mardi 30 juin 2015

" Comment la civilisation civilise " par Élie Reclus ( 1893 )



Voilà comment la civilisation civilise. Après avoir tué, elle dégrade. Son dernier triomphe est de dissoudre les âmes, avilir les cœurs, démoraliser les caractères. Quand on fusillait les sauvages par tas et que les blessés étaient achevés par les bouledogues, quand le colon massacrait les sauvages, notre sensibilité trouvait à redire. Mais aucun blâme n’est encouru depuis que l’on extermine les noirs par les noirs. 






Quand ils arrivaient seuls ou avec une faible escorte, ces messagers de la civilisation gagnaient les cœurs par le charme des discours, par des manières accortes, des yeux riant la douceur et la bonté. Mais quelle terreur inspirait l’arrivée soudaine d’un navire du soleil descendu, d’un prodigieux navire aux énormes voiles blanches, dont le ventre s’ouvrait, livrant passage à une troupe armée, à des sabres luisants, à des chevaux, êtres extraordinaires ! Partout la même histoire. Ces étrangers descendus du ciel, investis d’une puissance terrible, furent pris pour des ancêtres, des divinités de la foudre et de la lumière, adorés et obéis. Que ne furent-ils bons et raisonnables !

Une poignée de cavaliers armés de canons et de tromblons conquirent l’Amérique, précédés qu’ils étaient de l’effrayante nouvelle : « Du pays solaire les dieux arrivent lançant la foudre par la bouche, et montant les coursiers du tonnerre » ! 

Les Mexicains baisaient la proue du navire qui amenait les Espagnols ; les croyant des Immortels à la suite de Quetzalcoatl, ils leur amenaient de belles Indiennes afin de gagner leurs bonnes grâces. Montezuma vint se prosterner devant les mystérieux étrangers, les teignit de sang, leur sacrifia des victimes, offrit à Cortez un costume complet de dieu. À ce dieu, ils donnèrent le nom d’Astre-Roi, à ses compagnons celui d’Enfants du Soleil. Les domestiques furent titrés de prêtres et grands prêtres.

Mais pourquoi ces êtres divins avaient-ils dévalé des nuages ? On ne soupçonnait leur soif de l’or, mais on avait une peur bleue qu’ils décrétassent la fin du siècle. Au lieu de se mettre en ordre de combat, au lieu de frapper d’estoc et de taille, de tuer, de butiner, pourquoi les Espagnols ne se rendaient-ils pas droit aux temples, s’asseyant sur les trônes pour commander aux peuples agenouillés ? (…)

Nos Australiens ne manquèrent pas non plus de prendre les Européens premier-débarqués pour des Ngamajit au teint d’aurore, des ancêtres qui arrivaient du Pays des Ombres, montés sur un formidable volatile dont les ailes étaient maîtresses des plaines liquides et des espaces célestes. Hippogriffes, que le gouvernail et les amarres. Les canots, autant de petits collés au flanc du monstre. Le premier qui vit l’apparition courut vingt kilomètres d’un trait pour annoncer le prodige. Tout ce qui entourait ces êtres merveilleux semblait effrayant et magique. La lanterne allumée au haut de la tente passait pour un fusil qui fouillait l’obscurité, un pistolet pour l’enfant du fusil. (…)

« Tombe nègre, ressaute blanc », disent les Non-Non australiens dans leur langage pittoresque pour désigner la résurrection. Un pauvre diable qu’un jury de Melbourne trouva bon de pendre, prit la chose gaiement et s’écriait sous la potence : « Très bien, moi sursauter, blanc avec cigares ! » Car les nègres croient ressusciter chez les Blancs, en un pays de cocagne. Habitués à garder la peau de leurs défunts, ils avaient remarqué la blancheur des muscles dépouillés du derme. De là les dénominations d’« écorchés », de « revenants » et de « morts » qu’ils donnaient aux colons. Ils se barbouillent de craie en signe de deuil. Rappelons à ce propos que par toute l’Europe les châteaux historiques sont hantés de Dames blanches, messagères de trépas. Les Bangallas du Congo passeront blancs dans l’autre monde. Les démons Nâts sont blancs chez les Karènes ; aux nègres le diable se montre en semblance de pierrot. (…)

