mercredi 18 novembre 2015

" Le socialisme 
et l’industrialisation " par Georges Orwell (1937)




Le socialisme, du moins dans cette île qui est la nôtre, ne sent plus la révolution et le renversement des tyrannies, mais l’excentricité incohérente, le culte de la machine et la stupide béatification de la Russie. Si l’on ne fait pas disparaître cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner. 




Prié d’expliquer pourquoi les gens intelligents se trouvent si souvent de l’autre côté de la barricade, le socialiste invoquera en général des raisons de bas intérêt, conscientes ou inconscientes, la conviction non fondée que le socialisme ne peut pas « marcher », ou la simple peur des horreurs et désagréments inhérents à la période révolutionnaire précédant l’instauration du socialisme. Tout ceci a certes son importance, mais il ne manque pas d’individus insensibles à des considérations de cet ordre et qui n’en sont pas moins résolument hostiles au socialisme. S’ils rejettent le socialisme, c’est pour des raisons spirituelles ou « idéologiques ». Leur refus n’est pas dicté par l’idée que « ça ne peut pas marcher », mais au contraire par la crainte que ça marche trop bien. Ce qu’ils redoutent, ce n’est pas les événements qui peuvent venir troubler le cours de leur vie, mais ce qui se passera dans un futur éloigné, quand le socialisme sera devenu une réalité. ( … )

Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matériel, n’ont rien à attendre du fascisme, qui bien souvent s’en rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes? De toute évidence, leur choix est purement idéologique. S’ils se sont jetés dans les bras du fascisme, c’est uniquement parce que le communisme s’est attaqué, ou a paru s’attaquer, à des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison économique. Et en ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme. Il est navrant que les communistes s’obstinent à sortir des lapins économiques de chapeaux idéologiques. ( … )

La première chose à signaler, c’est que le concept de socialisme est aujourd’hui quasiment indissociable du concept de machinisme. Le socialisme est, fondamentalement, un credo urbain. Il a connu un développement sensiblement parallèle à celui de l’industrialisme, il a toujours plongé ses racines dans le prolétariat des villes, l’intelligentsia des villes, et il est douteux qu’il puisse surgir dans une société qui ne serait pas une société industrielle. Si l’on prend l’industrialisme comme fait de départ, l’idée du socialisme se présente tout naturellement à l’esprit, étant donné que la propriété privée n’est tolérable que si chaque individu (ou famille, ou toute autre unité de base) peut vivre selon une certaine forme d’autarcie. Mais l’industrialisme a pour effet d’empêcher l’individu de se suffire à lui- même, ne serait-ce qu’un bref moment. 

L’industrialisme, dès qu’il dépasse un certain seuil (placé d’ailleurs assez bas), doit conduire à une forme de collectivisme. Pas forcément au socialisme, bien entendu : on peut concevoir qu’il débouche sur l’État esclavagiste que le fascisme semble annoncer. Et l’inverse est également vrai. Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que système mondial implique le machinisme, puisqu’il sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un échange perpétuel de marchandises entre les différents points du globe. Il exige un certain degré de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une certaine uniformité dans l’éducation. Nous pouvons en conclure qu’une Terre où le socialisme serait devenu une réalité devrait être au moins aussi mécanisée que les États-Unis d’aujourd’hui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste n’oserait s’inscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours présenté comme un monde totalement mécanisé, strictement organisé, aussi étroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient l’être des esclaves. 

Jusque là, tout va très bien, ou très mal, comme l’on voudra. Parmi les gens qui réfléchissent, beaucoup, pour ne pas dire la majorité, ne nourrissent aucun penchant particulier pour la civilisation des machines, mais tout être sain d’esprit est bien forcé de reconnaître qu’il serait aujourd’hui aberrant de vouloir mettre les machines à la ferraille. Le malheur, c’est que le socialisme, tel qu’il est généralement présenté, charrie avec lui l’idée d’un progrès mécanique conçu non pas comme une étape nécessaire mais comme une fin en soi — je dirais presque comme une nouvelle religion. Cela saute aux yeux quand on considère tout le battage orchestré autour des réalisations mécaniques de la Russie soviétique (les tracteurs, le barrage sur le Dniepr, etc.).

