samedi 15 juin 2013

" Le danger du bricolage génétique " par Erwin Chargaff ( 1976 )





Ce monde nous est prêté. Nous ne faisons qu’y passer, et au bout de peu de temps, nous laissons la terre, l’eau et l’air à ceux qui nous succèdent. Ma génération ‑ ou peut-être celle qui l’a précédée ‑ est la première à avoir livré à la nature une guerre coloniale exterminatrice sous la bannière des sciences.

L’avenir nous maudira pour cela.





 Je ne pense pas qu’aucune organisation terroriste ait jamais demandé à la police fédérale de fixer des directives pour l’expérimentation correcte de bombes, mais je n’ai aucun doute quant à la réponse qu’elles auraient reçue, en l’occurrence de s’abstenir de tout acte répréhensible. Cela vaut également pour ce dont je voudrais parler ici : aucun rideau de fumée, aucun laboratoire de haute sécurité de type P3 ou P4 ne peut absoudre un chercheur s’il a fait du tort à un seul de ses prochains. Il me faut mettre mon espoir dans les femmes de ménage et les soigneurs employés dans les laboratoires où l’on joue avec des acides nucléiques recombinés, dans les juristes qui doivent reconnaître que la poursuite des erreurs médicales biologiques est une occasion en or, et dans les cours d’assises qui abhorrent toute espèce de docteurs.

En me battant, à l’instar de Don Quichotte, contre des moulins à vent pourvus du titre de «Dr med.», je m’attaquerai d’abord à la principale folie, à savoir le choix d’un hôte comme l’Escherichia coli. Voici ce qu’on lit à son propos dans un manuel de microbiologie apprécié: «E. coli est appelé colibacille, car il représente l’espèce prépondérante présente dans le tube digestif.» Nous hébergeons effectivement plusieurs centaines de variantes de cet utile micro-organisme. Il est responsable de quelques infections, mais sans doute de davantage de travaux scientifiques que tout autre organisme vivant. Si notre époque se sent appelée à créer de nouvelles sortes de cellules vivantes ‑ que notre monde n’a probablement jamais vues depuis qu’il existe ‑, pourquoi choisir un microbe qui vit avec nous depuis très longtemps avec plus ou moins de bonheur? Simplement parce que nous en savons bien plus sur l’E. coli que sur toute autre chose, y compris nous-mêmes. Mais est-ce une réponse valable? Prenez votre temps, faites bien vos recherches, et vous finirez par découvrir quantité de choses sur des organismes qui ne peuvent pas vivre dans le corps humain ou animal. Rien ne presse.  ( ... )

S’il est vraiment indispensable que le Dr Frankenstein continue à fabriquer ses petits monstres biologiques ‑ ce dont je nie et l’urgence et la nécessité ‑, faut-il que cela se fasse au sein d’E. coli? C’est un domaine où chaque expérience est un coup tiré au hasard; qui peut savoir ce qui a pu être implanté en même temps dans l’ADN des plasmides que le bacille va multiplier jusqu’à la fin des temps? Et en fin de compte, malgré toutes les mesures de sécurité, cette chose finira par se retrouver dans l’organisme des hommes et des animaux. Il n’y a pas de véritable différence entre l’intérieur et l’extérieur. On nous assure certes que les travaux seront effectués avec des virus lambda affaiblis et des souches modifiées, défectueuses d’E. coli, qui ne peuvent vivre dans le tube digestif. Mais qu’en est-il de la modification du matériel génétique dans le tube digestif? Comment pouvons-nous être sûrs de ce qui arrivera une fois ces bestioles sorties du laboratoire? Voici ce qu’en dit le manuel déjà cité: «Il ne faut effectivement pas négliger l’éventualité qu’après recombinaison génétique, des bacilles intestinaux inoffensifs deviennent virulents.» Je pense pour ma part à quelque chose de plus grave que la virulence. Nous jouons avec le feu. ( ... )
  
Il reste cependant un problème capital qui dépasse tout cela de loin, le caractère irrévocable de cette entreprise. On peut abandonner la fission de l’atome, mettre un terme aux voyages sur la Lune; on peut s’abstenir d’utiliser des aérosols; on peut même imaginer que soit prise la décision de ne plus tuer des populations entières à l’aide de quelques bombes. Mais de nouvelles formes de vie ne peuvent revenir en arrière. Une cellule reconstruite et viable d’E. coli, véhiculant un ADN de plasmide où a été transplanté un fragment d’ADN eucaryote, vivra plus longtemps que nous et même que nos enfants. Cette attaque irréversible de la biosphère est une chose inouïe, impensable pour les générations précédentes, et je voudrais que notre génération ne s’en fût pas rendue coupable. L’abâtardissement de Prométhée et d’Erostrate ne peut que donner de mauvais résultats.
De fait, la plupart des résultats publiés à ce jour dans ce domaine sont peu convaincants. Nous en savons bien peu sur l’ADN eucaryote. Le sens des interruptions et des séquences fréquemment répétées dans l’ADN, de même que la fonction de l’hétérochromatine ne nous sont pas encore tout à fait clairs. On a l’impression que les essais consistant à inclure un fragment d’ADN animal dans l’ADN d’un plasmide microbien ont été faits sans qu’on sache exactement ce qui se passait. La place qu’occupe un gène donné dans l’ADN par rapport aux séquences de nucléotides voisines est-elle laissée au hasard ou bien résulte-t-elle d’un contrôle et d’une régulation réciproques? Pouvons-nous être sûrs ‑ pour ne citer qu’une improbabilité fantastique ‑ que le gène d’une hormone protidique donnée, qui ne fonctionne que dans certaines cellules spécialisées, ne devienne pas carcinogène s’il est introduit seul dans l’intestin? Est-il sensé de mélanger ce que la nature a séparé, à savoir les génomes de cellules eucaryotes et procaryotes?
Le pire est que nous ne le saurons jamais. En ce qui concerne l’homme, les bactéries et virus ont toujours fait partie d’un très puissant mouvement clandestin de la biologie. Il y a beaucoup de lacunes dans notre connaissance de la guérilla qu’ils livrent aux formes supérieures de vie. En ajoutant à cet arsenal des constructions de vie imprévisibles ‑ des procaryotes qui clonent les gènes eucaryotes ‑, nous jetons un voile d’incertitude sur la vie des générations futures. Avons-nous le droit de contrarier irrévocablement la sage évolution de millions d’années, pour satisfaire l’orgueil et la curiosité de quelques scientifiques?
Ce monde nous est prêté. Nous ne faisons qu’y passer, et au bout de peu de temps, nous laissons la terre, l’eau et l’air à ceux qui nous succèdent. Ma génération ‑ ou peut-être celle qui l’a précédée ‑ est la première à avoir livré à la nature une guerre coloniale exterminatrice sous la bannière des sciences.
L’avenir nous maudira pour cela.
Erwin Chargaff
Texte publié dans Le feu d’Héraclite, scènes d’une vie devant la nature, 1978 (trad. fr. éd. Viviane Hamy, 2006), pp. 292-297.



