samedi 23 mai 2015

" Tâche de sélection de Wason "


La tâche de sélection a été développée par le psychologue cognitiviste Peter Wason durant les années 1960. Dans la version standard de la tâche de Wason, la question posée peut s'énoncer comme suit :


« Quatre cartes comportant un chiffre sur une face et une lettre sur l'autre, sont disposées à plat sur une table. Une seule face de chaque carte est visible. Les faces visibles sont les suivantes : D, 7, 5, K. Quelle(s) carte(s) devez-vous retourner pour déterminer la véracité de la règle suivante : Si une carte a un D sur une face, alors elle porte un 5 sur l'autre face. Il ne faut pas retourner de carte inutilement, ni oublier d'en retourner une. »

La réponse correcte à cette épreuve consiste à retourner deux cartes: celle portant la lettre D visible et l'autre montrant le numéro 7 visible. En effet, s'il n'y a pas de 5 au dos du D alors la carte ne respecte pas la règle. Et si au dos de la carte 7 il y a un D, celle-ci ne respecte pas la règle. Il est parfaitement inutile de retourner les deux autres cartes, car elles ne sont d'aucun intérêt pour répondre à la question initiale : soit la troisième, portant un 5, a un D de l'autre coté et respecte bien la règle.. soit elle a un K, et ce n'est pas une carte D. La dernière, portant un K, n'est dès le départ pas conforme à l'énoncé de la question à résoudre.

Beaucoup de gens se trompent à cette tâche (environ 80 % ). La plupart choisit correctement la carte D, une partie oublie la carte 7 et un grand nombre choisissent la carte 5. Or, soit cette dernière carte porte un D sur l'autre face (auquel cas elle respecte la règle), soit cette même carte porte une lettre autre que D et dans ce cas, elle vérifie aussi la règle (car la règle ne dit rien sur les cartes portant une lettre autre que D). De même, la carte portant un K (qui n'est en général pas choisie) ne peut pas invalider la règle (qui ne dit rien sur les cartes portant une lettre autre que D).
L'erreur la plus courante, à savoir retourner la carte 5, et oublier la carte 7, révèle deux biais cognitifs :
  • un biais de vérification, qui consiste à chercher davantage une vérification qu'une réfutation de la règle ;
  • un biais d'appariement, qui consiste à se focaliser sur les items cités dans l'énoncé.

La tâche de sélection de Wason (ou tâche à quatre cartes de Wason) est un casse-tête logique qui nécessite, pour être résolu, de maîtriser le modus ponens et le modus tollens, deux notions du raisonnement logiques liées à l'implication. Lorsqu'ils sont confrontés à cette épreuve, pourtant simple, les gens commettent, en moyenne, un certain nombre d'erreurs de raisonnement.

 Or ces erreurs tendent à disparaître sous certaines conditions, notamment lorsque la question est formulée avec un contenu concret impliquant une norme, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit d'un énoncé faisant appel à la logique déontique et non un simple énoncé descriptif. L'interprétation des effets obtenus avec les différentes versions de la tâche de Wason a généré un important débat en psychologie du raisonnement depuis les années 1960. 

Certains psychologues évolutionnistes y voient un argument en faveur de l'idée d'un module spécialisé dans la « détection de tricheur » ou de « passager clandestin ». Pour d'autres (Dan Sperber), ces effets ne sont dus qu'à des intuitions pertinentes, liées au contexte, que les personnes interrogées parviennent à se faire de l'énoncé.


mercredi 29 avril 2015

Pour les agriculteurs, ressemer sa propre récolte sera interdit ou taxé ( 29 novembre 2011 )



Dans le champ de l'agriculture, l'usage libre et gratuit des graines ne sera bientôt plus qu'un doux souvenir rappelant des méthodes paysannes d'un autre temps. Surnommées "semences de ferme", ces graines étaient jusqu'alors sélectionnées par les agriculteurs au sein de leurs propres récoltes et replantées l'année suivante.







Depuis plusieurs décennies, ces pratiques n'allaient déjà plus de soi lorsque ces semences étaient protégées par un Certificat d'obtention végétale (COV) – à savoir le droit de propriété des "obtenteurs" de l'espèce. Ressemer ces graines était théoriquement interdit. Mais cet usage demeurait, dans les faits, largement toléré en France. Il est désormais strictement réglementé par une proposition de loi UMP adoptée lundi 28 novembre par le Parlement.