 Karel Capek épingle fort bien le phénomène dans la terrible fin de son roman R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), où l’on voit les robots, ayant exterminé le dernier représentant de la race humaine, proclamer leur intention de « construire beaucoup de maisons » (pour le seul plaisir d’en construire, sans plus). Les individus les mieux disposés à l’égard du socialisme sont en même temps ceux qui se pâment d’enthousiasme devant le progrès mécanique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socialistes sont incapables d’admettre qu’on puisse avoir une opinion contraire. En règle générale, l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à ce que l’on verra quand le socialisme aura triomphé. 

Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches aujourd’hui effectuées manuellement seront alors exécutées par la machine. Tout ce que l’on fabrique aujourd’hui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caoutchouc, de verre ou d’acier. Il n’y aura plus de désordre, plus de gaspillage, plus de déserts, plus d’animaux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oublié la maladie, la pauvreté, la souffrance, etc. Le monde socialiste s’annonce avant tout comme un monde ordonné, un monde fonctionnel. Mais c’est précisément cette vision d’un futur à la Wells, d’un futur nickelé qui rebute les esprits réceptifs. Il est à remarquer que cette conception essentiellement pantouflarde du progrès n’est pas un article inamovible de la doctrine socialiste. Mais on en est venu à la considérer comme telle, avec ce résultat que le conservatisme viscéral existant à l’état latent chez toute sorte de gens ne demande qu’à se mobiliser contre le socialisme. ( … )

Seule notre époque, l’époque de la mécanisation triomphante, nous permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique. 
On aurait sans doute du mal à trouver un être doué de pensée et de sensibilité qui ne se soit dit un jour ou l’autre, à la vue d’une chaise en tubes, que la machine est l’ennemie de la vie. Mais en règle générale, il s’agit là d’un sentiment plus instinctif que raisonné. Les gens se rendent confusément compte que le « progrès » est un leurre, mais ils aboutissent à cette conclusion par une sorte de sténographie mentale.  ( … )

Mais la guerre et les catastrophes imprévisibles mises à part, le futur est conçu comme la marche toujours plus rapide du progrès mécanique. Des machines pour nous épargner de la peine, des machines pour nous épargner des efforts de pensée, des machines pour nous épargner de la souffrance, pour gagner en hygiène, en efficacité, en organisation — toujours plus d’hygiène, toujours plus d’efficacité, toujours plus d’organisation, toujours plus de machines, jusqu’à ce que nous débouchions sur cette utopie wellsienne qui nous est devenue familière et qu’a si justement épinglée Huxley dans Le Meilleur des mondes, le paradis des petits hommes grassouillets. Naturellement, quand ils rêvent d’un tel futur, les petits hommes grassouillets ne se voient ni petits ni grassouillets : 

ils sont plutôt pareils à des dieux. Mais pourquoi seraient-ils ainsi ? Tout progrès mécanique est dirigé vers une efficacité toujours plus grande ; c’est-à-dire, en fin de compte, vers un monde où rien ne saurait aller de travers. Mais dans un tel monde, nombre des qualités qui, pour M. Wells, rendent l’homme pareil à un dieu ne seraient pas plus extraordinaires que la faculté qu’a un animal de remuer ses oreilles. Les êtres que l’on voit dans Men Like Gods et The Dream sont présentés comme braves, généreux et physiquement forts. Mais dans un monde d’où tout danger physique aurait été banni — et il est évident que le progrès mécanique tend à éliminer le danger — peut-on s’attendre à voir se perpétuer le courage physique? Est-il concevable qu’il se perpétue ? Et pourquoi la force physique se maintiendrait-elle dans un monde rendant inutile tout effort physique ? Et quant à la loyauté, la générosité, etc., dans un monde où rien n’irait de travers, de telles qualités seraient non seulement sans objet mais aussi, vraisemblablement, inimaginables. ( … )

Mais l’affaire va infiniment plus loin. Jusqu’ici, je me suis borné à signaler la contradiction qu’il y a à vouloir en même temps le progrès mécanique et la préservation de qualités rendues superflues par ce même progrès. La question qu’il faut maintenant se poser, c’est de savoir s’il existe une seule activité humaine qui ne souffrirait pas irrémédiablement de la toute-puissance de la machine. 