 sniadecki.wordpress.com

jeudi 6 juin 2013

" Paradoxe des anniversaires "



Il y a une chance sur 4 milliards 100 millions que dans un groupe de 120 personnes, réunies au hasard, il n'y ait pas deux personnes qui aient leur anniversaire le même jour de l'année.

  

Le paradoxe des anniversaires, dû à Richard von Mises, est à l'origine une estimation probabiliste du nombre de personnes que l'on doit réunir pour avoir une chance sur deux que deux personnes de ce groupe aient leur anniversaire le même jour de l'année. Il se trouve que ce nombre est 23, ce qui choque un peu l'intuition. À partir d'un groupe de 57 personnes, la probabilité est supérieure à 99 %.
Cependant, il ne s'agit pas d'un paradoxe dans le sens de contradiction logique ; c'est un paradoxe, dans le sens où c'est une vérité mathématique qui contredit l'intuition : la plupart des gens estiment que cette probabilité est très inférieure à 50 %. ( ... )

Le problème des anniversaires revient à choisir un nombre n d'éléments dans un ensemble qui en comprend N, sans retrait ; c'est-à-dire sans retirer les éléments choisis, si bien que certains peuvent être identiques. Le paradoxe des anniversaires est bien un cas de ce type, car chacun a une date d'anniversaire plus ou moins aléatoire, et il n'y a pas a priori de raison autre que la probabilité pour que deux dates soit identiques ou différentes. ( ... )


Si l'on considère un nombre tiré donné, quelles sont ses chances d'être identique à un autre? Il peut être égal à n'importe quel autre ; en revanche, le nombre total de possibilités restreint ses chances : on a donc intuitivement une chance proportionnelle à n / N. Mais cette chance-là s'applique à tous les nombres tirés, si bien qu'au final la chance qu'un nombre tiré quelconque soit identique à n'importe quel autre nombre tiré est dans une proportion de n^2 / N. C'est là que notre intuition est trompée.
C'est là une grossière approximation valable seulement si n est bien plus petit que N. (Lorsque n grandit, ce raisonnement devient faux car un nombre de plus en plus grand de cas est compté plusieurs fois.) Mais cela donne néanmoins une idée des chances réelles et du point où notre appréciation intuitive est erronée : on s'attend à ce que la probabilité de coincidence soit en rapport de n / N ; et donc « logiquement » qu'une probabilité de coincidence de 50 % soit grosso modo atteinte lorsque n est environ égal à N/2.
Cela revient à dire que l’on confond la question posée : les chances de n’importe quel élément choisi d’être identique à n’importe quel autre, avec une autre question proche : les chances de n’importe quel élément choisi d’être identique à un autre élément donné. Dans le cas des anniversaires, on tend à évaluer intuitivement la probabilté pour que la date d’anniversaire de quiconque soit le même qu’une date d’anniversaire donnée (par exemple, la mienne) ; au lieu de la probabilité pour que la date d’anniversaire de quiconque soit la même que celle de n’importe qui d’autre.
Reste à savoir pourquoi notre intuition est ainsi trompée, c’est-à-dire pourquoi elle ne semble pas spontanément capable d’aborder correctement un problème de ce type. C’est une question pour les sciences cognitives. ( ... )

Le plus simple pour obtenir le résultat annoncé est de calculer la probabilité que chaque personne ait un jour anniversaire différent de celui des autres : l’inverse de ce que l’on cherche. On va procéder par dénombrement, c'est-à-dire, que nous allons compter le nombre de cas où n personnes ont des jours d'anniversaires différents et nous diviserons par le nombre de possibilités. Il y a n personnes, pour chacune il y a 365 jours possibles, donc au total si on ne se fixe aucune contrainte, il a 365^n possibilités. Si maintenant on veut des jours différents, nous obtenons un arrangement de n parmi 365, soit : A^n_{365}=(365-0)(365-1)...(365-n+1)=\frac{365!}{(365-n)!}.

