jeudi 27 novembre 2014

" Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. " par Antoine de Saint-Exupéry ( 30 juillet 1944 )




 On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du 15ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le  robot, se font robots.

Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au coeur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le coeur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.
On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fut répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, « nous acceptons honnêtement ce job ingrat » et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir.
De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du 15ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXème siècle et le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ca déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison - cet amour inconnaissable aux Etats-Unis - est déjà de la vie de l’esprit.
Et la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir) . Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.
Il faut absolument parler aux hommes.
A quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise au sortir de cette guerre à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieilli, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. A moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration pour l’éternité. ( … )

Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les Etats-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Bedeau à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les boeufs en foin.
C’est cela l’homme d’aujourd’hui. ( … )

Ca m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que les êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses. je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments de musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi c’est un certain ordre de liens).

Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?


Antoine de Saint-Exupéry est disparu en vol le 31 juillet 1944 en mer, au large de Marseille.

Lettre d’Antoine de Saint-Exupéry au général X




dimanche 12 octobre 2014

" Les Raisins de la colère " par John Steinbeck ( 1939 )

 Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments.



Certains représentants étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils allaient faire, d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il y avait longtemps qu’ils avaient compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait. 

Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une compagnie foncière qui possédait la terre, le représentant disait :



La Banque ou la Compagnie… a besoin… veut… insiste… exige… comme si la Banque ou la Compagnie étaient des monstres doués de pensée et de sentiment qui les avaient eux-mêmes subjugués. Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres si froids et si puissants. Les agents assis dans leurs voitures expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il y a assez longtemps que vous vous échinez dessus. » (…)

Et finalement les représentants en vinrent au fait.
Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre la place de douze à quinze familles. On lui paie un salaire et on prend toute la récolte. Nous sommes obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est arrivé quelque chose, au monstre.
Mais vous allez tuer la terre avec tout ce coton.

Non, c’est là que vous faites erreur… complètement. La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger.
Les métayers criaient :
Grand-père a tué les Indiens, Pa a tué les serpents pour le bien de cette terre. Peut-être qu’on pourrait tuer les banques. Elles sont pires que les Indiens, que les serpents. Peut-être qu’il faudrait qu’on se batte pour sauver nos terres comme l’ont fait  Grand-père et Pa.
Et maintenant les représentants se fâchaient :
Il faudra que vous partiez.
Mais c’est à nous, criaient les métayers. Nous…
Non. C’est la banque, le monstre, qui est le propriétaire. Il faut partir. ( … )



Si vous qui possédez les choses dont les autres manquent, si vous pouviez comprendre cela, vous pourriez peut-être échapper à votre destin. Si vous pouviez séparer les causes des effets, si vous pouviez savoir que Paine, Marx, Jefferson, Lénine furent des effets, non des causes, vous pourriez survivre. Mais cela, vous ne pouvez pas le savoir. Car le fait de posséder vous congèle pour toujours en « Je » et vous sépare toujours du « Nous. »




Et l'ange jeta sa faucille sur la terre, et vendangea la vigne sur la terre, et il en jeta les grappes dans la grande cuve de la colère de Dieu. La cuve fut foulée hors de la ville, et il en sortit du sang jusqu'à la hauteur du mors des chevaux, sur un espace de mille six cents stades.
Apocalypse "   vers 14:19-20
h

Les raisins de la colère 1 par apocalyptique00


lundi 25 août 2014

" Avec les cheveux roux d'une gamine des rues, je mettrai le feu à toute la civilisation moderne." par G. K. Chesterton ( 1910 )



 Elle est l'image sacrée de l'humanité. Autour d'elle l'édifice social s'inclinera et se brisera en s'écroulant; les colonnes de la société seront ébranlés, la voûte des siècles s'effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché.

J'ai dit que si l'on voulait que l'idée de propriété subsiste un tant soit peu chez les Anglais, il fallait briser rapidement ou progressivement, les bastions de la propriété moderne en Angleterre. on peut s'y prendre de deux façons : par le biais de la froide administration avec, des fonctionnaires parfaitement indifférents, ce que l'on appelle le Collectivisme, ou par le biais d'une distribution personnelle, de façon à engendrer ce que l'on appelle la Propriété Paysanne.