 Dès qu’on dépasse le stade de l’idiot de village, on découvre que la vie doit être vécue dans une très large mesure en termes d’effort. Car l’homme n’est pas, comme semblent le croire les hédonistes vulgaires, une sorte d’estomac monté sur pattes. Il a aussi une main, un œil et un cerveau. Renoncez à l’usage de vos mains et vous aurez perdu d’un coup une grande part de ce qui fait votre personnalité. Reprenez à présent la demi-douzaine d’hommes occupés à creuser une tranchée pour la conduite d’eau. Une machine les a dispensés de remuer la terre, ils vont se distraire en s’adonnant à une autre occupation — la menuiserie, par exemple. Mais de quelque côté qu’ils se tournent, ils découvrent qu’une autre machine a été mise en place pour faire le travail à leur place. Car, dans un monde complètement mécanisé, il n’y aurait pas plus besoin de menuisiers, de cuisiniers, de réparateurs de motocyclettes qu’il n’y aurait besoin de terrassiers pour creuser des tranchées. Il n’est pratiquement aucun travail, qu’il s’agisse de harponner une baleine ou de sculpter un noyau de cerise, dont une machine ne puisse s’acquitter. La machine pourrait même empiéter sur les activités que nous rangeons dans la catégorie de l’ « art » ; elle le fait d’ailleurs déjà avec le cinéma et la radio. Mécanisez le monde à outrance, et partout où vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilité de travail — c’est-à-dire de vie.  ( … )

Ils sont aujourd’hui des millions — et leur nombre ne cesse de croître — ces gens pour qui les crachotements nasillards de la T.S.F. constituent un fond sonore non seulement plus approprié mais aussi plus naturel que les meuglements des troupeaux ou le chant des oiseaux. La mécanisation du monde ne saurait aller très loin si le goût, même réduit aux seules papilles gustatives, demeurait intact, car dans ce cas la plupart des produits de la machine ne trouveraient tout bonnement pas preneur. Dans un monde en bonne santé, il n’y aurait pas de demande pour les boîtes de conserves, l’aspirine, les gramophones, les chaises en tubes, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les téléphones, les automobiles, etc. ; on se disputerait, en revanche, les objets que la machine est incapable de produire. Mais la machine est là et ses ravages sont presque impossibles à endiguer. On la voue aux gémonies mais on continue à l’utiliser. Pour peu qu’on lui en donne l’occasion, un sauvage allant les fesses au vent s’imprégnerait en quelques mois des vices de la civilisation. La mécanisation conduit à la perversion du goût, la perversion du goût à une demande accrue d’articles fabriqués à la machine, et donc à une mécanisation toujours plus poussée, et c’est ainsi que la boucle est bouclée. 

Mais il y a plus : la mécanisation du monde tend à se développer d’une manière en quelque sorte automatique, indépendamment de notre volonté. Ceci parce que, chez l’Occidental d’aujourd’hui, la faculté d’invention mécanique s’est trouvée constamment stimulée et encouragée au point de faire presque figure d’instinct second. On invente de nouvelles machines et on perfectionne celles qui existent déjà de manière quasi inconsciente, comme un somnambule qui se lèverait au milieu de la nuit pour aller travailler. Jadis, au temps où chacun était persuadé que la vie sur cette planète était cruelle, ou à tout le moins vouée au labeur, il semblait tout naturel de continuer à utiliser les outils imparfaits hérités des ancêtres, et il ne se trouvait que quelques rares illuminés pour proposer, de loin en loin, des innovations. Ainsi s’explique que le char à bœufs, la charrue ou la faucille aient pu traverser les siècles sans subir aucun changement. On a établi que la vis était connue dans la plus lointaine antiquité, mais il a fallu attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que quelqu’un s’avise de placer une pointe au bout. Pendant plusieurs milliers d’années, on s’est obstiné à forer des trous où pourraient s’insérer des vis à bout plat. 

Aujourd’hui, une telle chose serait inconcevable. Car l’actuel produit de la civilisation occidentale paraît doté d’un sens hypertrophié de l’invention. Pour lui, inventer des machines est un réflexe aussi naturel que la nage chez l’insulaire de Polynésie. Confiez à l’Occidental un quelconque travail à faire, et il entreprend aussitôt de concevoir une machine capable de le faire à sa place ; donnez-lui une machine, et il songe aussitôt au moyen de la perfectionner. Je comprends assez bien cette tendance car je me trouve moi-même pourvu de ce tour d’esprit, même s’il n’aboutit généralement à rien, ou à pas grand-chose. Je n’ai ni la patience ni la qualification mécanique requise pour concevoir la moindre machine susceptible de fonctionner, mais je vois perpétuellement défiler dans mon esprit, comme des zombies, des machines qui me dispenseraient de devoir faire travailler mes muscles ou mon cerveau. ( … )