"Sur les quelque 5 000 variétés de plantes cultivées dans le commerce, 1 600 sont protégées par un COV. Ces dernières représentent 99 % des variétés cultivées par les agriculteurs", explique Delphine Guey, du Groupement national interprofessionnel des semences (GNIS). Or, environ la moitié des céréales cultivées étaient jusqu'ici ressemées par les agriculteurs, selon la CNDSF (Coordination nationale pour la défense des semences fermières). Presque toujours illégalement, donc. Mais le temps de "l'incertitude juridique" semble révolu : pour le ministre de l'agriculture, Bruno Le Maire, ces semences "ne peuvent pas être libres de droit, comme elles le sont aujourd'hui". (…)

Plusieurs associations écologistes et paysannes craignent ainsi une mainmise accrue de la filière semencière sur l'accès aux graines, via un droit de propriété étendu aux récoltes et aux graines qui en sont issues. Avec la taxe, "même les agriculteurs qui se passent des semences commerciales doivent payer pour ces semences", déplore Guy Kastler. Le militant redoute que la part des semences de ferme ne s'amenuise, à mesure que ces dernières deviennent plus chères et donc moins intéressantes pour l'agriculteur. Entre cette taxe et l'interdiction de ressemer ses propres graines, l'agriculteur est de plus en plus incité, non plus à produire, mais à acheter ses semences. D'où la crainte d'une dépendance accrue aux entreprises semencières.


Mais du point de vue de Xavier Beulin, la contribution de tous à la recherche sur les espèces cultivées se justifie, dans la mesure où même les semences de ferme en sont généralement issues. Dressant un parallèle avec la loi Hadopi visant à "protéger les créateurs" de films et de musique, le président de la FNSEA estime qu'il est "normal que [ceux qui utilisent des semences fermières] participent aussi au financement de la création variétale, puisqu'ils en bénéficient". Opposé à cet argumentaire, le syndicat Coordination rurale relève sur son site que Xavier Beulin n'est pas seulement à la tête du premier syndicat agricole. Il dirige aussi le groupe Sofiprotéol"qui détient des participations dans plusieurs grands groupes semenciers français (Euralis Semences, Limagrain...)"(…)


 
Autre crainte : l'impact de cette mesure sur la diversité agricole. Certes, ressemer une même variété – presque toujours issue de la recherche – n'accroît pas, a priori, la biodiversité. D'autant que "pour les grandes cultures, aucune variété utilisée n'est le fruit d'une conservation ancestrale ; toutes ont été développées grâce à la création variétale", souligne Xavier Beulin.
Toutefois, ressemer sa récolte peut entraîner des variations dans l'espèce, et donc favoriser cette biodiversité, nuance Guy Kastler. "Des caractères nouveaux apparaissent, permettant à la plante d'être mieux adaptée au sol, au climat, aux conditions locales. Il est alors possible de réduire les engrais et les pesticides. A l'inverse, les semenciers adaptent les plantes aux engrais et aux pesticides, qui sont partout les mêmes." Ils tendraient donc plutôt à créer de l'uniformité dans les plantes, où qu'elles soient cultivées.

 
http://www.lemonde.fr/planete/article/2011/11/29/pour-les-agriculteurs-ressemer-sa-propre-recolte-sera-interdit-ou-taxe_1610778_3244.html
 



Europe : les multinationales peuvent désormais breveter le vivant.


C'est une décision de la Grande Chambre de Recours de l'Office Européen des Brevets datée du 25 mars 2015 qui a permis de faire avancer "la cause" des multinationales sur le brevetage du vivant .


A la question "si l'on découvre un lien entre une séquence génétique existant naturellement dans une plante cultivée et un caractère particulier de cette plante, peut-on devenir propriétaire de toutes les plantes qui expriment ce caractère" , la Grande Chambre de Recours de l'Office Européen des Brevets a répondu …"oui".

lundi 13 avril 2015

" Le paradoxe de Simpson "

 
Le paradoxe de Simpson ou effet de Yule-Simpson est un paradoxe statistique décrit par Edward Simpson en 1951 et George Udny Yule en 1903, dans lequel le succès de plusieurs groupes semble s'inverser lorsque les groupes sont combinés. Ce résultat qui paraît impossible est souvent rencontré dans la réalité, en particulier dans les sciences sociales et les statistiques médicales.