Ainsi, les Primitifs rêvaient justice, bonheur et abondance. Un cygne leur arrivait en messager, un cygne immense nageant parmi les nuées, volant d’horizon en horizon, descendant du ciel et battant de grandes ailes blanches. Des génies arrivaient, hérauts de la parole nouvelle. Montés sur des coursiers-ouragans, ils tenaient en main, qui la foudre, qui l’eau de feu, puisée à la fontaine de Jouvence, pensait-on. Or, ces Messies étaient ce que la Grande-Bretagne avait de mieux en voleurs, banqueroutiers, escarpes, empoisonneurs, chourineurs et autres malandrins, l’exécrable rebut des Trois-Royaumes. Tel fut le premier contact de la civilisation avec les enfants de la nature. (…)

La colonisation se fit sur le principe que la terre australienne étant res nullius — dite en latin l’assertion a grand air et semble indiscutable — ou « la chose de personne », relevait du gouvernement qui, moyennant achat ou redevance, l’attribuait au premier occupant, pourvu que le premier occupant ne fût pas un nègre. La couronne récompensait la bonne conduite des forçats en leur distribuant des bons portant donation de deux à trois hectares. Un convict cabaretier troquait ces bons contre de petits verres et mourut propriétaire à Sydney de quartiers entiers, valant alors une trentaine de millions. Au nom de Victoria, reine de la Grande-Bretagne, l’administration parcelait, concédait le sol à telles et telles conditions, vendait ce qui ne lui avait rien coûté. L’immigrant avançait, l’aumaille augmentait, les noirs disparaissaient. 

Sur un si vaste territoire l’aborigène ne regardait pas aux kilomètres carrés ; il accueillait le nouvel arrivant avec bienveillance, ne se lassait pas de regarder cet homme venu de par-delà les nuages avec la foudre dans un roseau, mirait ces énormes quadrupèdes cornus, ces grandes vaches dont on emportait de pleins sceaux de lait ; il jubilait de voir les fringants étalons, les poulains bondissant autour des juments. Tel un ramier, couvant sa nichée dans un eucalypte à cent pieds au-dessus du sol, suit avec intérêt le manège des bûcherons qui attaquent l’arbre immense à coups de hache, tel le nègre naïf insouciant s’amusait à voir l’Européen construire des blocages, enclore des prairies. Les pauvres hères ne pouvaient se désabuser de leur respect pour l’Européen, être supérieur, d’Outre-Bleu descendu ; ne pouvaient se guérir de l’idée que le fusil était un être vivant.

 On en vit qui s’élançaient vers les carabines qu’on déchargeait sur eux, ils passaient la main sur le canon afin d’arrêter la fumée et d’apaiser sa colère. Ils badaient le blanc tant qu’il ne lançait pas sur eux ses chiens danois. Hospitaliers quand même, ils ne demandaient qu’à partager avec l’étranger leur abondance ou leur misère. Quand il explorait la contrée, on lui tendait les meilleurs morceaux de venaison, le poisson gras, le fruit juteux, et la nuit, il trouvait humble et soumise, préparant sa couche, la plus jolie fille de la tribu : Accepte, seigneur d’outre-mer, accepte ! Mais le sire était de trop haute condition pour se sentir obligé envers ces espèces. (…)


Et si, mourant de faim, irrité par le spectacle des bêtes grasses, l’indigène faisait irruption dans l’enclos et s’adjugeait quelque pièce, cela s’appelait a brigandage » ; acte sévèrement qualifié, sévèrement puni par la loi des blancs, imperturbable dans les distinctions : « Le kangourou, en tant que gibier, est propriété commune, le mouton, en tant que bétail, est propriété privée. » — Commencez par une bonne définition, précisez les termes, établissez que l’argent, le capital du riche, porte intérêt, et que le travail, capital du pauvre, n’en porte pas, le reste ira de soi. La législation obligeait l’indigène à des méfaits qu’elle punissait durement. Quelques articles du code, simples et clairement libellés, constituaient aux bouscassiers bipèdes et forestiers quadrupèdes même état civil et judiciaire. Shakespeare pensait-il à la spoliation du sauvage par le civilisé quand il fait parler « Caliban aux cheveux hérissés » :
« Lorsque tu abordas, tu me caressais, me faisais mamours, tu me donnais des mures trempées dans l’eau. Je t’aimais alors, je te montrais les beaux endroits, les sources fraîches et les puits salés, les lieux arides et les régions fertiles. Cette île m’appartient et tu me l’as volée ! »

— « Être de basse et perverse origine ! Repaire immonde de tous les vices ! » répond Prospéro pour toute justification.