On a donc
\overline{p}(n)= \frac{365!}{(365-n)!} \cdot \frac{1}{365^n}


 Or, l'événement « un jour anniversaire différent par personne » est le complémentaire de « au moins deux identiques ». Par conséquent la probabilité recherchée est p(n)=1-\overline{p}(n).
En faisant l'application numérique, on trouve 50,73 % pour vingt-trois personnes.

np(n)
52,71 %
1011,69 %
1525,29 %
2041,14 %
2350,73 %
2556,87 %
3070,63 %
4089,12 %
5097,04 %
6099,41 %
8099,99 %
10099,99997 %
20099,9999999999999999999999999998 %
300 \left(1 - \left(7 .10^{-73}\right)\right)\cdot100\%
350\left(1 - \left(3 . 10^{-131}\right)\right)\cdot100\%
> 366100 % (par le principe des tiroirs)

Probabilité de non-coïncidence de 2 anniversaires en fonction du nombre de personnes.

mardi 21 mai 2013

" Le Yalou " par Paul Valéry ( 1895 )






L’intelligence, pour vous, n’est pas une chose comme les autres. Elle n’est ni prévue, ni amortie, ni protégée, ni réprimée, ni dirigée ; vous l’adorez comme une bête prépondérante. Chaque jour elle dévore ce qui existe. Elle aimerait à terminer chaque soir un nouvel état de société.


En septembre mil huit cent quatre-vingt-quinze, et en Chine, un jour bleu et blanc, le lettré me conduisit à un phare de bois noir, sur le sable du rivage. Nous quittâmes les derniers bosquets. Nous marchâmes, dormants, assoupis par la paresse du sol en poudre fondante, par qui étaient bus nos efforts, et qui descendait sous nos pas. Nous quittâmes le sable, enfin. ( ... )

J’ignore comment vint à mon compagnon un désir de parler et de vaincre l’air délicieux, l’oubli. Je me disais : Que va-t-il dire ? aux premiers mots obscurs. 
– Nippon, dit-il, nous faire la guerre. Ses grands bateaux blancs fument dans nos mauvais rêves. Ils vont troubler nos golfes. Ils feront des feux dans la nuit paisible. 
– Ils sont très forts, soupirai-je, ils nous imitent. 
– Vous êtes des enfants, dit le Chinois, je connais ton Europe.  
En souriant tu l’as visitée. 
– J’ai peut-être souri. Sûrement, à l’ombre des autres regards, j’ai ri. La figure que je me vois seul, riait abondamment, tandis que les joyeux moqueurs qui me suivaient et me montraient du doigt n’auraient pu supporter la réflexion de leur propre vie. Mais je voyais et je touchais le désordre insensé de l’Europe. Je ne puis même pas comprendre la durée, pourtant bien courte, d’une telle confusion. Vous n’avez ni la patience qui tisse les longues vies, ni le sentiment de l’irrégularité, ni le sens de la place la plus exquise d’une chose, ni la connaissance du gouvernement. Vous vous épuisez à recommencer sans cesse l’oeuvre du premier jour. Vos pères ainsi sont deux fois morts, et vous, vous avez peur de la mort. 
« Chez vous, le pouvoir ne peut rien. Votre politique est faite de repentirs, elle conduit à des révolutions générales, et ensuite aux regrets des révolutions, qui sont aussi des révolutions. Vos chefs ne commandent pas, vos hommes libres travaillent, vos esclaves vous font peur, vos grands hommes baisent les pieds des foules, adorent les petits, ont besoin de tout le monde. Vous êtes livrés à la richesse et à l’opinion féroces. Mais touche de ton esprit la plus exquise de vos erreurs. 
« L’intelligence, pour vous, n’est pas une chose comme les autres. Elle n’est ni prévue, ni amortie, ni protégée, ni réprimée, ni dirigée ; vous l’adorez comme une bête prépondérante. Chaque jour elle dévore ce qui existe. Elle aimerait à terminer chaque soir un nouvel état de société. Un particulier qu’elle enivre, compare sa pensée aux décisions des lois, aux faits eux-mêmes, nés de la foule et de la durée : il confond le rapide changement de son coeur avec la variation imperceptible des formes réelles et des Êtres durables. (Durant une fleur, mille désirs ont existé ; mille fois, on a pu jouir d’avoir trouvé le défaut de la corolle... mille corolles qu’on a crues plus belles ont été coloriées dans l’esprit, mais ont disparu...) C’est par cette loi que l’intelligence méprise les lois... et vous encouragez sa violence ! Vous en êtes fous jusqu’au moment de la peur. Car vos idées sont terribles et vos coeurs faibles. Vos pitiés, vos cruautés sont absurdes, sans cal-me, comme irrésistibles. Enfin, vous craignez le sang, de plus en plus. Vous craignez le sang et le temps. 
« Cher barbare, ami imparfait, je suis un lettré du pays de Thsin, près de la mer Bleue. Je connais l’écriture, le commandement à la guerre, et la direction de l’agriculture. Je veux ignorer votre maladie d’inventions et votre débauche de mélange d’idées. Je sais quelque chose de plus puissant. Oui, nous, hommes d’ici, nous mangeons par millions continuels, les plus favorables vallées de la terre ; et la profondeur de ce golfe immense d’individus garde la forme d’une famille ininterrompue depuis les premiers temps. Chaque homme d’ici se sent fils et père, entre le mille et le dix mille, et se voit saisi dans le peuple autour de lui, et dans le peuple mort au-dessous de lui, et dans le peu-ple à venir, comme la brique dans le mur de briques. Il tient. Chaque homme d’ici sait qu’il n’est rien sans cette terre pleine, et hors de la merveilleuse construction d’ancêtres. Au point où les aïeux pâlissent, commencent les foules des Dieux. Celui qui médite peut mesurer dans sa pensée la belle forme et la solidité de notre tour éternelle. 
« Songe à la trame de notre race ; et, dis-moi, vous qui coupez vos racines et qui desséchez vos fleurs, comment existez-vous encore ? Sera-ce longtemps ? 
« Notre empire est tissu de vivants et de morts et de la nature. Il existe parce qu’il arrange toutes les choses. Ici, tout est historique : une certaine fleur, la douceur d’une heure qui tourne, la chair délicate des lacs entrouverts par le rayon, une éclipse émouvante... Sur ces choses, se rencontrent les esprits de nos pères avec les nôtres. Elles se reproduisent et, tandis que nous répétons les sons qu’ils leur ont donnés pour noms, le souvenir nous joint à eux et nous éternise. 
« Tels, nous semblons dormir et nous sommes méprisés. Pourtant, tout se dissout dans notre magnifique quantité. Les conquérants se perdent dans notre eau jaune. Les armées étrangères se noient dans le flux de notre génération, ou s’écrasent contre nos ancêtres. Les chutes majestueuses de nos fleuves d’existences et la descente grossissante de nos pères les emportent. 
« Ils nous faut donc une politique infinie, atteignant les deux fonds du temps, qui conduisent mille millions d’hommes, de leurs pères à leurs fils, sans que les liens se brisent ou se brouillent. Là est l’immense direction sans désir. Vous nous jugez inertes. Nous conservons simplement la sagesse suffisante pour croître démesurément, au-delà de toute puissance humaine, et pour vous voir, malgré votre science furieuse, vous fondre dans les eaux pleines du pays du Thsin. Vous qui savez tant de choses, vous ignorez les plus antiques et les plus fortes, et vous désirez avec fureur ce qui est immédiat, et vous détruisez en même temps vos pères et vos fils. 
« Doux, cruels, subtils ou barbares, nous étions ce qu’il faut à son heure. Nous ne voulons pas savoir trop. La science des hommes ne doit pas s’augmenter indéfiniment. Si elle s’étend toujours, elle cause un trouble incessant et elle se désespère elle-même. Si elle s’arrête, la décadence paraît. Mais, nous qui pensons à une durée plus forte que la force de l’Occident, nous évitons l’ivresse dévorante de sagesse. Nous gardons nos anciennes réponses, nos Dieux, nos étages de puissance. Si l’on n’avait conservé aux supérieurs, l’aide inépuisable des incerti-tudes de l’esprit, si, en détruisant la simplicité des hommes, on avait excité le désir en eux, et changé la notion qu’ils ont d’eux-mêmes les supérieurs étaient restés seuls dans une nature devenue mauvaise, vis-à-vis du nombre effrayant des sujets et de la violence des désirs – ils auraient succombé, et avec eux, toute la force de tout le pays. Mais notre écriture est trop difficile. Elle est politique. Elle renferme les idées. Ici, pour pouvoir penser, il faut connaître des signes nombreux ; seuls y parviennent les lettrés, au prix d’un labeur immense. Les autres ne peuvent réfléchir profondément, ni combiner leurs informes desseins. Ils sentent, mais le sentiment est toujours une chose enfermée. Tous les pouvoirs contenus dans l’intelligence restent donc aux lettrés, et un ordre inébranlable se fonde sur la difficulté et l’esprit. 
« Rappelle-toi maintenant que vos grandes inventions eurent chez nous leur germe. Comprends-tu désormais pourquoi elles n’ont pas été poursuivies ? Leur perfection spéciale eût gâté notre lente et grande existence en troublant le régime simple de son cours. Tu vois qu’il ne faut pas nous mépriser, car, nous avons inventé la poudre, pour brandir, le soir, des fusées. ( ... )