Calculs rénaux : quel traitement choisir ?


Pas de chance, on vient de vous découvrir des calculs au rein. Heureusement des traitements existent, et à l’hopital le médecin vous en présente deux. Le premier (appelons le « Traitement A ») consiste en une chirurgie ouverte, alors que le second (« Traitement B ») est une chirurgie qui se fait par de petits trous percés à travers la peau. Le médecin vous demande quel traitement vous préférez. Comme vous souhaitez avant tout guérir, vous demandez au praticien les statistiques de succès de ces deux traitements.

« Oh c’est très simple, vous répond le médecin, les deux traitements ont été testés chacun 350 patients, et voici les chiffres : le traitement A a fonctionné dans 273 cas et le traitement B dans 289″.

L’affaire semble entendue, le traitement B a marché avec 83% de réussite, contre 79% seulement pour le traitement A. Vous choisissez donc le traitement B.

Mais en repartant de l’hôpital, vous croisez un autre médecin à qui vous demandez son avis sur les traitements. « Oh c’est très simple, vous répond-il : les deux traitements ont été testés 350 fois chacun sur des patients, ces derniers pouvant être atteints soit de ‘petits’ calculs, soit de ‘gros’ calculs, et voici les chiffres » :





Comme vous pouvez le constatez, si vous avez des gros calculs, le traitement A fonctionne mieux, et si vous avez des petits calculs, le traitement A est aussi le plus efficace. Voilà qui est en totale contradiction avec ce que vous a dit le premier médecin. Et pourtant, vous avez beau compter et recompter, sur la ligne « Total », il s’agit bien des mêmes chiffres que ceux présentés par le premier médecin…

Comment est-il possible que le traitement B soit meilleur au global, mais qu’il soit inférieur au traitement A aussi bien sur les petits que sur les gros calculs ? Et ça n’est pas une blague, ces chiffres sont issus d’une vraie étude [1] ! Il n’y a aucune entourloupe statistique ou aucune manipulation, ce que vous lisez là, c’est bien la réalité des chiffres. Vous avez là un bel exemple du paradoxe de Simpson. ( … )

Tout d’abord comment s’énonce ce paradoxe : il s’agit du fait qu’une corrélation peut disparaître ou même s’inverser suivant que l’on considère les données dans leur ensemble, ou bien segmentées par groupes.
Pour que le paradoxe se produise, il faut 2 ingrédients :
  • Premièrement il faut une variable qui influe sur le résultat final (le « groupe »), et qui n’est pas forcément explicitée au départ. On appelle cela un facteur de confusion. Il s’agit de la taille des calculs dans le premier exemple, car celle-ci influe sur la probabilité de succès du traitement, et de l’âge des personnes dans le second exemple, lequel évidemment joue sur la mortalité.
  • Deuxièmement, il faut que l’échantillon qu’on étudie ne soit pas distribué de manière homogène : dans le cas du tabac, il y a plus de vieilles femmes dans l’échantillon des non-fumeuses que chez les fumeuses; dans le cas des reins, le traitement « A » est plus souvent donné sur les gros calculs, et le « B » sur les petits (vous pouvez retourner voir les chiffres).
Quand ces deux conditions sont réunies, le paradoxe de Simpson peut se produire ! C’est-à-dire qu’à cause de la distribution hétérogène de l’échantillon, regrouper les données pointe une tendance qui peut être fausse, et qui disparaît si on analyse les données en séparant selon le facteur de confusion. ( … )

Comment se prémunir du paradoxe de Simpson


J’imagine que vous voyez aisément le potentiel de manipulation qui se cache derrière ce paradoxe : on peut vous faire croire à quelque chose (le chômage a baissé, tel traitement marche mieux, tel individu est meilleur, etc.) alors qu’en regardant les chiffres dans le détail, les effets peuvent disparaître ou s’inverser ! Alors que faire ?

Tout d’abord, il faut se rappeler : cet effet se produit quand il existe une variable cachée influente, et que l’échantillon sur lequel on se base n’est pas homogène. En sciences, c’est pour cela que l’on préfère en général des expériences « randomisées », qui permettent d’assurer une distribution homogène : par exemple si vous avez des calculs rénaux et que vous participez à une expérience pour comparer les traitements, on vous assigne au hasard le traitement A ou B, sans que la taille des calculs influe sur la décision. On gomme ainsi l’inhomogénéité de distribution, et le paradoxe disparaît : le traitement A sera bien vu comme étant le meilleur.