Le colon qui veut transformer une forêt en moutonnerie, n’a pas la simplicité de s’attaquer hache en main aux eucalyptes géants ; il enlève à hauteur commode un cercle d’écorce sur les troncs. L’opération, dite du ceinturage, tranche la communication entre les vaisseaux de sève montante et les vaisseaux souterrains ; l’arbre dépérit et meurt. Les grands squelettes blanchis tendent vers le ciel de longs bras décharnés ; le vent entrechoque les ramures avec un bruit sec d’ossements. Il suffit alors d’une allumette dans un amas de ramée et de feuilles sèches, pour réduire en cendres l’œuvre qui coûta plusieurs siècles à la Nature. Aux pigeons, aux tisserins de prendre vol, à tous sylvestres de trouver à vivre par ailleurs. (…)


Si bien que, tourmentés par la famine dans le terrible été de 1876-77, les Birrias et les Koungariditches dont les blancs avaient accaparé le meilleur du territoire en arrivèrent à manger leurs enfants. Se figurant les blancs solidarisés en castes ou tribus, ces imbéciles se vengeaient d’un Européen sur le premier Européen venu. Déraison intolérable, crime abominable des noirs, qu’on punissait par des massacres.
« Les sauvages ont perpétré de nouveaux attentats, leurs actes inhumains ont encore soulevé l’indignation des hommes de cœur... Il serait grand temps qu’une répression sérieuse mît un terme à ces crimes dignes des démons... »
Amener ces malfaiteurs devant un tribunal, les livrer à la basoche, on s’y essaya, mais la bouffonnerie ne prit pas. Les brutes ne s’y prêtaient d’aucune façon ; il fut impossible de leur faire rien comprendre à notre institution justiciaire, dans laquelle « la forme emporte le fond », pour parler comme le grand jurisconsulte Philippe Dupin. Technique, toujours technique, et rien que technique, elle n’a que faire de la conscience, met l’équité sous ses pieds. Après quelques procédures grotesques, il n’y eut qu’à mettre les indigènes hors la loi, les déclarant incapables « d’ester en justice et de posséder arme à feu ». Assimilés au dingo pillard, ils jouissaient à peu près des mêmes droits politiques et civils. Un grand juge de Tasmanie — en ces affaires la Tasmanie donnait le ton et prêchait d’exemple — avait décidé :

« Que le natif, même l’ancien habitant, avait à vider les parages d’une concession faite par la Couronne. Que tout colon pouvait considérer comme preuve suffisante d’un brigandage commis ou à commettre, la présence d’un nègre sur sa propriété, et qu’il avait tous droits de se prémunir contre une attaque présumée. »

Habitués à ne voir que des hommes à cheval, les bestiaux des parages s’inquiètent quand ils flairent le nègre, s’épouvantent à son approche. L’indigène ne peut donc se montrer sans porter tort à la propriété du blanc. Recevoir à coups de fusil cet intrus, malfaiteur possible ou probable, n’excédait pas les droits de légitime défense. Devant le tribunal de Sydney l’avocat Wardel établit de par Baronius, Puffendorf et Barbeyrac que : « les naturels sont proscrits par la loi naturelle. Les tuer n’est pas crime. Ces anthropophages il faut les exterminer par raison d’utilité publique. Ils mangent des chiens putréfiés et boivent, — boivent ? non, ils Jappent — l’eau des fossés infects, déshonorent l’humanité par des manières bestiales ». Sur ce thème on brodait à plaisir ; rien ne semblait trop bizarre, trop étrange ou monstrueux. On hait ceux qu’on connaît mal ; on abomine ceux qu’on ne veut pas connaître. « Ces chimpanzés, descendez-les sans regret ! » imprimait un journal de Port-Jackson.

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité !

Les gazettes de Sydney expliquaient : « Fauves ou aborigènes, c’est tout un. Vous les dites inoffensifs ? Qu’on les laisse dépérir par la diminution de leurs moyens de subsistance. Vous les dites féroces ! Qu’on les supprime ! »


Voilà comment la civilisation civilise. Après avoir tué, elle dégrade. Son dernier triomphe est de dissoudre les âmes, avilir les cœurs, démoraliser les caractères. Quand on fusillait les sauvages par tas et que les blessés étaient achevés par les bouledogues, quand le colon massacrait les sauvages, notre sensibilité trouvait à redire. Mais aucun blâme n’est encouru depuis que l’on extermine les noirs par les noirs. Voire, le gouvernement mérita l’éloge de nos philanthropes quand il institua une fonction nouvelle, celle du « protectorat des indigènes » et qu’il paya sur la caisse publique une douzaine de plumitifs avec carte blanche pour libeller tous griefs, appels, remontrances et protestations, avec les pouvoirs les plus étendus pour calligraphier tous mémoires, considérants, protocoles, et grossir la paperasse qui s’amoncelle dans la chancellerie aux larges armoires.