Mais, vivant dans une ère scientifique et mécanique, nous avons l’esprit perverti au point de croire que le « progrès » doit se poursuivre et que la science doit continuer à aller de l’avant, quoi qu’il en coûte. En paroles, nous serons tout prêts à convenir que la machine est faite pour l’homme et non l’homme pour la machine ; dans la pratique, tout effort visant à contrôler le développement de la machine nous apparaît comme une atteinte à la science, c’est-à-dire comme une sorte de blasphème. Et même si l’humanité tout entière se dressait soudain contre la machine et se prononçait pour un retour à un mode de vie plus simple, la tendance ne serait pas si facile à renverser. 

Il ne suffirait pas de briser, comme dans Erewhon de Butler, toutes les machines inventées postérieurement à une certaine date ; il faudrait encore briser la tournure d’esprit qui nous pousserait, presque malgré nous, à inventer de nouvelles machines aussitôt les anciennes détruites. Et cette disposition mentale est présente, ne fût-ce qu’à l’état larvé, en chacun de nous. Dans tous les pays du monde, la grande armée des savants et des techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanité haletante, s’avance sur la route du « progrès » avec la détermination aveugle d’une colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter qu’on en arrive là, on en trouve beaucoup qui souhaitent de toutes leurs forces qu’on n’en arrive jamais là, et pourtant ce futur est déjà du présent. Le processus de la mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilité vers un monde capitonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. 

Tel est le procès instruit contre la machine. Que ce procès soit fondé ou non fondé, peu importe. Ce qui demeure, c’est que les arguments présentés, ou des arguments très voisins, recueilleraient l’assentiment de tout individu hostile à la civilisation machiniste. Et malheureusement, en raison du complexe associatif «socialisme- progrès-machinisme-Russie-tracteur-hygiène-machinisme-progrès » présent dans l’esprit de la quasi-totalité des gens, le même individu se trouve, en général, être également hostile au socialisme. Celui qui a en horreur le chauffage central et les chaises en tubes est aussi celui qui, dès que vous prononcez le mot de socialisme, grommelle quelque chose sur « l’État-ruche » et s’éloigne d’un air douloureux. ( … )


La seule chose au nom de laquelle nous pouvons combattre ensemble, c’est l’idéal tracé en filigrane dans le socialisme : justice et liberté. Mais ce filigrane est presque complètement effacé. Il a été enfoui sous des couches successives de chicaneries doctrinales, de querelles de parti et de « progressisme » mal assimilé, au point de ressembler à un diamant caché sous une montagne d’excréments. La tâche des socialistes est d’aller le chercher où il se trouve pour le mettre à jour. Justice et liberté ! Voilà les mots qui doivent résonner comme un clairon à travers le monde. Depuis déjà un bon bout de temps, et en tout cas au cours des dix dernières années, le diable s’est adjugé les meilleurs airs.

 Nous en sommes arrivés à un point où le mot de socialisme évoque, d’un côté, des avions, des tracteurs et d’immenses et resplendissantes usines à ossature de verre et de béton ; et de l’autre côté, des végétariens à la barbe flétrie, des commissaires bolcheviks (moitié gangster, moitié gramophone), des dames au port digne et aux pieds chaussés de sandales, des marxistes à la chevelure ébouriffée mâchouillant des polysyllabes, des Quakers en goguette, des fanatiques du contrôle des naissances et des magouilleurs inscrits au parti travailliste. Le socialisme, du moins dans cette île qui est la nôtre, ne sent plus la révolution et le renversement des tyrannies, mais l’excentricité incohérente, le culte de la machine et la stupide béatification de la Russie. Si l’on ne fait pas disparaître cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner. 

                                                       Ce texte est le chapitre XII de l’ouvrage : 
                                                                        Georges Orwell 
                                                                       Le Quai de Wigan
                                                                             
                                                                                 1937 

lundi 26 octobre 2015

" The Hacker Wars « Hackers en guerre » "


Présenté à New York au « Village East Cinema » dans la quartier de Manhattan le 17 octobre 2014, le film de Vivien Lesnik Weisman est un documentaire qui met en lumière les mauvais traitements, la persécution et l’intimidation que subissent les Hackers et les Activistes par le gouvernement des États-Unis.
Avec les analyses de deux journalistes lauréats du prix Pulitzer, Glenn Greenwald et Chris Hedges, du lanceur d’alerte Thomas Drake (NSA), « The Hacker Wars » retrace les étapes qui nous mène des coins les plus troubles de l’Internet à l’ombre pesante de la censure jusqu’au spectre d’une condamnation à plus d’un siècle de prison.