Quand on vous présente des chiffres, il faut donc avoir l’oeil critique, et être particulièrement méfiants quand ces chiffres sont issues de données analysées a posteriori, plutôt que sur un échantillon expérimental qu’on a soi-même construit a priori (en randomisant). (Réfléchissez au point suivant : conclure que « Le lit est l’endroit le plus dangereux du monde, c’est là que la plupart des gens meurent » c’est se tromper car on utilise des données non-randomisées)

Enfin rappelez-vous, ce paradoxe se produit quand il existe une variable cachée fortement influente. Cela signifie que les chiffres bruts ont peu de sens, et doivent être critiqués par un expert du domaine, susceptible de pointer l’existence d’un tel facteur. A l’heure où fleurit la mode du « fact-checking », on a un peu tendance à nous faire croire que les chiffres seraient la vérité « nue ». Non, la vérité nue n’existe pas, et on aura toujours besoin de gens au courant pour interpréter correctement des chiffres, qu’ils soient scientifiques, économiques ou médicaux.

https://sciencetonnante.wordpress.com/2013/04/29/le-paradoxe-de-simpson/

vendredi 27 mars 2015

" Le Hasard et la Nécessité " par Jacques Monod ( 1970 )



L'ancienne alliance est rompue; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. 






En trois siècles, la science, fondée par le postulat d'objectivité, a conquis sa place dans la société : dans la pratique, mais pas dans les âmes. Les sociétés modernes sont construites sur la science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que des richesses et des pouvoirs bien plus grands encore seront demain, s'il le veut, accessibles à l'Homme.

Mais aussi, de même qu'un "choix" initial, dans l'évolution biologique d'une espèce, peut engager l'avenir de toute sa descendance, de même le choix, inconscient à l'origine d' une pratique scientifique a-t-il lancé l'évolution de la culture dans une voie à sens unique ; trajet que le progressisme scientiste du XIXe siècle voyait déboucher infailliblement sur un épanouissement prodigieux de l'humanité, alors de nous voyons aujourd'hui se creuser devant nous un gouffre de ténèbres.

Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la science leur découvrait. Mais elles n'ont pas accepté, à peine ont-elles entendu le plus profond message de la science : la définition d'une nouvelle et unique source de vérité, l'exigence d'une révision totale des fondement de l'éthique, d'une rupture radicale avec la tradition animiste, l'abandon définitif de l' "ancienne alliance ", la nécessité d'en forger une nouvelle.

Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses,qu'elles doivent à la Science, nos sociétés tentent encore de vivre et d'enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés, à la racine, par cette science même.

Aucune société, avant la nôtre, n'a connu pareil déchirement. Dans les cultures primitives, comme dans les classiques, les sources de la connaissance et celle des valeurs étaient confondues par la tradition animiste. Pour la première fois dans l'histoire, uns civilisation tente de s'édifier tout en demeurant désespérément attaché pour justifier ses valeurs, à la tradition animiste, tout en l'abandonnant comme source de connaissance, de vérité. Les sociétés " libérales " d' Occident enseignent encore, du bout des lèvres, comme base de leur morale, un écoeurant mélange de religiosité judéo-chrétienne, de progressisme scientiste, de croyance en des droits " naturels " de l'homme et de pragmatisme utilitariste. (…)   

Ou donc alors retrouver la source de vérité et l'inspiration morale d'un humanisme socialiste réellement scientifique sinon aux sources de la science elle-même, dans l'éthique qui fonde la connaissance en faisant d'elle, par libre choix, la valeur suprême, mesure et garant de toutes les autres valeurs ? Ethique que fonde la responsabilité morale sur la liberté même de ce choix axiomatique. Acceptée comme base des institutions morales et politiques, donc comme mesure de leur authenticité, de leur valeur, seule l'éthique de la connaissance pourrait conduire au socialisme. 

Elle impose des institutions vouée à la défense, à l'extension, à l'enrichissement du Royaume transcendant des idées, de la connaissance, de la création. Royaume qui habite l'homme et où, de plus en plus libéré des contraintes matérielles comme des servitudes mensongères de l'animisme, il pourrait enfin vivre authentiquement,défendu par des institutions qui, voyant en lui à la fois le sujet et le créateur du Royaume, devraient le servir dans son essence la plus unique et la plus précieuse.