Cet essai a été écrit en 1895, pendant la première guerre sino-japonaise.

 Le Yalou est un fleuve à la frontière de la Chine et de l’actuelle Corée du Nord. Il fut le théâtre de violents combats pendant la guerre sino-japonaise en 1894/1895.


Regards sur le monde actuel et autres essais. ( 1945 ) p. 111


 classiques.uqac.ca 



samedi 11 mai 2013

" Oubli de la fréquence de base "


L'oubli de la fréquence de base (aussi connue sous le nom de négligence de la taille de l'échantillon) est un biais cognitif lié aux lois statistiques, qui se manifeste par le fait que les gens oublient souvent de considérer la fréquence de base de l'occurrence d'un événement (sa probabilité a priori, en termes bayésiens) lorsqu'ils cherchent à en évaluer une probabilité.
Le plus souvent, cela conduit à surestimer cette probabilité.

Supposons une ville avec un million d'habitants. Sur ce million d'habitants, 100 sont des terroristes connus et 999 900 ne sont pas des terroristes. Afin de détecter les terroristes, la ville souhaite installer des caméras de vidéo-surveillance avec un dispositif de reconnaissance faciale automatique. Cependant, la reconnaissance faciale n'est pas parfaite ; supposons que le taux d'erreur soit de 1 %.

Si une personne prise au hasard parmi les citoyens déclenche une alerte, quelle est la chance que ce soit un terroriste ?

Si l'on raisonne avec oubli de la fréquence de base, on considère uniquement le taux d'erreur de 1 %, et on conclut sur une probabilité de 99 % que le citoyen soit effectivement un terroriste.
Lorsqu'on comptabilise l'ensemble des alertes, deux situations se présentent :

  • 99 % des terroristes feront sonner l'alerte (taux d'erreur de 1 % de faux négatifs) ;

  • 1 % des non-terroristes feront également sonner l'alerte (taux d'erreur de 1 % de faux positifs).