Partez à la rencontre d’Andrew Auernheimer alias « weev », troll invétéré et détesté, membre du groupe d’experts en sécurité informatique « Goatse Security. » Il est responsable de la publication d’une faille de sécurité dans le système d’information d’AT&T. « Goatse Security » avait révélé la faille à « Gawker Media » après en avoir informé AT&T et publié les données de 114 000 utilisateurs d’iPad, parmi lesquels des célébrités, le gouvernement américain et les forces armées des États-Unis. « weev » a été condamné à 41 mois de prison.
Barrett Brown, journaliste et porte-parole auto-proclamé et controversé du collectif Anonymous. Barrett 33 ans, fait face à 105 ans de prison pour avoir rendu public des informations révélées par les intrusions épiques de Jeremy Hammond. Le procès de Barrett Brown a mobilisé les défenseurs de la liberté de la presse aux États-Unis.
Jeremy Hammond alias « Anarchaos » sur le réseau « AnonOps » était classé numéro un dans la liste des cyber-criminels recherchés par le FBI. Jeremy est accusé de s’être introduit illégalement en décembre 2011 au sein des systèmes d’information de « Stratfor », une entreprise privée américaine spécialisée dans le renseignement. Les 5 millions de courriels récupérées par Jeremy sur les serveurs de « Stratfor » ont été publiés par WikiLeaks le 27 février 2012 sous le nom de code « The Global Intelligence Files ». Jeremy Hammond purge actuellement une peine 10 ans dans une prison fédérale.
Le quatrième personnage est « Sabu », Hector Xavier Monsegur qui a trahit ses camarades du réseau AnonOps (IRC Anonymous Opérations) pour devenir un informateur du FBI. Infiltré au cœur des opérations, notamment contre Stratfor « Sabu » a dirigé l’unité cyber du FBI pendant 9 mois et est responsable de nombreuses d’arrestations au sein du collectif Anonymous. Il est le protagoniste sombre dans ce jeu d’espionnage et de trahison qui a réduit à néant le groupe « LulzSec ».

mardi 29 septembre 2015

" RETOUR DE FLAMMES "

Son statut d’informatrice passe à un grade supérieur, elle peut désormais porter un micro afin d’enregistrer ses conversations avec ses camarades. Au cours d’un enregistrement rendu public après coup, on peut entendre Anna s’entretenir avec Jenson à propos de McDavid :
« Anna : Tu trouves pas qu’Éric se radicalise ? Qu’est-ce qui l’influence dans ce sens selon toi ?
Jenson : Eh bien toi, pour commencer. »
Au debut des années 1990, le mouvement écologiste anglais bat son plein. Des occupations de forêts en passe d’être rasées et remplacées par des autoroutes aux sabotages d’entreprises d’OGM, le mouvement est massif, populaire et très diversifié dans ses pratiques. Les grands-mères pacifistes côtoient de jeunes activistes prêts à endommager les infrastructures des entreprises liées à « la destruction de la planète ». C’est à cette époque qu’apparaît l’ELF (Earth Liberation Front), sorte de signature pour la frange du mouvement qui ne compte pas s’embarrasser des questions de légalité. En 1996, la franchise s’exporte aux Etats-Unis, plus particulièrement dans l’Oregon. Pendant les années qui suivent, les actions se multiplient et s’intensifient, essentiellement sur la côte Ouest. Des lignes hautes tensions, des entreprises d’exploitation forestières, des laboratoires d’OGM, des concessionnaires de 4x4, des villas de luxe en construction, seront pris pour cibles, sabotés ou incendiés. ( … )

C’est dans ce contexte qu’en 2004, le FBI débute l’opération « backfire » (retour de flamme) afin de mettre la main sur les activistes de l’ELF. Et c’est à partir de cette enquête antiterroriste qui durera plusieurs années qu’Eric McDavid sera arrêté et condamné. ( … )