ÉLIE RECLUS

samedi 23 mai 2015

" Tâche de sélection de Wason "


La tâche de sélection a été développée par le psychologue cognitiviste Peter Wason durant les années 1960. Dans la version standard de la tâche de Wason, la question posée peut s'énoncer comme suit :


« Quatre cartes comportant un chiffre sur une face et une lettre sur l'autre, sont disposées à plat sur une table. Une seule face de chaque carte est visible. Les faces visibles sont les suivantes : D, 7, 5, K. Quelle(s) carte(s) devez-vous retourner pour déterminer la véracité de la règle suivante : Si une carte a un D sur une face, alors elle porte un 5 sur l'autre face. Il ne faut pas retourner de carte inutilement, ni oublier d'en retourner une. »

La réponse correcte à cette épreuve consiste à retourner deux cartes: celle portant la lettre D visible et l'autre montrant le numéro 7 visible. En effet, s'il n'y a pas de 5 au dos du D alors la carte ne respecte pas la règle. Et si au dos de la carte 7 il y a un D, celle-ci ne respecte pas la règle. Il est parfaitement inutile de retourner les deux autres cartes, car elles ne sont d'aucun intérêt pour répondre à la question initiale : soit la troisième, portant un 5, a un D de l'autre coté et respecte bien la règle.. soit elle a un K, et ce n'est pas une carte D. La dernière, portant un K, n'est dès le départ pas conforme à l'énoncé de la question à résoudre.

Beaucoup de gens se trompent à cette tâche (environ 80 % ). La plupart choisit correctement la carte D, une partie oublie la carte 7 et un grand nombre choisissent la carte 5. Or, soit cette dernière carte porte un D sur l'autre face (auquel cas elle respecte la règle), soit cette même carte porte une lettre autre que D et dans ce cas, elle vérifie aussi la règle (car la règle ne dit rien sur les cartes portant une lettre autre que D). De même, la carte portant un K (qui n'est en général pas choisie) ne peut pas invalider la règle (qui ne dit rien sur les cartes portant une lettre autre que D).
L'erreur la plus courante, à savoir retourner la carte 5, et oublier la carte 7, révèle deux biais cognitifs :
  • un biais de vérification, qui consiste à chercher davantage une vérification qu'une réfutation de la règle ;
  • un biais d'appariement, qui consiste à se focaliser sur les items cités dans l'énoncé.

La tâche de sélection de Wason (ou tâche à quatre cartes de Wason) est un casse-tête logique qui nécessite, pour être résolu, de maîtriser le modus ponens et le modus tollens, deux notions du raisonnement logiques liées à l'implication. Lorsqu'ils sont confrontés à cette épreuve, pourtant simple, les gens commettent, en moyenne, un certain nombre d'erreurs de raisonnement.

 Or ces erreurs tendent à disparaître sous certaines conditions, notamment lorsque la question est formulée avec un contenu concret impliquant une norme, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit d'un énoncé faisant appel à la logique déontique et non un simple énoncé descriptif. L'interprétation des effets obtenus avec les différentes versions de la tâche de Wason a généré un important débat en psychologie du raisonnement depuis les années 1960. 

Certains psychologues évolutionnistes y voient un argument en faveur de l'idée d'un module spécialisé dans la « détection de tricheur » ou de « passager clandestin ». Pour d'autres (Dan Sperber), ces effets ne sont dus qu'à des intuitions pertinentes, liées au contexte, que les personnes interrogées parviennent à se faire de l'énoncé.


mercredi 29 avril 2015

Pour les agriculteurs, ressemer sa propre récolte sera interdit ou taxé ( 29 novembre 2011 )



Dans le champ de l'agriculture, l'usage libre et gratuit des graines ne sera bientôt plus qu'un doux souvenir rappelant des méthodes paysannes d'un autre temps. Surnommées "semences de ferme", ces graines étaient jusqu'alors sélectionnées par les agriculteurs au sein de leurs propres récoltes et replantées l'année suivante.