C'est peut-être une utopie. Mais ce n'est pas un rêve incohérent. C'est une idée qui s'impose par la seule force de sa cohérence logique. C'est la conclusion à quoi mène nécessairement la recherche de l'authenticité. 


L'ancienne alliance est rompue; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. 

http://en.bookfi.org/book/1453578

samedi 28 février 2015

" Lanceurs d’alerte coupables ou héros ? "



James Spione a suivi les trois lanceurs d'alerte pendant plusieurs mois tout en revenant sur la façon dont l'administration américaine s'est employée à détruire leur vie : licenciement, difficulté à retrouver du travail, ruine liée aux frais d'avocat, harcèlement par des agents du FBI, menaces envers la famille… John Kiriakou a connu pire. Il est derrière les barreaux depuis janvier 2013 après une condamnation à trente mois de prison. "Autrefois, les lanceurs d'alerte devaient choisir entre leur conscience et leur carrière, explique Jesselyn Radack. Aujourd'hui, ils risquent leur liberté... Et leur vie."



Connaissez-vous John Kiriakou, Thomas Drake et Jesselyn Radack ? Certainement pas. Et pourtant, ces trois Américains ont pris d'énormes risques, au nom de leurs valeurs, pour révéler au monde les pratiques de leur nation dans sa "guerre contre le terrorisme". Le premier travailla durant quinze ans pour la CIA ; il confirma l'utilisation de la torture par les agents américains. Le deuxième est un ancien de la NSA, la National Security Agency ; il révéla dès 2006 le nébuleux projet Trailblazer, un système de surveillance généralisée des télécommunications – une affaire Snowden avant l'heure. 

La troisième, aujourd'hui avocate du même Edward Snowden, occupa un poste important au département de la Justice ; elle dénonça en 2002 les conditions de détention de John Walker Lindh, un Américain affilié à al-Qaida, capturé lors de l'intervention en Afghanistan. Du jour au lendemain, Kiriakou, Drake et Radack virent leur existence bouleversée. Ils étaient devenus des ennemis de l'Amérique...

Les sept d'Obama

James Spione a suivi les trois lanceurs d'alerte pendant plusieurs mois tout en revenant sur la façon dont l'administration américaine s'est employée à détruire leur vie : licenciement, difficulté à retrouver du travail, ruine liée aux frais d'avocat, harcèlement par des agents du FBI, menaces envers la famille… John Kiriakou a connu pire. Il est derrière les barreaux depuis janvier 2013 après une condamnation à trente mois de prison. "Autrefois, les lanceurs d'alerte devaient choisir entre leur conscience et leur carrière, explique Jesselyn Radack. Aujourd'hui, ils risquent leur liberté... Et leur vie."

Le parallèle avec l'État orwellien – dépeint dans le roman dystopique 1984 – s'avère inexorable. Il y a soixante-cinq ans, l'écrivain britannique prophétisait : "Aux moments de crise, ce n'est pas contre un ennemi extérieur qu'on lutte, mais toujours contre son propre corps." Aux États-Unis, la crise a pour origine les attentats du 11 septembre 2001. Depuis, parler est devenu un crime ; le secret, une norme. 

Place désormais à un régime sécuritaire symbolisé par l'utilisation de plus en plus fréquente de l'Espionage Act, une loi floue et liberticide datant de 1917. Dans toute l'histoire des États-Unis, seulement dix personnes furent inculpées pour avoir divulgué des informations confidentielles, en vertu de cet Espionage Act. Sept l'ont été sous la présidence d'Obama.

lundi 26 janvier 2015

" Discours sur le colonialisme " par Aimé Césaire ( 1950 )



Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue la machine, mais a écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?


Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. (…)

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.
Colonisation et civilisation ?

La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point : ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes. (…)

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.  

Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
« Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. » 

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré. 

Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulu du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises. (…)

« une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »
Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan. (…)

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler. (…)

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. (…)

Donc, camarade, te seront ennemis - de manière haute, lucide et conséquente - non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs, les mystificateurs, les haveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès - quitte à nier la possibilité même du Progrès – tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire. (…)

Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue la machine, mais a écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?