Cela représente 99 terroristes sur 100 et 9999 non-terroristes sur 999 900, soit un total de 10 098 alertes. Lorsqu'une alerte se déclenche, la probabilité que le citoyen soit effectivement un terroriste est donc de 99 sur 10 098, soit 0,98 %.

 La probabilité qu'une alerte soit fausse est donc de 9999 sur 10 098, soit 99,02 %.


lundi 6 mai 2013

" Le monde comme fantôme et comme matrice. " par Günther Anders ( 1956 )




« Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé». L’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin ».


I. Le monde livré à domicile

2. La consommation de masse, aujourd’hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse.

La convergence de la production de masse et de la consommation de masse n’était pas assurée par le cinéma, puisque d’innombrables consommateurs y jouissaient d’un exemplaire unique d’une marchandise. La radio et la télévision connaissent le succès parce qu’elles réalisent cette convergence : la masse est fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs. Et on doit acheter, en plus de la marchandise, les instruments qu’exige sa consommation. Les individus n’ont plus à se déplacer, mais la même marchandise est livrée à domicile, dans chaque famille, pour chaque homme de masse. « Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites ».

Ainsi, de même que la production industrielle, d’abord centralisée, s’est disséminée, de même, la consommation se dissémine ; mais ceci correspond bien à une dissémination de la production … de l’homme de masse. En effet, l’homme étant ce qu’il mange, on produit des hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse. Pendant ses loisirs, l’homme est un travailleur à domicile (bénévole, et qui doit payer son instrument de travail) : il travaille à se transformer lui-même en homme de masse. C’est un progrès : du temps de Le Bon ou d’Hitler, il fallait réunir les hommes en masse pour produire l’homme de masse. Aujourd’hui, « l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui » et ils « réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu ».

3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale ; la famille devient un public en miniature.

La famille est « dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet ». Avant, la table massive de la salle à manger était le point de rassemblement de la famille, le lieu où se tramait le tissu familial. « Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran ». Ce n’est pas un simple changement d’objet : la table était centripète, l’écran est centrifuge. « En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le monde de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y participent pas vraiment) ».

4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs.

Devant la radio et la télévision nous nous parlons de moins en moins. Nous sommes un public à l’écoute d’un tiers, sans rapport autonome, intime. Nous ne faisons plus qu’écouter, et sommes privés de la parole : nous devenons des « êtres infantiles « . La langue de cet être qui n’a plus rien à dire s’appauvrit. « Mais ce qui s’appauvrit ici, (…) n’est pas seulement la subtilité de l’expression mais celle de l’homme lui-même ». « L’homme est articulé comme lui-même articule, et se désarticule quand il cesse d’articuler« . ( ... )

Alors que nous vivons de façon aliénée, « dans un monde distancié », on nous présente ce monde comme si nous étions intimes avec lui : c’est la « familiarisation » du monde (ainsi : la bombe à hydrogène nommée « Pépé »). Ainsi, les stars, nous sont présentées de façon intime, quand nous ne connaissons pas notre voisin de palier ; le Président vient discuter auprès de la cheminée. « En fait, toute retransmission comporte cette dimension de tutoiement, tout ce qui est livré à domicile invite au tutoiement ». C’est une modalité exacerbée de l’anthropocentrisme : « nous nous représentons n’importe quel être à notre image » : ainsi les martiens viennent nous voir en soucoupe volante. Le rapport au passé est aussi concerné : Socrate appelé « un sacré type », les grands hommes considérés comme des provinciaux, puisqu’ils n’avaient pas l’électricité… « L’effet de cette méthode prétendument destinée à rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler (…) voire à l’abolir (…). Car le passé considéré sous le seul angle de la possibilité d’y trouver des copains est aboli en tant qu’histoire » .

Les techniques de distraction, elles, n’utilisent l’instant que pour favoriser davantage la dispersion de l’homme, sa délocalisation, sa désindividualisation. L’homme exténué par son travail s’abandonne aux distractions télévisées, qui lui offrent un repos occupé. Il s’agit d’éviter l’effort, mais aussi l’angoisse du vide, par l’évasion passive qu’apportent les programmes. Cela va plus loin : l’homme se déstructure, et doit accorder à chaque organe l’occupation factice qui le sauvera du désœuvrement. 

« L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international ». « Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé». L’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin ».

14. Tout ce qui est rel devient fantomatique, tout ce qui est fictif devient réel. Les grands-mères abusées tricotent pour des fantômes et sont transformées en idolâtres par la télévision.

Les événements retransmis sont fantômatiques, mais ne se réduisent pas à une apparence esthétique. Les fantômes s’emparent de nous. Nous ne distinguons plus le futile et le sérieux. La panique provoquée par La Guerre des mondes d’Orson Welles en est le modèle, repris tous les jours par l’implication absolue des vieilles dames dans la vie de leurs héros de feuilletons, s’inquiétant plus du sort du héros que de celui de leur mari sur le front, submergeant les stations de radio sous les paquets de lingerie pour bébé quand un nouveau fantôme doit arriver. « Ces victimes des fantômes sont trompées dans leur humanité même, puisque leur subjectivité et le monde sont deux choses désormais définitivement coupées l’une de l’autre« . Deux rapprochements assez cruels sont possibles :

- « Les brassières qui s’empilent dans les stations de radio à l’intention d’enfants qui n’existent pas ressemblent beaucoup aux offrandes qui s’accumulaient autrefois sur les marches des autels consacrés aux idoles ».