 Je préfère la dernière solution, elle me paraît la plus élégante et la plus humaine, car elle fait de chaque homme ( comme quelqu'un reprochait à un autre de le dire en parlant du pape ) une sorte de petit dieu. Un homme sur son propre terrain éprouve un avant-goût de l'éternité, autrement dit il donneras  aisément dix minutes de plus de travail qu'il n'est nécessaire.( …)


 « Il y a quelques temps, certains docteurs et autres personnes que la loi moderne autorise à régenter leurs concitoyens moins huppés, décrétèrent que toutes les petites filles devaient avoir les cheveux courts. J'entends par là, bien entendu, toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres. Les petites filles riches ont, elles aussi, de nombreuses habitudes très peu salubres, mais il faudra du temps avant que les docteurs tentent d'y remédier par la force. La raison de cette intervention était que les pauvres vivent empilés dans des taudis tellement crasseux, nauséabonds et étouffants, qu'on ne peut leur permettre d'avoir des cheveux car cela veut dire qu'ils auraient des poux. Voilà pourquoi les docteurs ont proposé de supprimer les cheveux. Il ne semblerait pas qu'il soit même venu à l'esprit de supprimer les poux.  C'est pourtant possible. (…) 

Mais tout ceci n’est pas plus ahurissant que le fait qu’un docteur puisse entrer chez un homme libre et ordonner qu’on coupe les cheveux de sa fille fussent-ils aussi propres que fleurs de printemps. Ces gens ne semblent jamais comprendre que la leçon que l’on peut tirer des poux dans les taudis, c’est que ce sont les taudis qui sont à condamner et non pas les cheveux. Les cheveux, c’est le moins qu’on en puisse dire, ont des racines. Leurs ennemis, (comme les insectes et autres armées orientales dont j’ai parlé) ne nous assaillent que rarement.

A vrai dire, ce n’est que par des institutions éternelles comme les cheveux que nous pouvons évaluer des institutions éphémères, comme les empires. Si l’on se cogne la tête en rentrant dans une pièce, c’est que la porte est mal placée. (…)

Cette parabole, ces dernières pages, et mêmes toutes ces pages, visent à démontrer que nous devons tout recommencer, à l'instant, et par l'autre bout.

Je commencerai par les cheveux d'une petite fille. Ca, je sais que c'est bon, dans l'absolu. Si mauvais que soit le reste, la fierté d'une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C'est l'une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. Si les propriétaires, les lois et les sciences s'érigent là-contre, que les propriétaires, les lois et les sciences disparaissent.

Avec les cheveux roux d'une gamine des rues, je mettrai le feu à toute la civilisation moderne.

Puisqu'une fille doit avoir les cheveux longs, elle doit les avoir propres; puisqu'elle doit avoir les cheveux propres, elle ne doit pas avoir une maison mal tenue; puisqu'elle ne doit pas avoir une maison mal tenue, elle doit avoir une mère libre et détendue; puisqu'elle doit avoir une mère libre et détendue, elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier; puisqu'elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété; puisqu'il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.

Cette gamine aux cheveux d'or roux (que je viens de voir passer en trottinant devant chez moi), on ne l'élaguera pas, on ne l'estropiera pas, en rien on ne la modifiera; on ne la tondra pas comme un forçat. Loin de là. Tous les royaumes de la terre seront découpés, mutilés à sa mesure. Les vents de ce monde s'apaiseront devant cet agneau qui n'a pas été tondu. Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s'en iront en poussière. 

Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c'est l'autorité naturelle, mais l'empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l'image sacrée de l'humanité. Autour d'elle l'édifice social s'inclinera et se brisera en s'écroulant; les colonnes de la société seront ébranlés, la voûte des siècles s'effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. »

 chesterton : " Le monde comme il ne va pas"

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=chesterton&criteria=&language=French&format=

vendredi 22 août 2014

Sugar Man réalisé par Malik Bendjelloul ( 2012 )



https://mc672h.1fichier.com

Sixto Diaz Rodriguez, connu sous son nom d'artiste Rodriguez, né le 10 juillet 1942 à Détroit dans le Michigan, est un auteur-compositeur-interprète, musicien de rock et de folk américain.

Sa carrière s'est limitée à la sortie de deux albums studio au début des années 1970, qui n'ont pas connu le succès, ainsi qu'à quelques brèves tournées. Ayant toujours mené une vie normale, il a souvent enchaîné les petits boulots pour faire vivre sa famille. 

Cependant, il est devenu très célèbre en Afrique du Sud à la fin des années 70 où ses albums avaient été piratés puis diffusés en masse. Au point de devenir l'un des artistes les plus appréciés des jeunes de la classe moyenne blanche. Censuré pour ses paroles contestataires évoquant les droits sociaux et la libération sexuelle, il a participé de fait à la montée du mouvement contre l'apartheid chez les Blancs.