Anna


Anna habite Miami, elle a à peine 18 ans, et prend des cours de soutien scolaire. Nous sommes en 2004, un contre-sommet contre la réunion du FTAA (Zone de Libre-Échange des Amériques) est organisé par le mouvement altermondialiste. Afin de rédiger un devoir pour ses cours du soir, elle se rend à un des lieux de rassemblement du mouvement et consigne tout ce qu’elle y voit. Son professeur est impressionné par la qualité de son enquête de terrain, tout comme l’un de ses camarades, qui s’avère être un policier. Ce dernier lui demande un exemplaire de son travail et la rappelle dès le lendemain matin. Elle a rendez-vous avec un agent du FBI le jour même. Anna devient du jour au lendemain, une adolescente espionne. Ravi par la qualité de son « infiltration » lors du contre-sommet de Miami, le « Bureau » lui propose de continuer le job moyennant une très bonne rémunération. La jeune femme accepte. ( … )


À cette période, l’opération Backfire bat son plein. Le FBI est en ébullition mais personne n’a encore été arrêté. Anna qui est toujours en mission suggère à ses « amis » activistes qu’il serait temps de mettre leurs idées en pratique et de passer à l’action. Pourquoi pas au nom de l’ELF ?
Son statut d’informatrice passe à un grade supérieur, elle peut désormais porter un micro afin d’enregistrer ses conversations avec ses camarades. Au cours d’un enregistrement rendu public après coup, on peut entendre Anna s’entretenir avec Jenson à propos de McDavid :
« Anna : Tu trouves pas qu’Éric se radicalise ? Qu’est-ce qui l’influence dans ce sens selon toi ?
Jenson : Eh bien toi, pour commencer. »
Malgré les incitations d’Anna, il semble que le groupe ne soit pas tout à fait prêt à passer à l’action. S’ils semblent tous d’accord sur la nécessité d’agir, ils passent malgré tout le plus clair de leurs soirées à fumer des joints. Au cours des discussions systématiquement engagées par Anna, ils arriveront tout de même à reconnaître qu’une tour relais de téléphone portable serait une super cible, tout comme ce barrage qui a telle ou telle mauvaise influence sur l’environnement. Dans les enregistrements du FBI, il apparaît clairement que Weiner et Jenson émettent comme condition sine qua non de ne rien faire qui puisse mettre en danger une personne. Mais Anna leur reproche leur manque de détermination, une dispute éclate. McDavid reste silencieux. Anna le prend à partie : « bah si ça arrive, ça arrive… ce sont des dommages collatéraux. »
Le décembre 2005, Anna monte à nouveau en grade. Elle a désormais le statut de OIA,Otherwise Illegal Activities. Elle est autorisée, en tant qu’informatrice, à commettre des actes illégaux dans la mesure où ceux-ci peuvent lui permettre de mettre à jour des faits plus grave.
Face au manque de motivation de ses compagnons et grâce à ses nouvelles prérogatives, Anna va prendre les choses en main. À l’hiver 2005, elle embarque ses trois amis dans une voiture du FBI truffée de micro et de GPS afin qu’ils puissent traverser le pays et passer des vacances dans une maisonnette au fond des bois californiens. Maisonnette louée par la police et équipée de caméras et de micros.
Sur place, Anna a récupéré des recettes pour confectionner des engins incendiaires. Le groupe fait quelques essais de confections mais ils sont tous infructueux, la tension monte entre eux, Anna s’impatiente et une dispute éclate :
Anna : « Demain, c’est quoi notre plan pour demain ? On va faire un truc demain ou pas ? Ou bien faut-il que j’arrête de parler de plans ? »
McDavid : « Hmmm. »
Weiner : « J’apprecierais beaucoup que tu te taises. »
Anna : « Et bien moi j’apprécierais beaucoup que vous soyez capables de suivre un plan ! T’en dis quoi ? »
Anna part deux heures se balader dans la forêt pour se calmer. En réalité, elle explique la situation à son agent de liaison dissimulé dans une autre maison à quelques centaines de mètres de là. Les chances que le groupe parvienne à faire une bombe et se décide à l’utiliser s’amincissent de jour en jour. Anna en a franchement marre. Le FBI décide d’agir dès le lendemain matin.
Alors que les quatre jeunes se rendent dans un supermarché pour y acheter de nouveaux ingrédients, deux 4x4 noirs arrivent en trombe, des policiers sortent les armes au poing et arrêtent McDavid, Weiner et Jenson.
Ils sont accusés d’association de malfaiteurs en vue de commettre un incendie criminel contre une propriété du gouvernement. Très vite, Weiner et Jenson accepteront un arrangement avec le procureur : ils chargent McDavid et n’écopent que de 6 mois de prison. McDavid lui, passe 18 mois à l’isolement en attendant son procès. Il affirme qu’aucun acte n’a été commis, qu’il a été piégé et que c’est le FBI qui a suggéré la commission d’un crime, l’a incité et en a produit les conditions matérielles. Il plaide non-coupable. Le procès est très médiatisé, en mai 2008, McDavid est déclaré coupable et écope de 19 ans de prison ferme.