Depuis plusieurs décennies, ces pratiques n'allaient déjà plus de soi lorsque ces semences étaient protégées par un Certificat d'obtention végétale (COV) – à savoir le droit de propriété des "obtenteurs" de l'espèce. Ressemer ces graines était théoriquement interdit. Mais cet usage demeurait, dans les faits, largement toléré en France. Il est désormais strictement réglementé par une proposition de loi UMP adoptée lundi 28 novembre par le Parlement.

"Sur les quelque 5 000 variétés de plantes cultivées dans le commerce, 1 600 sont protégées par un COV. Ces dernières représentent 99 % des variétés cultivées par les agriculteurs", explique Delphine Guey, du Groupement national interprofessionnel des semences (GNIS). Or, environ la moitié des céréales cultivées étaient jusqu'ici ressemées par les agriculteurs, selon la CNDSF (Coordination nationale pour la défense des semences fermières). Presque toujours illégalement, donc. Mais le temps de "l'incertitude juridique" semble révolu : pour le ministre de l'agriculture, Bruno Le Maire, ces semences "ne peuvent pas être libres de droit, comme elles le sont aujourd'hui". (…)

Plusieurs associations écologistes et paysannes craignent ainsi une mainmise accrue de la filière semencière sur l'accès aux graines, via un droit de propriété étendu aux récoltes et aux graines qui en sont issues. Avec la taxe, "même les agriculteurs qui se passent des semences commerciales doivent payer pour ces semences", déplore Guy Kastler. Le militant redoute que la part des semences de ferme ne s'amenuise, à mesure que ces dernières deviennent plus chères et donc moins intéressantes pour l'agriculteur. Entre cette taxe et l'interdiction de ressemer ses propres graines, l'agriculteur est de plus en plus incité, non plus à produire, mais à acheter ses semences. D'où la crainte d'une dépendance accrue aux entreprises semencières.


Mais du point de vue de Xavier Beulin, la contribution de tous à la recherche sur les espèces cultivées se justifie, dans la mesure où même les semences de ferme en sont généralement issues. Dressant un parallèle avec la loi Hadopi visant à "protéger les créateurs" de films et de musique, le président de la FNSEA estime qu'il est "normal que [ceux qui utilisent des semences fermières] participent aussi au financement de la création variétale, puisqu'ils en bénéficient". Opposé à cet argumentaire, le syndicat Coordination rurale relève sur son site que Xavier Beulin n'est pas seulement à la tête du premier syndicat agricole. Il dirige aussi le groupe Sofiprotéol"qui détient des participations dans plusieurs grands groupes semenciers français (Euralis Semences, Limagrain...)"(…)


 
Autre crainte : l'impact de cette mesure sur la diversité agricole. Certes, ressemer une même variété – presque toujours issue de la recherche – n'accroît pas, a priori, la biodiversité. D'autant que "pour les grandes cultures, aucune variété utilisée n'est le fruit d'une conservation ancestrale ; toutes ont été développées grâce à la création variétale", souligne Xavier Beulin.
Toutefois, ressemer sa récolte peut entraîner des variations dans l'espèce, et donc favoriser cette biodiversité, nuance Guy Kastler. "Des caractères nouveaux apparaissent, permettant à la plante d'être mieux adaptée au sol, au climat, aux conditions locales. Il est alors possible de réduire les engrais et les pesticides. A l'inverse, les semenciers adaptent les plantes aux engrais et aux pesticides, qui sont partout les mêmes." Ils tendraient donc plutôt à créer de l'uniformité dans les plantes, où qu'elles soient cultivées.

 
http://www.lemonde.fr/planete/article/2011/11/29/pour-les-agriculteurs-ressemer-sa-propre-recolte-sera-interdit-ou-taxe_1610778_3244.html
 



Europe : les multinationales peuvent désormais breveter le vivant.


C'est une décision de la Grande Chambre de Recours de l'Office Européen des Brevets datée du 25 mars 2015 qui a permis de faire avancer "la cause" des multinationales sur le brevetage du vivant .


A la question "si l'on découvre un lien entre une séquence génétique existant naturellement dans une plante cultivée et un caractère particulier de cette plante, peut-on devenir propriétaire de toutes les plantes qui expriment ce caractère" , la Grande Chambre de Recours de l'Office Européen des Brevets a répondu …"oui".

lundi 13 avril 2015

" Le paradoxe de Simpson "

 
Le paradoxe de Simpson ou effet de Yule-Simpson est un paradoxe statistique décrit par Edward Simpson en 1951 et George Udny Yule en 1903, dans lequel le succès de plusieurs groupes semble s'inverser lorsque les groupes sont combinés. Ce résultat qui paraît impossible est souvent rencontré dans la réalité, en particulier dans les sciences sociales et les statistiques médicales.