Alors que le public sud-africain le croyait mort, deux fans originaires du Cap l'ont retrouvé grâce à Internet et ont organisé une série de concerts en Afrique du Sud en mars 1998, devant des milliers de personnes. Le film Sugar Man, qui raconte leur histoire, a obtenu l'Oscar du meilleur film documentaire en 2013 et a permis à Rodriguez de connaître la célébrité aux États-Unis et en Europe, où il réalise des tournées depuis 2013.


Dead Men Don't Tour - Rodriguez in South Africa 1998  

 Uploaded by kind permission of Tonia Moller (nee Selley).


lundi 11 août 2014

" Biribi, discipline militaire " par Georges Darien 1888




Ce n’est que par la peur que le système militaire a pu s’établir. Ce n’est que par la peur qu’il se maintient. Il doit peser sur les imaginations par la terreur, comme il doit remplir d’obscurité l’âme des peuples pour les empêcher de voir au delà de l’horizon stupide des frontières.










 Il doit s’entourer d’un appareil mystérieux, d’une sorte de pompe religieuse où l’horreur s’allie à la magnificence, où les fanfares retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l’on distingue confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire, les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal et les douze balles du peloton d’exécution, les palmes du triomphe et les ossements des victimes.

Il lui faut cela pour que la foule s’étonne et le redoute, comme elle reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache l’attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu’elle a vu briller une pince dans la main de l’opérateur. Il faut cela pour que le peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu’il ne cherche pas à approfondir, soit saisi, à son aspect, d’une frayeur vague qui confine parfois à l’admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et de respect, devant l’arme à feu qu’il ne s’explique pas et qui doit le foudroyer. (…)  

Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j’avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces sur l’enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n’est toujours, malgré tout, qu’un assemblage de haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l’encre de l’école ― décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées par des pions. ― C’est si dur à faire disparaître, les sornettes que l’on vous a fourrées de force dans la boule ― vieux clous rouillés dans un mur et qu’on ne peut arracher qu’en faisant éclater le plâtre.

Je suis toujours l’enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m’a pas éclairé, la souffrance ne m’a pas ouvert les yeux…

Ah ! Misère ! les épaules me saignent, cependant, d’avoir tiré ton dur collier ! Ah ! Vache enragée ! j’en ai bouffé, pourtant, de ta sale carne !…

Oh ! avoir une vision nette ! avoir une perception juste ! Avoir la foi !

La foi ! oh ! si je l’avais, je n’éprouverais pas ce que j’éprouve, je ne me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches. ― Je ne hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n’aurais pas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements qui si souvent m’ont brisé.

Car j’en suis là, à présent. J’en suis à me demander si je n’ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses sophismes ! J’en suis à me demander si ma haine du militarisme n’est pas une haine de carton, si ce n’est pas l’écho du rappel qu’a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel ne va pas en s’assourdissant et en s’atténuant, aussitôt qu’on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une chopine d’absinthe !

De la blague, alors, mes cris de colère ? Du battage, mes emportements furieux ? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles ?

Quelle pitié ! Et comme c’est lugubre, tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l’on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi ! Se figurer qu’on porte au cœur une plaie vive, quand on n’a peut-être sur la poitrine que l’emplâtre menteur d’un estropié à la flan !

Ah ! bon Dieu ! dire que j’ai été si misérable, pendant des années, parce qu’on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé ! Et voilà que je viens de m’apercevoir que, sur le trou qu’avait fait dans cette vitre mon poing d’enfant, j’ai collé, de mes mains d’homme, le papier huilé de la déclamation !….

Je suis plus malheureux que les pierres. (…)


 L’armée incarne la nation. L’histoire nous met ça dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, de tous les mensonges. Drôle d’histoire que celle-là ! Dix anecdotes y résument un siècle, une gasconnade y remplit un règne. Batailles ! batailles ! combats ! Elle a osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grand mouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, la sanctification de la guerre, la glorification du carnage…

Ah ! Mascarille ! toi qui voulais la mettre en madrigaux, l’Histoire !
Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là ; le chauvinisme, cette épidémie qui s’abat sur les masses et les pousse, affolées, à la recherche d’un dictateur.
(…)

L’armée, c’est le cancer social, c’est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulent vivre.