En sorte que le danger est immense.

mercredi 17 décembre 2014

" Le vaisseau des morts " par B. Traven ( 1926 )


Je n’ai pas le mal du pays. J’ai appris que ce qu’on appelle son pays natal, et qui devrait être sa patrie, est mis dans la saumure et conservé dans des dossiers, qu’il est représenté par des fonctionnaires qui chassent si bien le véritable attachement au pays natal qu’il n’en reste plus la moindre trace.

 Où est ma patrie ? Là où personne ne me dérange, ne veut savoir qui je suis, ce que je fais, d’où je viens, voilà où est ma patrie, mon pays natal. 



Ce livret semble être devenu le centre de l’univers. Je suis sûr qu’on a fait la guerre uniquement pour pouvoir réclamer dans tous les pays livrets de marin ou passeports. Avant la guerre personne ne vous les demandait, et les gens s’en portaient beaucoup mieux. De toute façon, les guerres menées au nom de la liberté, de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont toujours suspectes. Et ce, depuis que les Prussiens se sont soulevés contre Napoléon. Quand une guerre de libération est gagnée, tous les gens sont ensuite privés de liberté, car la guerre l’a emporté sur la liberté. Parfaitement.   (…)

En ces temps de démocratie achevée, l’hérétique, c’est le sans-passeport, l’individu qui n’a donc pas le droit de vote. À chaque époque ses hérétiques, à chaque époque son Inquisition. Aujourd’hui le passeport, le visa, l’anathème dont est frappée l’immigration, sont les dogmes sur lesquels s’appuie l’infaillibilité du pape, auxquels il faut croire si on veut éviter d’être soumis aux différents degrés de torture. Jadis les tyrans étaient les princes, aujourd’hui c’est l’État. La fin des tyrans passe toujours par la déposition et la révolution, quel que soit le tyran. La liberté de l’homme est, depuis toujours, trop intimement liée à son existence et à sa volonté pour qu’il puisse supporter longtemps une tyrannie, même si cette tyrannie se drape dans l’habit de velours mensonger du droit à la cogestion.  (…)

Mais encore faut-il supporter de rester là, assis ou debout, d’être interrogé sans arrêt, et de ne pas ouvrir la bouche. Notre satanée langue s’active toute seule dès lors que l’on nous a posé une question. La force de l’habitude. Il est en effet insupportable de laisser une question en suspens sans rétablir l’équilibre en y apportant une réponse. Une question sans réponse ne vous laisse pas en repos, elle vous poursuit, s’insinue dans vos rêves et vous empêche de travailler et de réfléchir. Le mot « pourquoi » suivi d’un point d’interrogation est à la base de toute culture, de toute civilisation, de tout développement. Sans ce mot les êtres humains ne sont rien de plus que des singes, et il suffirait d’inculquer ce mot magique aux singes pour qu’ils deviennent aussitôt des êtres humains. Parfaitement.  (…)

Les nations qui se prétendent les plus libres accordent en réalité infiniment peu de liberté à leurs habitants et les maintiennent en tutelle toute leur vie. C’est d’un ridicule achevé. Un pays où on passe son temps à parler de liberté et où on prétend qu’elle n’existe qu’à l’intérieur de ses frontières me semble toujours suspect. Quand je vols une gigantesque statue de la Liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler : « Nous sommes un peuple d’hommes libres ! », c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent.  (…)


C’est comme ça que la guerre se perpétue et que les vaisseaux fantômes continuent de sillonner les mers, c’est toujours la même recette. Les hommes suivent un seul modèle pour tout ; il marche tellement bien qu’ils n’ont pas besoin de se fatiguer à en inventer un autre. On n’aime rien tant que les sentiers battus. On s’y sent en sécurité. À cause de cet esprit d’imitation, l’humanité n’a pas accompli de réel progrès depuis six mille ans et, malgré la radio et l’aviation, elle vit dans la même barbarie qu’à l’aube de la civilisation européenne. Le fils suivra les traces du père. Point final. Ce qui était assez bon pour moi, ton père, devra être assez bon pour toi, morveux. La sacro-sainte Constitution, qui était assez bonne pour George Washington et les combattants de la Révolution, est bien assez bonne pour nous. Et elle est bonne, puisqu’elle se maintient depuis cent cinquante ans. Pourtant, même les constitutions qui ont, dans leur jeunesse, eu du feu dans les veines, souffrent avec le temps d’artériosclérose. La meilleure religion a d’abord été superstition païenne, et aucune religion ne fait exception à la règle. C’est seulement en changeant les pratiques, en pensant autrement pour s’opposer aux pères, aux papes, aux saints et aux responsables, que l’humanité a ouvert de nouvelles perspectives et a laissé espérer qu’on pourra peut-être un jour observer quelque progrès. Ce jour lointain sera en vue dès que les hommes ne croiront plus aux institutions, aux autorités, à une religion quelconque, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner…   (…)