- « Comme chacun sait, on ne mène plus aujourd’hui les taureaux aux vaches, mais on leur fait monter ce qu’on appelle en anglais des « dummies » et en allemand des « Attrappen », c’est-à-dire des leurres. Si l’on procède ainsi, c’est parce que leur pulsion, aussi longtemps qu’elle restait à l’état naturel, ne donnait lieu qu’au plus extrême gaspillage (…). C’est maintenant au tour des sentiments de l’être humain, jusqu’ici « gaspillés », d’être mis au service de l’industrie ». ( ... )

IV. La matrice.

21. Le conditionnement des besoins. Les offres de la marchandise sont les commandements d’aujourd’hui. Les marchandises ont soif, et nous avec elles.

Le conditionnement le plus efficace est le plus invisible, celui qui ne nous pèse pas plus que l’océan pour les poissons. Le mieux est que ce conditionnement soit désiré. « Parmi les tâches actuelles de la standardisation et même de la production, il n’y a donc pas seulement la standardisation des produits mais aussi celle des besoins (il faut que les consommateurs aient soif de produits standardisés) ». Deux forces participent à produire cela :

- Pour combler le fossé entre le produit offert et le besoin, on mobilisela force de la morale, le commandement de la marchandise. Celui qui ne désire pas ce qu’on lui offre est immoral. « Ce que nous devons faire ou renoncer à faire aujourd’hui, si l’on met de côté le peu qu’il subsiste des mœurs des époques antérieures, est défini par ce que nous devons acheter. » Qui tente de se soustraire à certains achats considérés comme des musts sera perçu comme « non-conforme », moralement et politiquement suspect. Le refus d’acheter est « une menace pour les légitimes exigences de la marchandise », qui est pire que le vol. En effet le voleur respecte la morale de la marchandise. « Au contraire, « le simple fait de ne pas posséder de voiture et de pouvoir, par conséquent, être pris en flagrant délit de non-achat, ou plutôt de non-besoin » a conduit l’auteur, au cours d’une promenade à pied (sans but économique, et sans voiture), à être réprimandé et menacé par un policier. On comprend ainsi pourquoi « même ceux qui ne peuvent pas se le permettre achètent les marchandises offertes ». 

A cet égard, « rien peut-être ne joue un rôle plus fondamental dans la vie spirituelle de l’homme d’aujourd’hui que la contradiction entre ce qu’il ne peut pas se permettre d’acheter et ce qu’il ne peut pas se permettre de ne pas avoir « . Et si l’on finit par céder c’est pour être alors absolument esclave de la marchandise : « il n’est bien sûr moralement pas question de l’avoir sans profiter au maximum de ce qu’elle peut offrir ». « C’est donc aussi pour des raisons morales que nous acceptons de subir en permanence ce que nous livrent et nous offrent les postes de radio et de télévision, qui peuvent ainsi nous conditionner en permanence ».

- La morale n’est cependant qu’une « force auxiliaire ». La force essentielle est entretenue automatiquement : un phénomène d’accoutumance fait qu’on finit par avoir besoin de ce qu’on a, plutôt que l’inverse. Ainsi, le produit fait naître lui-même le besoin qu’il comble. De plus, il fait naître le besoin d’autre produits. « Qui a besoin de A doit aussi avoir besoin de B, et qui a besoin de B doit aussi avoir besoin de C. (…) A chaque achat, il se vend : chaque achat le fait en quelque sorte entrer par alliance dans une famille de marchandises qui s’accumulent, se reproduisent aussi vite que des lapins et exigent qu’il les entretiennent financièrement ».

 C’est « la garantie d’une certaine tranquillité » pour l’individu, qui sait à chaque nouvelle étape quel doit être son prochain désir. Inutile de vouloir limiter cette emprise des marchandises : elles constituent un système solidaire qui est notre monde. « La réussite de la matrice est totale quand toute marchandise, dont l’offre était déjà un « commandement » auquel nous nous sommes pliés, recèle de nouveaux besoins qui deviennent à leur tour nos besoins. Car nos besoins ne sont désormais plus que l’empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes  » . ( ... )

26. Résistance tragi-comique : l’homme contemporain se crée des difficultés artificielles comme objets de jouissance.

L’homme à qui on livre un monde sans résistance, éprouve le besoin de reconstituer artificiellement des occupations laborieuses. Il ne peut vivre sans divertissement, au sens pascalien. Or aujourd’hui tout le monde, y compris les ouvriers, appartient à la « classe de loisir » : « même le plus pauvre des cueilleurs de coton du sud des Etats-Unis achète aujourd’hui ses haricots en boite déjà cuisinés ». Notre vie « est doublement aliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruit mais aussi de fruits obtenus sans travail » . 

Alors l’homme contemporain « produit volontairement des résistances, ou plutôt les fait produire pour lui ». D’où, sur le modèle du sport, « qui n’a pas grandi par hasard en même temps que l’industrie », la prolifération des « hobbies » : bricolage, camping, peinture ou écriture « créatives »… Le comble est que, dialectiquement, la marchandise reprend l’avantage en offrant des produits nouveaux qui visent à « faciliter autant que faire se peut la tâche aux amateurs de hobbies avides de se créer eux-mêmes des difficultés et de les surmonter », et en enseignant « en masse, et même dans des émissions pédagogiques diffusées à la radio, comment « devenir créatif », et donc que les éléments de la créativité sont ainsi livrés usinés à domicile ».




« …Considérations philosophiques sur la radio et la télévision », in L’obsolescence de l’homme (1956), éd. Ivréa, Paris, 2002, pp.117-241.