Ah ! je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée, rien ; et ce serait grand bien, vraiment, s’il n’était plus l’apanage d’une caste, la chose d’une coterie, l’objet curieux que des escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu’ils montrent de temps en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante qui applaudit. Ce sentiment-là, je crois, n’est pas forcément cousu au fond d’un pantalon rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans l’écrasement banal d’un maçon qui tombe d’un échafaudage ou dans la crevaison ignorée d’un mineur foudroyé par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse d’un général tué à l’ennemi. Et il y a de bons patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, mais qui la feraient avec joie ― si l’on tentait d’assassiner la France ― parce qu’ils auraient l’espoir grandiose, ceux-là, non pas d’écraser un peuple, mais d’anéantir, avec le gouvernement qui le régit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, anachroniques ― le caporalisme.
(…)

Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, en arrivant, avec la misère qui les guettera au coin de l’établi et la débauche qui leur fera signe, au premier tournant de la rue. Rien à attendre d’eux, rien. Des récits fantastiques de leurs campagnes, peut-être, des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes, des hâbleries… Ah ! il n’y a pas de danger qu’ils aillent porter, dans l’atelier, sur les chantiers, le récit sincère de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont enduré, ― la haine du militarisme ! On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles, sur les boulevards où défilent les griffetons, au son d’une musique de sauvages ; à Longchamps, les jours de revue, et l’on pourra les entendre applaudir, bien fort, au passage d’un général peinturluré comme une image d’Épinal, d’un colonel dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize sous au-dessus d’un pot à colle.

À quoi ça leur sert-il d’avoir souffert ?… Des animaux, alors ? Pas même. Des bêtes sans rancune. (…)

Ma vengeance !… Est-ce que je veux me venger ?
Oui, si c’est se venger que d’ouvrir devant tous le livre de son existence, de montrer ce qu’on a souffert, de dire ce qu’on a pensé.

Je veux faire cela à présent. Si c’est vengeance, tant pis ; et si c’est justice, tant mieux.

Je crois que ce sera justice, simplement. La haine me gonfle le cœur, c’est vrai. Mais elle est trop forte, je le sens bien, pour pouvoir jamais s’assouvir ― ou se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant ; et c’est elle qui mettra un frein à mes emportements et brisera mes colères. Mais c’est elle aussi qui, calme et froide, me montre déjà le pilori auquel je dois clouer, ainsi qu’une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs, l’ignominie de mes bourreaux.

Je m’enfonce dans les profondeurs du boulevard désert. La nuit est tombée. Le brouillard s’est épaissi…

C’est dans une nuit plus noire encore que les opprimés doivent élever la voix. C’est dans une obscurité plus grande qu’ils doivent faire éclater la trompette aux oreilles de la Société ― la Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde-sandwich qui se balade, inconsciente, portant, sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grand point d’interrogation ― tout rouge.


Paris, 1888.



mercredi 30 juillet 2014

" L’âge de l’ersatz " par William Morris ( 1894 )






La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines ‑ et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. 







 De même que l’on nomme certaines périodes de l’histoire l’âge de la connaissance, l’âge de la chevalerie, l’âge de la foi, etc., ainsi pourrais‑je baptiser notre époque “ l’âge de l’ersatz ”. En d’autres temps, lorsque quelque chose leur était inaccessible, les gens s’en passaient et ne souffraient pas d’une frustration, ni même n’étaient conscients d’un manque quelconque. Aujourd’hui en revanche, l’abondance d’informations est telle que nous connaissons l’existence de toutes sortes d’objets qu’il nous faudrait mais que nous ne pouvons posséder et donc, peu disposés à en être purement et simplement privés, nous en acquérons l’ersatz. L’omniprésence des ersatz et, je le crains, le fait de s’en accommoder forment l’essence de ce que nous appelons civilisation. (…)



Je pense pouvoir conclure cet exposé par la description de l’inquiétant tableau que compose l’addition de tous ces ersatz, la vie civilisée n’étant plus qu’un ersatz en comparaison de ce que devrait être la vie sur Terre. Je commencerai par des exemples très terre à terre, par le sujet trivial, prosaïque, du boire et du manger. On y trouve donc des ersatz ? Que trop hélas ! Vous avez tous entendu parler de ce que l’on nomme le pain ; je soupçonne cependant que vous êtes fort peu nombreux à avoir jamais goûté la denrée véritable, quoique l’ersatz qui l’a supplantée depuis longtemps vous soit familier.