Beaucoup de vaisseaux fantômes sillonnent les sept mers parce qu’il y a beaucoup de morts dessus. Les morts sont plus nombreux que jamais depuis que la grande guerre pour la liberté a été gagnée. Une liberté qui a imposé à l’humanité passeports et certificats de nationalité, signes de la toute-puissance étatique. L’ère des tyrans, despotes, maîtres absolus, rois, empereurs flanqués de leurs laquais et courtisanes a été vaincue, et celle qui a remporté la victoire, c’est l’ère d’une tyrannie plus grande encore, c’est l’ère du drapeau national, l’ère de l’État et de ses laquais.

Érigez la liberté en symbole religieux, et elle déclenche les guerres de religion les plus sanglantes. La vraie liberté est relative. Aucune religion ne l’est. Et celle de l’appât du gain encore moins que les autres. C’est elle la plus ancienne de toutes, elle a les meilleurs prêtres et les plus belles églises. Yes, Sir.  (…)


Je n’ai pas le mal du pays. J’ai appris que ce qu’on appelle son pays natal, et qui devrait être sa patrie, est mis dans la saumure et conservé dans des dossiers, qu’il est représenté par des fonctionnaires qui chassent si bien le véritable attachement au pays natal qu’il n’en reste plus la moindre trace. Où est ma patrie ? Là où personne ne me dérange, ne veut savoir qui je suis, ce que je fais, d’où je viens, voilà où est ma patrie, mon pays natal.  (…)

Seul l’homme, l’humble individu, doit respecter la loi, l’État n’y est pas obligé. Il est tout-puissant. L’homme doit avoir de la moralité, l’État, quant à lui, n’en connaît aucune. Il assassine, vole s’il le juge bon ; il arrache les enfants à leur mère, brise les liens du mariage s’il le juge bon. Il fait ce qu’il veut. Pour lui, il n’y a pas de Dieu en qui il contraint les gens de croire sous peine de mort ou de châtiment corporel, pour lui il n’y a pas de commandements divins qu’il inculque aux enfants à coups de trique. Il élabore ses propres commandements de façon à être le Tout-Puissant, l’Omniscient et l’Omniprésent. 

Puis, si ses commandements ne lui conviennent plus, il les transgresse aussitôt. Il n’a aucun juge au-dessus de lui pour lui demander des comptes et, si l’homme commence à se méfier, il lui agite devant les yeux le drapeau tricolore avec force slogans patriotiques, si bien que le malheureux en est tout étourdi, d’autant plus qu’il lui hurle à l’oreille : « maison et foyer – femme et enfant » et lui bourre le crâne avec le passé glorieux de son pays. Les gens répètent alors ces slogans sans réfléchir, parce que le Tout-Puissant, à force de travail incessant, les a rabaissés au rang de machines et d’automates qui remuent bras, jambes, yeux, lèvres, cœur et cellules grises exactement comme l’État, idole toute-puissante, l’exige.

 Même le bon Dieu Tout-Puissant n’a pas réussi à aller aussi loin, et pourtant il avait lui aussi quelques pouvoirs. Mais il n’est qu’un pauvre apprenti comparé à ce nouveau monstre. Ses créatures humaines agissaient à leur guise dès lors qu’elles étaient capables de bouger bras et jambes. Elles lui avaient faussé compagnie et, refusant de respecter ses commandements, avaient péché avec un plaisir fou et fini par le destituer. Le nouveau dieu tout-puissant leur donne plus de mal car il est encore jeune, si bien qu’elles n’osent pas lui marcher sur les pieds et cueillir la pomme.   (…)

 http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=traven&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

http://acontretemps.org/spip.php?rubrique22
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.