 


mardi 30 avril 2013

" Théorie et pratique des droits de l'homme " par Thomas Paine ( 1793 )





Si nous examinons, avec attention, la constitution de l’homme, la diversité des besoins & des talens des individus si bien appropriés aux besoins des autres, sa tendance vers la société, & par conséquent à conserver les avantages qui en résultent : on voit aisément que ce qu’on nomme gouvernement est un véritable mensonge







Le gouvernement n’est nécessaire que dans certains cas, où la société & la civilisation ne sont pas suffisantes ; & il est évident que tous les actes que le gouvernement s’attribue, sont l’effet d’un consentement tacite de la société , & non la conséquence du gouvernement.

Deux années se sont écoulées au commencement de la guerre d’amérique, & un plus long espace de temps dans quelques-uns des états, avant qu’il y eût une forme établie de gouvernement. La forme ancienne avoit été abolie, & les habitans étaient trop occupés de leur sûreté pour donner leur attention à une forme nouvelle ; &, pendant cet intervalle, l’ordre & l’harmonie régnèrent dans les états-unis aussi bien que dans aucune des contrées de l’europe C’est un besoin naturel à l’homme, & sur-tout lorsqu’il est en société, parce qu’il augmente les moyens de s’habituer à toutes les circonstances. Du moment où le mode du gouvernement est aboli, l’état de société commence ; une association générale le remplace, & l’intérêt commun fait la sécurité générale.

Il n’est pas vrai, quoiqu’on ait osé le prétendre que l’abolition d’une forme de gouvernement entraîne la dissolution de la société ; au contraire , la société devient plus intime. Toute la Partie de l’organisation sociale qui étoit dépositaire du gouvernement, se développe sur la masse , & n’agit qu’au travers de cet ensemble. Les hommes, par instinct & par le calcul de leur bonheur, se sont habitués à la vie sociale. Ces motifs sont devenus suffisans pour les porter à tous les changemens qu’ils trouveront nécessaires & convenables dans leur gouvernement. En un mot, l’homme est un être sociable, & il est impossible de l’isoler. ( ... )

L'état le plus parfait de civilisation est celui où le besoin du gouvernement se fait le moins sentir, & où chacun peut régler ses propres affaires & se gou­verner soi-même. Mais ce principe est si contraire à la pratique des anciens gouvernemens, que leurs dépenses augmentent dans la proportion où ils devroient les diminuer. L'état civilisé exige un très-petit nombre de loix générales, & d'un usage si habituel & si nécessaire, que leur effet seroit absolument le même quand elles ne seroient pas ap­puyées par la forme du gouvernement. ( ... )

Dans les âges anciens où les hommes étoient occupés isolément du soin de leurs troupeaux, il ne fut point difficile à des bandes de brigands de bouleverser une contrée & de la mettre à contribution. Leur pouvoir établi, le chef quitta le nom de voleur pour celui de monarque, de là l’origine des monarchies & des rois. ( ... )

On est accoutumé à distinguer l'état de l'homme en deux classes, en état civilisé & non civilisé. À l'un est attribué le bonheur & l'abondance, à l'autre la fatigue & le besoin. Mais quoique notre imagi­nation soit frappée par la peinture & la comparai­son, il est néanmoins vrai, qu'une grande partie du genre humain & de ce qu'on appelle nations civili­sées, est dans un état de pauvreté & de misère beau­coup au-dessous de la condition de l'indien. ( ... )

Lorsqu’on voit dans des pays que l’on dit être civilisés, les vieillards réduits à aller dans la mai­son de travail, & les jeunes gens conduits au gibet, il faut qu’il y ait un vice dans le système du gouvernement. En apparence , le bonheur règne dans ces contrées ; il existe, hors de la portée de l’observateur superficiel, une masse d’infortune qui n’a guères d’autre terme qu’une mort accompagnée de l’indigence ou de l’ignominie. Tout y présage le sort qui attend le pauvre, dès son entrée dans la vie ; & jusqu’à ce qu’on ait remédié à l’horrible concours de circonstances qui le poussent au crime, c’est en vain qu’on multiplie les châtimens. ( ... )

Quant à la dette nationale, quelque lourd que l’intérêt de cette dette puisse sembler à la nation, à raison des taxes qu’il nécessite, comme il sert à maintenir dans la circulation un capital utile au commerce, il balance en grande partie par ses ef­fets ce qu’il a d’accablant; ( ... )


Il s’ensuit que, pour opérer un soulagement réel, il faut commencer par abolir tout-à-fait la taxe des pauvres, & y substituer en faveur des indigens, une remise double du produit actuel de cette taxe, c’est-à-dire, quatre millions sterling à prélever sur l’excédent dont j’ai parlé. ( ... )



Il est certain que si l’on pourvoit à la subsis­tance des enfans, les parens se trouveroient soulagés, parce que leur pauvreté naît, en grande par­tie, de la dépense où les jette l’entretien de leurs enfans.
Après avoir ainsi statué le plus grand nombre d’individus, que l’on puisse supposer avoir besoin de secours à raison du bas âge de la plupart, je vais m’occuper du mode de soulagement ou dis­tribution. Il consiste :
À payer, en remise d’impôt, à chaque pauvre famille, sur l’excédent du produit des taxes, & pour tenir lieu de celle des pauvres, quatre liv. sterling par an, pour chaque enfant au-dessous de quatorze ans. On auroit soin d’enjoindre aux parens de les envoyer à l’école, apprendre à lire, à écrire, & à compter ; les ministres de chaque paroisse, dissidens & autres, seraient tenus de certifier, con­jointement à un bureau, créé dans cette vue, que ce devoir seroit rempli. ( ...)