Dans ma jeunesse, c’est surtout à la campagne qu’on mangeait du pain digne de ce nom et il était rare d’en trouver en ville. Aujourd’hui, le pain préparé par les boulangers des villages est plus mauvais encore que celui des villes. Les gens des campagnes, du moins de celles que je connais, ont cessé de fabriquer leur propre pain. Ils l’achètent à la boulangerie locale, tandis qu’il y a encore trente ans, ils le cuisaient chez eux. Dans presque tous les vieux cottages du voisinage (dans les comtés d’Oxford, de Gloucester, etc.), on peut encore apercevoir au fond de la cheminée le petit four rond, désormais sans emploi. Vous vous dites peut‑être que les gens peuvent toujours faire leur pain s’ils le désirent. Eh bien, non. Car une bonne miche de pain nécessite une bonne farine, et l’on n’en trouve plus. L’idéal du meunier moderne (importé, j’imagine, d’Amérique, patrie de l’ersatz) semble être de réduire les riches grains de blé en une poudre blanche dont la particularité est de ressembler à de la craie, car il recherche avant tout la finesse et la blancheur, au détriment des qualités gustatives.

 Vous voyez donc qu’il est désormais pratiquement impossible de trouver du pain. Et cela, vous devez le comprendre, est un trait essentiel du processus d’édification de la société de l’ersatz : on impose à toute une population un ersatz quelconque, et en un laps de temps très court l’authentique, le produit d’origine, disparaît totalement.(…)

Il suffit de regarder autour de soi pour constater à quel point nous sommes comblés d’ersatz dans le domaine de l’habillement. Observez n’importe quelle foule moderne : qu’il s’agisse du va‑et‑vient habituel de la rue, des gens allant travailler ou se promenant, ou d’un rassemblement lié à la politique ou aux loisirs, la couleur ordinaire des vêtements est un brun charbonneux d’où surgissent quelques nuances criardes provenant toujours des accoutrements féminins. Allez savoir ce qui nous retient de porter de belles couleurs harmonieuses, si ce n’est la tyrannie de l’ersatz quotidien ! Quant à la forme de nos habits, elle est généralement si hideuse qu’un être arrivant d’une autre planète y verrait à coup sûr un signe de décadence. (…)

Je ne considère pas les distractions publiques comme un sujet frivole. Au contraire, je constate douloureusement que la qualité des pièces de théâtre est tombée bien bas et que nous sont imposés de déplorables ersatz qui requièrent le travail de gens honnêtes et souvent non dénués d’intelligence. Ce phénomène mérite de retenir notre attention car la majorité des citadins mène une vie si triste, leur travail est si mécanique et monotone, leurs moments de détente si vides de sens et si souvent écourtés par les heures supplémentaires qu’ils se satisfont de n’importe quel divertissement. (…)

Parallèlement à la production de tous ces ersatz, je dois admettre qu’il existe un type de marchandises qui ne sont pas falsifiées à la façon des ersatz ‑ du moins si l’on s’en tient à leur fabrication, sans considérer leur destination. Je dis un, mais il s’agit plutôt de deux types : d’une part, les engins qui détruisent les biens et massacrent les individus, pour lesquels on déploie une ingéniosité fantastique confinant au génie (ce qui, soit dit en passant, n’est peut‑être pas mauvais car la guerre, en devenant de plus en plus onéreuse, pourrait ainsi disparaître). Voilà un genre de produits élaborés avec soin, prévoyance et succès ; d’autre part, l’ensemble des machines-­outils nécessitées par la production marchande, gloire de notre siècle, et qui semblent aujourd’hui approcher graduellement de la perfection. Cependant, aussi merveilleux soient le talent et l’habileté prodigués pour leur fabrication et leur usage, leur finalité même n’est qu’un ersatz. A quoi ces ingénieuses machines si proches de la perfection sont elles ingénieusement destinées ? A la production d’ersatz, purement et simplement, à la production d’objets que personne n’aurait l’idée d’utiliser s’il n’y était contraint, et qui supplantent les biens authentiques dont nous userions si nous le pouvions. (…)

Il faudrait donc que la douce terre de nos aïeux soit, jusque dans les campagnes les plus reculées, métamorphosée en un ersatz ! Comprenez-moi bien : je ne pense pas seulement aux horreurs indescriptibles des régions industrielles qui ont défiguré notre pays mais aussi à la banalisation du paysage rural. Les causes en sont multiples : la culture intensive, le déboisement massif, la suppression des haies, la misère sordide aux alentours des fermes ; mais aussi le plaisir que semblent éprouver les autorités, en particulier celles qui sont responsables de la construction des écoles, à substituer la laideur à la beauté : les grilles métalliques et les fils de fer barbelés au lieu de murets ou de haies, les ardoises à la place des tuiles ou des lauzes, les plantations de mélèzes et d’épicéas là où devraient croître des chênes et autres arbres dignes de ce nom, et ainsi de suite : autant de manières de démentir notre sotte vantardise quant à notre prospérité et notre bon sens. (…)