Retour de flamme


En mai 2012, l’avocat de McDavid demande une annulation de sa sentence au prétexte que les témoignages d’Anna étaient faux et que de nombreuses pièces avaient été dissimulées par le FBI et le procureur. Notamment des lettres et e-mails dans lesquels il apparaissait que McDavid était amoureux d’Anna ainsi qu’une demande de test au détecteur de mensonge la concernant elle aussi, test que le FBI ne lui fera pas passer sans s’en expliquer. Au total, c’est 2500 pages de dossier qui n’avaient pas été fournies à la défense.
Embarrassé, le juge propose, le 8 janvier 2015, un arrangement entre la défense et l’accusation. Si McDavid plaide coupable d’une simple association de malfaiteurs, sa peine est réduite à 5 années de prison. En ayant déjà effectué 9, McDavid accepte. Il doit aussi s’engager à ne pas poursuivre l’Etat.
Hier soir, il est sorti de prison.

lundi 7 septembre 2015

" La sortie du capitalisme a déjà commencé " par André Gorz ( 17/09/2007 )




La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. 


La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables. (…)
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). 
La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le « good will », c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.
 La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise).
 L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans) .

On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire. 
La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer. (…)
Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. 
Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer. (…)
Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. (…)
Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque « l ’appropriation des technologies » parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, « chacun peut [l’]utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) « stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ». (…)
Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que « l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».  
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.



lundi 31 août 2015

Une lettre de Gustave Flaubert à George Sand sur un camp de Bohémiens à Rouen ( 1867 )



C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au Solitaire, au Poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton.







Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule, en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre.

C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au Solitaire, au Poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton.


12 juin 1867

(Correspondance, éd. de la Pléiade tome 5, pp. 653-654)

vendredi 31 juillet 2015

" Endoc(t)rinement " de Stéphane Horel

L’histoire secrète d’une victoire des lobbies à Bruxelles, contre la santé publique


Février 2013. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa, en anglais) s’apprête à publier un rapport étonnam­ment sympa pour l’industrie. A vous don­ner envie de déguster du perturbateur endocrinien au petit dej ! Pas si surprenant, en réalité : près de la moitié des 18 experts qui tiennent le stylo ont des liens d’intérêt étroits avec l’industrie, via des animations de colloques, des travaux de recherche ou des boulots de consultant, et les chèques qui vont avec. Manque de bol, au même moment, le 19 février exactement, le Programme des Nations unies pour l’en­vironnement (PNUE) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publient leur propre rapport. Et leur conclusion dépote :

Les perturbateurs endocriniens constituent « une menace globale » sur la santé, « qui impose de trouver une solution ». C’est clair et tranché.

Avec leur avis tiédasse, les experts de l’Efsa ont l’air malin ! Et ils s’en rendent vite compte. Le 20 février, dans un courriel à ses confrères, l’un d’eux gémit : « Chers collègues, la vie est compliquée… Il est presque embarrassant de comparer notre version actuelle avec le rapport de l’OMS / PNUE. » Et de se lamenter, en dé­voilant toute leur cuisine, au passage : « Quand le rapport de l’OMS / PNUE sou­ligne certaines caractéristiques des pertur­bateurs endocriniens et les signale comme spécifiques, notre rapport, au contraire, les minimise (sic) ou évite de les mentionner (re-sic). »

Quand le rapport de l’OMS / PNUE par­vient à la conclusion que la méthode traditionnelle d’évaluation des risques des pro­duits chimiques est inadéquate [pour les perturbateurs endocriniens], nous arrivons à la conclusion exactement opposée. » Notre expert n’a plus qu’à se planquer sous la table : « Je suis heureux de ne pas avoir à être présent à la conférence de presse (…) pour défendre le rapport actuel (…), sachant que l’auditoire aura lu le rapport de l’OMS. Un vrai cauchemar !» Seule solution, sou­pire ce grand déprimé : « refaire notre rap­port ou, au moins, le modifier de manière significative… » Scientifiquement, bien sûr. Pif, paf, pouf, à quoi ça tient, la santé de 500 millions d’Européens…