Calculs rénaux : quel traitement choisir ?


Pas de chance, on vient de vous découvrir des calculs au rein. Heureusement des traitements existent, et à l’hopital le médecin vous en présente deux. Le premier (appelons le « Traitement A ») consiste en une chirurgie ouverte, alors que le second (« Traitement B ») est une chirurgie qui se fait par de petits trous percés à travers la peau. Le médecin vous demande quel traitement vous préférez. Comme vous souhaitez avant tout guérir, vous demandez au praticien les statistiques de succès de ces deux traitements.

« Oh c’est très simple, vous répond le médecin, les deux traitements ont été testés chacun 350 patients, et voici les chiffres : le traitement A a fonctionné dans 273 cas et le traitement B dans 289″.

L’affaire semble entendue, le traitement B a marché avec 83% de réussite, contre 79% seulement pour le traitement A. Vous choisissez donc le traitement B.

Mais en repartant de l’hôpital, vous croisez un autre médecin à qui vous demandez son avis sur les traitements. « Oh c’est très simple, vous répond-il : les deux traitements ont été testés 350 fois chacun sur des patients, ces derniers pouvant être atteints soit de ‘petits’ calculs, soit de ‘gros’ calculs, et voici les chiffres » :





Comme vous pouvez le constatez, si vous avez des gros calculs, le traitement A fonctionne mieux, et si vous avez des petits calculs, le traitement A est aussi le plus efficace. Voilà qui est en totale contradiction avec ce que vous a dit le premier médecin. Et pourtant, vous avez beau compter et recompter, sur la ligne « Total », il s’agit bien des mêmes chiffres que ceux présentés par le premier médecin…

Comment est-il possible que le traitement B soit meilleur au global, mais qu’il soit inférieur au traitement A aussi bien sur les petits que sur les gros calculs ? Et ça n’est pas une blague, ces chiffres sont issus d’une vraie étude [1] ! Il n’y a aucune entourloupe statistique ou aucune manipulation, ce que vous lisez là, c’est bien la réalité des chiffres. Vous avez là un bel exemple du paradoxe de Simpson. ( … )

Tout d’abord comment s’énonce ce paradoxe : il s’agit du fait qu’une corrélation peut disparaître ou même s’inverser suivant que l’on considère les données dans leur ensemble, ou bien segmentées par groupes.
Pour que le paradoxe se produise, il faut 2 ingrédients :
  • Premièrement il faut une variable qui influe sur le résultat final (le « groupe »), et qui n’est pas forcément explicitée au départ. On appelle cela un facteur de confusion. Il s’agit de la taille des calculs dans le premier exemple, car celle-ci influe sur la probabilité de succès du traitement, et de l’âge des personnes dans le second exemple, lequel évidemment joue sur la mortalité.
  • Deuxièmement, il faut que l’échantillon qu’on étudie ne soit pas distribué de manière homogène : dans le cas du tabac, il y a plus de vieilles femmes dans l’échantillon des non-fumeuses que chez les fumeuses; dans le cas des reins, le traitement « A » est plus souvent donné sur les gros calculs, et le « B » sur les petits (vous pouvez retourner voir les chiffres).
Quand ces deux conditions sont réunies, le paradoxe de Simpson peut se produire ! C’est-à-dire qu’à cause de la distribution hétérogène de l’échantillon, regrouper les données pointe une tendance qui peut être fausse, et qui disparaît si on analyse les données en séparant selon le facteur de confusion. ( … )

Comment se prémunir du paradoxe de Simpson


J’imagine que vous voyez aisément le potentiel de manipulation qui se cache derrière ce paradoxe : on peut vous faire croire à quelque chose (le chômage a baissé, tel traitement marche mieux, tel individu est meilleur, etc.) alors qu’en regardant les chiffres dans le détail, les effets peuvent disparaître ou s’inverser ! Alors que faire ?