Le nom du mal qui empoisonne le monde civilisé, c’est la pauvreté. La raison pour laquelle nous créons tous ces ersatz est que nous sommes trop pauvres pour vivre autrement. Nous sommes trop pauvres pour pouvoir jouir des prairies enchanteresses, des landes battues par les vents, au lieu de quoi nous subissons les déserts effroyables qui nous entourent ; trop pauvres pour habiter des villes rationnelles judicieusement organisées et de belles maisons conçues pour abriter les honnêtes gens ; trop pauvres pour empêcher que nos enfants grandissent dans l’ignorance ; trop pauvres pour démolir les prisons et les hospices et rebâtir à leur place des halles et des édifices publics pour l’agrément des citoyens ; trop pauvres surtout pour donner à chacun la chance d’exercer l’activité pour laquelle il a le plus de capacités et donc à laquelle il prendra le plus de plaisir. Que dis‑je ! Trop pauvres pour que règne la paix entre nous, pour en finir avec la guerre entre riches et pauvres, entre ceux qui possèdent tout et ceux à qui tout manque.(…)

Mes amis, un très grand nombre de gens sont employés à produire de pures et simples nuisances, comme le fil de fer barbelé, l’artillerie lourde, les enseignes et les panneaux publicitaires disposés le long des voies ferrées, qui défigurent les champs et les prés, etc. Hormis ce genre de nuisances, combien de travailleurs fabriquent des marchandises dont la seule utilité est de permettre aux gens riches de ‘dépenser leur argent’, comme on dit. Combien d’autres encore produisent les ersatz destinés à la classe ouvrière, si pauvre qu’elle ne peut s’offrir mieux ? Travail d’esclaves pour les esclaves du travail, comme je les ai souvent appelés. En résumé, de quelque manière qu’on la considère, notre industrie n’est que gaspillage car le système qui la gouverne permet tout juste à chacun de subsister, certains honnêtement mais misérablement, d’autres malhonnêtement et médiocrement, un point c’est tout.

En fin de compte, la raison d’être de l’industrie n’est pas de créer des biens mais des profits réservés aux privilégiés qui vivent du travail des autres ‑ quoi qu’il lui arrive incidemment de produire des choses utiles sans lesquelles tout s’arrêterait. Telle est la finalité de notre système commercial et gouvernemental et de sa splendide organisation du travail, si magnifique et si infaillible. Tentez de lui faire mettre sur pied quoi que ce soit d’autre, il s’écroulera immédiatement car il est fait pour cela, exclusivement.

J’affirme que le peuple tout entier ne sera jamais heureux sous un tel régime, qui fait de la vie un lamentable ersatz. Le peuple tout entier ne sera heureux que lorsqu’il œuvrera pour lui-même et reconstruira la société dans ce but. Ce sera alors la fin de l’âge de l’ersatz ; car, pourquoi travailler en dépit du bon sens lorsqu’il s’agira de satisfaire nos propres désirs ? Chacun sera alors solidaire de son voisin, tout en lui témoignant sa confiance. L’artisan seul connaît la complexité de sa tâche et peut juger de sa perfection. Il n’y a que lorsque le charpentier travaille pour le forgeron, le forgeron pour le laboureur, et ainsi de suite, que toute activité humaine alors empreinte d’amitié devient passionnante. Ainsi nous ne vivrons plus dans des camps séparés, armés les uns contre les autres, mais dans différents ateliers dont tous partageront les secrets.

Survient donc la vieille question : ‘Comment s’y prendre ?’ Chers amis, vous en savez long désormais sur le sujet, aussi je ne m’y attarderai pas, sans pour autant éluder le problème. La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines ‑ et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. Vous devez donc riposter en exigeant d’être considérés comme des citoyens. (…)

Lorsque ce travail sera achevé, que le socialisme sera accepté, je pense que les moyens de le réaliser, en Angleterre du moins, seront à notre portée ; bientôt alors, nous découvrirons pratiquement que nous, les héritiers de toutes les époques passées, nous avions été frappés de pauvreté par une sorte de maléfice et non en raison de conditions immuables et naturelles. En d’autres termes, c’est par notre faute que nous menons cet ersatz de vie dont, sachons le, riches et pauvres pâtissent également ; les pauvres en souffrent au point d’en former comme une autre nation, de vivre dans un autre pays que celui des riches, qui ferait à ces derniers, si on les condamnait à y séjourner, l’effet d’une vaste prison gouvernée par la folie et la rapacité de cruels geôliers.



