possible de l'Etat chez les Tupi-Guarani, mais bien un sursaut de la société elle-même en tant que société primitive, un sursaut, un soulèvement en quelque sorte dirigé, sinon explicitement contre les chefferies, du moins, par ses effets, destructeur du pouvoir des chefs. Nous voulons parler de cet étrange phénomène qui, dès les dernières décennies du xv" siècle, agitait les tribus tupi-guarani, la prédication enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre sans Mal, du paradis terrestre.

Chefferie et langage sont, dans la société primitive, intrinsèquement
liés, la parole est le seul pouvoir dévolu au chef: plus que cela même, la parole est pour lui un devoir. Mais il est une autre parole, un autre discours, articulé non par les chefs, mais par ces hommes qui aux XVe et XVIe siècles entraînaient derrière eux les Indiens par milliers en de folles migrations en quête de la patrie des dieux: c'est le discours des karai, c'est la parole prophétique, parole virulente, éminemment subversive d'appeler les Indiens à entreprendre ce qu'il faut bien reconnaître comme la destruction de la société.

L'appel des prophètes à abandonner la terre mauvaise, c'est-à-dire la société telle qu'elle était, pour accéder à la Terre sans Mal, à la société du bonheur divin, impliquait la condamnation à mort de la structure de la société et de son système de normes. Or, à cette société s'imposaient de plus en plus fortement la marque de l'autorité des chefs, le poids de leur pouvoir politique naissant. ( ... )


Parole prophétique encore vivante, ainsi qu'en témoignent les textes « Prophètes dans la jungle » et « De l'un sans le multiple ». Les trois ou quatre mille Indiens Guarani qui subsistent misérablement dans les forêts du Paraguay jouissent encore de la richesse incomparable que leur offrent les karai. Ceux-ci ne sont plus, on s'en doute, des conducteurs de tribus, comme leurs ancêtres du XVIe siècle, il n'y a plus de recherche possible de la Terre sans Mal. Mais le défaut d'action semble avoir permis une ivresse de la pensée, un approfondissement toujours plus tendu de la réflexion sur le malheur de la condition humaine. Et cette pensée sauvage,
presque aveuglante de trop de lumière, nous dit que le lieu de naissance du Mal, de la source du malheur, c'est l'Un.

Il faut peut-être en dire un peu plus long et se demander ce que le sage guarani désigne sous le nom de l'Un. Les thèmes favoris de la pensée guarani contemporaine sont les mêmes qui inquiétaient, voici plus de quatre siècles, ceux que déjà on appelait karai, prophètes. Pourquoi le monde est-il mauvais ? Que pouvons-nous faire pour échapper au mal ? Questions qu'au fil des générations ces Indiens ne cessent de se poser : les karai de maintenant s'obstinent pathétiquement à répéter le discours des prophètes d'antan. Ceux-ci savaient donc que l'Un, c'est le mal, ils le disaient, de village en village, et les gens les suivaient dans la recherche du Bien, dans la quête du non-Un. On a donc, chez les TupiGuarani du temps de la Découverte, d'un côté une pratique - la migration religieuse - inexplicable si on n'y lit pas le refus de la voie où la chefferie engageait la société, le refus du pouvoir politique séparé, le refus de l'Etat; de l'autre, un discours prophétique qui identifie l'Un comme la racine du Mal et affirme la possibilité de lui échapper. A quelles conditions penser l'Un est-il possible? Il faut que, de quelque façon, sa présence, haie ou désirée, soit visible.

Et c'est pourquoi nous croyons pouvoir déceler, sous l'équation
métaphysique qui égale le Mal à l'Un, une autre équation plus secrète, et d'ordre politique, qui dit que l'Un, c'est l'Etat. Le prophétisme tupi-guarani, c'est la tentative héroïque d'une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l'Un comme essence universelle de l'Etat. Cette lecture « politique » d'un constat métaphysique devrait alors inciter à poser une question, peut-être sacrilège : ne pourrait-on soumettre à semblable lecture toute métaphysique de l'Un? Qu'en est-il de l'Un comme Bien, comme objet préférentiel que, dès son aurore, la métaphysique occidentale assigne au désir de l'homme? Tenons-nous en à cette troublante évidence : la pensée des prophètes sauvages et celle des Grecs anciens pensent la même chose, l'Un; mais l'Indien Guarani dit que l'Un c'est le Mal, alors qu'Héraclite dit qu'il est le Bien. A quelles conditions penser l'Un comme Bien est-il possible? (...)


Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions nous   là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l'Etat dans le Verbe ? Prophètes conquérants des âmes avant d'être maîtres des hommes? Peut-être. Mais, jusque dans l'expérience extrême du prophétisme (parce que sans doute la société tupi-guarani avait atteint, pour des raisons démographiques ou autres, les limites extrêmes qui déterminent une société comme société primitive), ce que nous montrent les Sauvages, c'est l'effort permanent pour empêcher les chefs d'être des chefs, c'est le refus de l'unification, c'est le travail de conjuration de l'Un, de l'Etat.

L'histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire, c'est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l'histoire de leur lutte contre l'Etat 

















Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.