Tout d’abord, il faut se rappeler : cet effet se produit quand il existe une variable cachée influente, et que l’échantillon sur lequel on se base n’est pas homogène. En sciences, c’est pour cela que l’on préfère en général des expériences « randomisées », qui permettent d’assurer une distribution homogène : par exemple si vous avez des calculs rénaux et que vous participez à une expérience pour comparer les traitements, on vous assigne au hasard le traitement A ou B, sans que la taille des calculs influe sur la décision. On gomme ainsi l’inhomogénéité de distribution, et le paradoxe disparaît : le traitement A sera bien vu comme étant le meilleur.

Quand on vous présente des chiffres, il faut donc avoir l’oeil critique, et être particulièrement méfiants quand ces chiffres sont issues de données analysées a posteriori, plutôt que sur un échantillon expérimental qu’on a soi-même construit a priori (en randomisant). (Réfléchissez au point suivant : conclure que « Le lit est l’endroit le plus dangereux du monde, c’est là que la plupart des gens meurent » c’est se tromper car on utilise des données non-randomisées)

Enfin rappelez-vous, ce paradoxe se produit quand il existe une variable cachée fortement influente. Cela signifie que les chiffres bruts ont peu de sens, et doivent être critiqués par un expert du domaine, susceptible de pointer l’existence d’un tel facteur. A l’heure où fleurit la mode du « fact-checking », on a un peu tendance à nous faire croire que les chiffres seraient la vérité « nue ». Non, la vérité nue n’existe pas, et on aura toujours besoin de gens au courant pour interpréter correctement des chiffres, qu’ils soient scientifiques, économiques ou médicaux.

https://sciencetonnante.wordpress.com/2013/04/29/le-paradoxe-de-simpson/

vendredi 27 mars 2015

" Le Hasard et la Nécessité " par Jacques Monod ( 1970 )



L'ancienne alliance est rompue; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. 






En trois siècles, la science, fondée par le postulat d'objectivité, a conquis sa place dans la société : dans la pratique, mais pas dans les âmes. Les sociétés modernes sont construites sur la science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que des richesses et des pouvoirs bien plus grands encore seront demain, s'il le veut, accessibles à l'Homme.

Mais aussi, de même qu'un "choix" initial, dans l'évolution biologique d'une espèce, peut engager l'avenir de toute sa descendance, de même le choix, inconscient à l'origine d' une pratique scientifique a-t-il lancé l'évolution de la culture dans une voie à sens unique ; trajet que le progressisme scientiste du XIXe siècle voyait déboucher infailliblement sur un épanouissement prodigieux de l'humanité, alors de nous voyons aujourd'hui se creuser devant nous un gouffre de ténèbres.

Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la science leur découvrait. Mais elles n'ont pas accepté, à peine ont-elles entendu le plus profond message de la science : la définition d'une nouvelle et unique source de vérité, l'exigence d'une révision totale des fondement de l'éthique, d'une rupture radicale avec la tradition animiste, l'abandon définitif de l' "ancienne alliance ", la nécessité d'en forger une nouvelle.

Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses,qu'elles doivent à la Science, nos sociétés tentent encore de vivre et d'enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés, à la racine, par cette science même.

Aucune société, avant la nôtre, n'a connu pareil déchirement. Dans les cultures primitives, comme dans les classiques, les sources de la connaissance et celle des valeurs étaient confondues par la tradition animiste. Pour la première fois dans l'histoire, uns civilisation tente de s'édifier tout en demeurant désespérément attaché pour justifier ses valeurs, à la tradition animiste, tout en l'abandonnant comme source de connaissance, de vérité. Les sociétés " libérales " d' Occident enseignent encore, du bout des lèvres, comme base de leur morale, un écoeurant mélange de religiosité judéo-chrétienne, de progressisme scientiste, de croyance en des droits " naturels " de l'homme et de pragmatisme utilitariste. (…)   

Ou donc alors retrouver la source de vérité et l'inspiration morale d'un humanisme socialiste réellement scientifique sinon aux sources de la science elle-même, dans l'éthique qui fonde la connaissance en faisant d'elle, par libre choix, la valeur suprême, mesure et garant de toutes les autres valeurs ? Ethique que fonde la responsabilité morale sur la liberté même de ce choix axiomatique. Acceptée comme base des institutions morales et politiques, donc comme mesure de leur authenticité, de leur valeur, seule l'éthique de la connaissance pourrait conduire au socialisme. 