A peine moins effondré, son collègue Ber­nard Bottex, qui supervise le travail du groupe, répond, en opinant du chef : « Les (…) conclusions actuelles où nous expliquons que les perturbateurs endocriniens peuvent être traités comme la plupart des autres substances chimiques (…) nous isolent du reste du monde et pourraient être difficiles à défendre, étant donné les incertitudes [et] le manque de données et de méthodes que nous avons identifiées. » Bref, on a fait un travail de cochon, et ça va se remarquer ! Il n’y a plus qu’à relancer la foire aux idées : « Toute suggestion de reformulation (…) sera bienvenue. » Ce détricotage de der­nière minute était sans doute trop com­pliqué : la conclusion du rapport n’a fina­lement pas bougé d’un iota…(…)


Vite ! Le fer est chaud, il n’y a plus qu’à le battre et à faire monter une « contro­verse scientifique » là où l’OMS et les Na­tions unies n’en voyaient aucune… Dix jours plus tard, le 17 juin 2013, un groupe de 56 experts envoie un courrier à Anne Glover, la conseillère scientifique de Barroso. Sor­tis de nulle part, sans aucune lettre de mis­sion, ces visionnaires descendent en flèche un projet qui n’est même pas encore ficelé : « Le projet actuel est basé sur une ignorance complète des principes de pharmacologie et de toxicologie. » Pas le cas de ces experts, qui connaissent leur sujet…

Entre 2007 et 2012, le toxicologue Wolfgang Dekant, qui emmène les signataires, a cumulé à lui seul 18 contrats de re­cherche avec l’industrie. Un deuxième est consultant pour BASF. Un troisième, Gio Batta Gori, a empoché «plusieurs millions de dollars » avec l’industrie du tabac, selon des factures consultées par Stéphane Horel. Mais cela ne perturbe personne.

Le 2 juillet 2013, la secrétaire générale de Barroso, Catherine Day, se fend d’une très officielle note interne : étant donné les « vues divergentes » de la communauté scientifique « et les impacts potentiels sur l’industrie chimique et le commerce inter­national », il convient de mener « une étude d’impact », laquelle renvoie l’interdiction aux calendes grecques… Le soir même, elle gèle le processus.

Victoire sur toute la ligne, et même au-delà : l’étude d’impact vient seulement d’être lancée, deux ans plus tard. Aucune interdiction ne sera possible avant 2017. Bingo ! C’était tout le plan de l’industrie : entre-temps, les négociations sur l’accord transatlantique de libre-échange (Tafta) ont bien avancé et ont rendu l’interdiction encore plus compliquée, sous la pression américaine. Le lobbying, c’est une subtile chimie…

Source : Isabelle Barré, pour le Canard Enchaîné, juin 2015


http://www.les-crises.fr/lhistoire-secrete-dune-victoire-des-lobbies-a-bruxelles-contre-la-sante-publique/

lundi 13 juillet 2015

" Thèses sur le concept d’histoire " par Walter Benjamin ( 1940 )



Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghilé à la bouche, était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirs donnait l’impression que cette table était transparente de tous côtés. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se représenter en philosophie l’équivalent d’un tel appareil. La marionnette appelée « matérialisme historique » est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir. (…)

À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l’historien matérialiste, c’est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans l’historien matérialiste un spectateur réservé. Car tout ce qu’il aperçoit en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. C’est pourquoi l’historien matérialiste s’écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil.

La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. – S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable.  

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (…)

Le conformisme dès l’origine inhérent à la social-démocratie n’affecte pas seulement sa tactique politique, mais aussi ses vues économiques. C’est là une des causes de son effondrement ultérieur. Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. À ce courant qu’il croyait suivre, la pente était selon lui donnée par le développement de la technique. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, qui s’inscrit à ses yeux dans le cours du progrès technique, représente un acte politique. Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». À quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail « est nécessairement l’esclave des autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires. » Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Josef Dietzgen d’annoncer bientôt : « Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse, qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent. » Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, « est offerte gratis ». (…)

Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :

« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour.
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »

L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire. (…)

Les devins qui interrogeaient le temps pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne le percevaient certainement pas comme un temps homogène et vide. Celui qui considère cet exemple se fera peut-être une idée de la manière dont le temps passé était perçu dans la commémoration : précisément de cette manière. On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.




Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

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