William Morris – L’âge de l’ersatz (1894) Conférence donnée le 18 novembre 1894, au New Islington Hall, dans le quartier populaire d‘Ancoats à Manchester.

http://infokiosques.net/lire.php?id_article=119

lundi 21 juillet 2014

" Ce que je crois " par Lewis Mumford ( 1930 )


 Ni l’art, ni la science, ni la conversation soutenue, ni l’accomplissement du moindre rite d’amour et d’amitié ne sont concevables sans loisirs. Si l’ère de la Machine renferme une promesse de culture, elle ne se réalisera pas en multipliant les automobiles et les aspirateurs, mais en aménageant des périodes de loisir. Mais aussi longtemps que notre critère sera le « confort » et non la vie, l’ère de la Machine demeurera stérile. (…)







Lorsque l’Europe entra en guerre , j’avais dix-huit ans et je croyais en la révolution. Parce que je vivais dans un monde qu’étouffaient l’injustice, la pauvreté et les conflits de classes, je souhaitais l’insurrection des opprimés qui renverserait la classe au pouvoir et établirait un régime égalitaire et fraternel. Au cours des années suivantes, j’appris à faire la différence entre un soulèvement de masse et l’effort spirituel prolongé qui aboutit à une révolution ; politiquement, je ne suis plus assez naïf pour croire qu’une insurrection peut changer la face du monde. Mais je n’ai jamais été Libéral, pas plus que je ne souscris à l’idée que la justice et la liberté ne sont bonnes qu’à doses homéopathiques. Si je ne peux pas me dire révolutionnaire aujourd’hui, ce n’est pas parce que les programmes actuels en faveur du changement me paraissent aller trop loin : la raison en est plutôt qu’ils sont superficiels et ne vont pas assez loin.  




Ce que je reproche principalement aux communistes russes, par exemple, n’est pas leur manière brutale d’établir un ordre nouveau, c’est plutôt leur adhésion à la moitié des idées erronées du système de pensée mécaniste dominant à l’époque où Marx formula ses dogmes révolutionnaires. Ce système subordonne toutes les valeurs humaines à un schéma utilitariste mesquin, comme si la production était une fin en soi, et cela aboutit à une caricature de société et de personnalité humaine. Le communiste orthodoxe n’a pas échappé à la prison mécaniste en s’en emparant et en assumant la charge de geôlier, et une prison n’est pas plus attirante si on l’appelle Palais des Prolétaires. Mon but serait une vie nouvelle et pas simplement un nouvel équilibre de la puissance. Cette vie transformerait le monde actuel de manière bien plus radicale que ne l’a fait la Russie Soviétique. (…)

Ainsi la vie implique ces multiples coopérations, et plus elle est raffinée, plus ce réseau se complexifie, et plus on en prend conscience. Goethe déclara un jour que les sources de sa pensée étaient si nombreuses que quiconque tenterait de les découvrir serait bien en peine de lui reconnaître quelque originalité, et comme l’honnêteté de Goethe n’avait d’égal que son orgueil, on peut considérer que son témoignage a valeur de preuve. L’homme d’affaires qui s’imagine être l’auteur de sa propre fortune, ou l’inventeur qui se croit propriétaire de son invention prouvent seulement qu’ils ignorent tout de leurs sources. La contribution individuelle, le travail d’une seule génération sont quantités négligeables : tout l’honneur en revient à la société humaine dans son ensemble et ils doivent tout à sa longévité.

Cette doctrine va exactement à l’encontre de certaines habitudes intellectuelles et d’attitudes « optimistes » et défavorables à la vie qui se sont répandues au cours des trois derniers siècles, et en particulier l’idée que le confort, la sécurité et l’absence d’effort physique sont les plus grands bienfaits de la civilisation et que toute autre préoccupation humaine – la religion, l’art, l’amitié, la famille, l’amour, l’aventure – doit céder le pas à la production d’une quantité toujours croissante d’objets de « confort » et de « luxe ». Parce qu’ils en étaient convaincus, les utilitaristes ont fait d’une condition élémentaire de la vie un but en soi. Soucieux d’amasser puissance, richesses et marchandises, ils ont appelé la science et la technologie moderne à la rescousse. C’est pour cette raison que nous nous attachons aux « choses » et que nous avons toutes sortes de possessions hormis la maîtrise de nous-mêmes.