Elle impose des institutions vouée à la défense, à l'extension, à l'enrichissement du Royaume transcendant des idées, de la connaissance, de la création. Royaume qui habite l'homme et où, de plus en plus libéré des contraintes matérielles comme des servitudes mensongères de l'animisme, il pourrait enfin vivre authentiquement,défendu par des institutions qui, voyant en lui à la fois le sujet et le créateur du Royaume, devraient le servir dans son essence la plus unique et la plus précieuse.

C'est peut-être une utopie. Mais ce n'est pas un rêve incohérent. C'est une idée qui s'impose par la seule force de sa cohérence logique. C'est la conclusion à quoi mène nécessairement la recherche de l'authenticité. 


L'ancienne alliance est rompue; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. 

http://en.bookfi.org/book/1453578

samedi 28 février 2015

" Lanceurs d’alerte coupables ou héros ? "



James Spione a suivi les trois lanceurs d'alerte pendant plusieurs mois tout en revenant sur la façon dont l'administration américaine s'est employée à détruire leur vie : licenciement, difficulté à retrouver du travail, ruine liée aux frais d'avocat, harcèlement par des agents du FBI, menaces envers la famille… John Kiriakou a connu pire. Il est derrière les barreaux depuis janvier 2013 après une condamnation à trente mois de prison. "Autrefois, les lanceurs d'alerte devaient choisir entre leur conscience et leur carrière, explique Jesselyn Radack. Aujourd'hui, ils risquent leur liberté... Et leur vie."



Connaissez-vous John Kiriakou, Thomas Drake et Jesselyn Radack ? Certainement pas. Et pourtant, ces trois Américains ont pris d'énormes risques, au nom de leurs valeurs, pour révéler au monde les pratiques de leur nation dans sa "guerre contre le terrorisme". Le premier travailla durant quinze ans pour la CIA ; il confirma l'utilisation de la torture par les agents américains. Le deuxième est un ancien de la NSA, la National Security Agency ; il révéla dès 2006 le nébuleux projet Trailblazer, un système de surveillance généralisée des télécommunications – une affaire Snowden avant l'heure. 

La troisième, aujourd'hui avocate du même Edward Snowden, occupa un poste important au département de la Justice ; elle dénonça en 2002 les conditions de détention de John Walker Lindh, un Américain affilié à al-Qaida, capturé lors de l'intervention en Afghanistan. Du jour au lendemain, Kiriakou, Drake et Radack virent leur existence bouleversée. Ils étaient devenus des ennemis de l'Amérique...

Les sept d'Obama

James Spione a suivi les trois lanceurs d'alerte pendant plusieurs mois tout en revenant sur la façon dont l'administration américaine s'est employée à détruire leur vie : licenciement, difficulté à retrouver du travail, ruine liée aux frais d'avocat, harcèlement par des agents du FBI, menaces envers la famille… John Kiriakou a connu pire. Il est derrière les barreaux depuis janvier 2013 après une condamnation à trente mois de prison. "Autrefois, les lanceurs d'alerte devaient choisir entre leur conscience et leur carrière, explique Jesselyn Radack. Aujourd'hui, ils risquent leur liberté... Et leur vie."

Le parallèle avec l'État orwellien – dépeint dans le roman dystopique 1984 – s'avère inexorable. Il y a soixante-cinq ans, l'écrivain britannique prophétisait : "Aux moments de crise, ce n'est pas contre un ennemi extérieur qu'on lutte, mais toujours contre son propre corps." Aux États-Unis, la crise a pour origine les attentats du 11 septembre 2001. Depuis, parler est devenu un crime ; le secret, une norme. 

Place désormais à un régime sécuritaire symbolisé par l'utilisation de plus en plus fréquente de l'Espionage Act, une loi floue et liberticide datant de 1917. Dans toute l'histoire des États-Unis, seulement dix personnes furent inculpées pour avoir divulgué des informations confidentielles, en vertu de cet Espionage Act. Sept l'ont été sous la présidence d'Obama.

lundi 26 janvier 2015

" Discours sur le colonialisme " par Aimé Césaire ( 1950 )



Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue la machine, mais a écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?


Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. (…)

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.
Colonisation et civilisation ?

La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point : ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes. (…)

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.  

Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
« Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. » 

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré. 

Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulu du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises. (…)

« une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »
Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan. (…)

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler. (…)

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. (…)

Donc, camarade, te seront ennemis - de manière haute, lucide et conséquente - non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs, les mystificateurs, les haveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès - quitte à nier la possibilité même du Progrès – tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire. (…)

Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue la machine, mais a écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?

En sorte que le danger est immense.

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.