De nos jours, seule une minorité favorisée de gens aisés, ainsi qu’une poignée de « pauvres non méritants » (pour reprendre l’expression de Doolittle dans Pygmalion) comprennent quels usages on peut faire du loisir sans s’ennuyer et sans redouter d’en disposer. En donnant la primauté aux affaires sur toute autre manifestation de la vie, notre civilisation que régentent les machines et l’argent oublie la grande affaire de la vie : c’est-à-dire la croissance, la reproduction et le développement. Elle accorde énormément d’attention à l’incubateur mais oublie l’œuf !  

On peut raisonnablement en conclure que le travail servile – quand bien même il produit du « confort » – devrait être réduit au minimum, et qu’en raccourcissant la journée de travail, on doit étendre le loisir à tous, au lieu de le tolérer comme s’il était un châtiment pour le « chômeur ». Ni l’art, ni la science, ni la conversation soutenue, ni l’accomplissement du moindre rite d’amour et d’amitié ne sont concevables sans loisirs. Si l’ère de la Machine renferme une promesse de culture, elle ne se réalisera pas en multipliant les automobiles et les aspirateurs, mais en aménageant des périodes de loisir. Mais aussi longtemps que notre critère sera le « confort » et non la vie, l’ère de la Machine demeurera stérile. (…)

Ce qui vaut pour les arts contemplatifs vaut également pour les arts actifs : la danse, la gymnastique et, peut-être par-dessus tout, pour les relations sexuelles. Privés de loisirs, de repos et d’énergie, ils perdent leur élan interne et ne peuvent être menés à bien qu’en participant à des compétitions athlétiques, ou parce qu’une mauvaise santé nous y contraint, ou par l’ingestion préalable d’alcools forts. Pourtant ces arts sont aussi essentiels à la vie que la plus bénéfique des activités industrielles. Dans la mesure où nombre de communautés primitives ont continué à pratiquer ces arts actifs d’une manière plus constante et plus authentique que notre civilisation occidentale, nous ne devrions pas tant nous vanter de notre supériorité ; car notre « progrès » n’est pas exempt d’échecs et de régressions dans des domaines beaucoup plus essentiels à notre bien-être que la production à moindre coût de fonte brute.

Contre l’activité concrète et unilatérale que promeuvent les idéaux utilitaristes, le fonctionnement de la technologie moderne et sa spécialisation à outrance, je crois à un développement équilibré et harmonieux à la fois de la personnalité humaine et de la communauté elle-même. L’économie y aurait sa place, mais elle ne le dirigerait pas. (…)

Il est indispensable de faire l’expérience directe du travail manuel et du plaisir esthétique, de traverser des périodes de sécurité et d’autres plus hasardeuses, des périodes d’absorption intellectuelle et de repos physique. Il est essentiel de savoir ce que signifie être cuisinier, vagabond, amant, terrassier, parent, travailleur responsable C’est ainsi, et en nous frottant à d’autres personnalités, que nous explorons ce qui nous entoure ainsi que nos propres possibilités – plutôt que de nous recroqueviller et de nous engager, après une ou deux escarmouches, dans une guerre d’usure contre la vie, dans l’espoir de nous assurer un maximum de sécurité et de confort, retranchés dans quelque activité spécialisée et scrutant l’horizon à travers un périscope. ()

Être vivant, agir, incarner la finalité et la valeur de la vie, être pleinement humain, sont des buts difficiles à atteindre. Qui ne connaît pas d’heures mornes, de moments d’apathie ou de dépression – et qui ne supporte parfois de n’être que l’ombre de soi-même ? Ces buts n’en sont pas moins souhaitables pour autant. Du moins sont-ils accessibles ; et en les poursuivants, on se lève tôt et on s’enivre de la rosée du matin ou, le soir venu, on se couche la conscience en paix, comme on espère pouvoir le faire au jour de sa mort, sans amertume ou vains regrets.

S’il faut appeler religion ce qui nous fait prendre conscience qu’il existe des choses qui valent la peine qu’on meure pour elles, que nous sommes solidaires de toute vie, qui nous donne ce sentiment d’être dépositaire d’une finalité essentielle, inséparable de la nature des choses et même de ces malheurs, parfois cruels, que nous avons tant de peine à comprendre – on peut dire que ma conviction est une foi religieuse. Car un amoureux accompli sait triompher mais aussi renoncer ; et celui qui aime assez la vie n’éprouvera pas de ressentiment et saura reconnaître le bon moment. La vie ne vaut que si nous témoignons de sa signification et non parce que nous accumulons richesse, pouvoir ou longévité.


Lewis Mumford, The Forum – novembre 1930.




" Les fous gouvernent nos affaires " par Lewis Mumford ( 1946 )

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.