En adoptant cette méthode, non-seulement on soulagera la misère des parens, mais on préser­vera la génération naissante des inconvéniens de l’ignorance, & le nombre des pauvres diminuera par la suite, parce que l’éducation les rendra pro­pres à plus de choses. Plusieurs jeunes gens, à qui la nature a donné de bonnes dispositions, & à qui l’ont fait faire l’apprentissage d’un métier, tel que celui de charpentier, de menuisier, de tailleur de pierres, de constructeur de vaisseaux, de serrurier, &, se trouve arrêté pour le reste de sa vie, faute d’avoir reçu un peu d’éducation, dans son enfance. 

Je viens maintenant aux vieillards. Je partage en deux classes, le dernier période de la vie. 1°. Les approches de la vieillesse que je fais commencer à cinquante ans. 2°. La vieil­lesse elle-même qui commence à soixante.
À cinquante ans , les facultés intellectuelles de l’homme sont en pleine vigueur ; son jugement est plus rassis qu’il n’a encore été ; mais les forces corporelles, que nécessite une vie laborieuse, sont sur leur déclin. Il ne peut résister aux mêmes fatigues que dans un âge moins avancé. Il commence à gagner moins ; il est moins en état de supporter les changcmens de température, & dans un tra­vail sédentaire où il faut de bons yeux, il sent sa vue foiblir par degrés, & s’apperçoit que bientôt elle ne lui sera plus d’aucun secours.
À soixante ans, l’impérieuse nécessité l’oblige de renoncer au travail. Le cœur saigne lorsqu’on voit, dans les pays qui passent pour civilisés, des vieillards hâter la fin de leur existence par un travail forcé, pour gagner leur subsistance journalière. ( ... )

Ce secours, comme nous l’avons déjà remarqué n’est point une charité, mais un droit. Toute per­sonne en angleterre, quelque soit son sexe, paye en impositions deux livres sterlings, huit schellings ; & six pences par an, depuis le jour de sa naissance , & si l’on y ajoute les frais de collecte, elle paye deux livres sterhngs onze schellings & six pences ; conséquemment à cinquante ans accomplis chacun a payé cent vingt-huit livres quinze schellings ; & à soixante ans, cent cinquante-quatre liv., dix schellings. En convertissant cette taxe individuelle en tontine, la somme qu’il recevra après cinquante ans n’est guère plus que l’intérêt légal de celle qu’il a payée ; le surplus est suppléé par la taxe de ceux qui, par leur aisance, n’ont pas besoin d’un pareil secours, & le capital dans les deux cas défraie le gouvernement de cette dépense. C’est sur ce fondement que j’ai porté au tiers le nombre des personnes âgées qui pourront réclamer ce secours. Lequel vaut mieux de rendre la vie douce à cent quarante mille vieillards, ou de donner un million par an à un seul individu, méchant ou sans nul mérite ? ( ... )

Par l’exécution de ce plan, les loix sur les pauvres, ces instrument de torture civile, deviendront nulles, & les frais énormes de justice seront évités. Les cœurs ne seront plus déchirés par le spectacle affreux d’enfans couverts de lambeaux & consumés par la faim, & de vieillards implorant leur subsistance. Le pauvre mourant ne sera plus traîné de place en place, pour rendre son dernier soupir, ne sera plus repoussé de paroisse en paroisse. Les veuves auront un refuge à la mort de leurs maris, & les enfans ne seront plus regardés comme un ac­croissement de misère de leurs parens. Les retraites des malheureux seront connues, parce qu’elles seront à leur avantage, & le nombre des infractions, suite du malheur & du besoin, sera diminué. Le pauvre, comme le riche, sera intéressé à soutenir le gouvernement, & la cause ainsi que la crainte des émeutes & des séditions, cesseront. Ô vous, qui êtes dans l’aisance, & qui vivez dans l’abondance & les délices, & qui vous vantez de vos richesses, ayez-vous jamais pensé aux maux de vos semblables ? Ah ! Si vous jettiez sur eux vos regards, vous ces­seriez de parler & de sentir pour vous seuls. ( ... )

 wikisource.org 




dimanche 24 mars 2013

" Plutôt la tête bien faite que bien pleine." Michel de Montaigne ( 1580 )


"Lorsque j'ai appris son passé médical, je lui ai naturellement conseillé de passer un scanner, et c'est alors que nous avons découvert ce spectacle peu commun : un cerveau réduit à une bande de quelques centimètres d'épaisseur, contre la paroi crânienne. "

En 2007, la découverte de l'équipe du docteur Feuillet, publiée dans The Lancet, a stupéfié le monde entier. L'examen d'un patient "normal" avait révélé une particularité extraordinaire: sa boîte crânienne était pratiquement vide! Comment cet homme était-il parvenu à vivre normalement, sans  troubles neurologiques ?

C'est un homme "normal": la cinquantaine, marié, deux enfants et employé dans l'administration. En 2007, cet homme consulte un médecin à cause d'une trouble de la marche. L'équipe du docteur Feuillet apprend que, depuis son enfance, son patient prend des barbituriques pour traiter une hydrocéphalie. Ce n'est pas vraiment qu'il avait de l'eau dans la tête, mais presque.

 Chez tout individu normalement constitué, le cerveau et la moelle épinière baignent dans un liquide, constitué à 99% d'eau, appelé liquide céphalo-rachidien (ou liquide cérébro-spinal). Une accumulation anormale de ce liquide dans la boîte crânienne est appelé hydrocéphalie. Cette pathologie cause parfois une compression des tissus cérébraux mais peut être traitée en évacuant le liquide en plantant une sorte de paille dans le crâne. 

Petit, ce patient avait donc subi une opération durant laquelle on avait installé un tube qui reliait l'intérieur du cerveau à l'abdomen, permettant ainsi l'écoulement et l'élimination du liquide. Au fil des années, le tuyau était devenu trop court et il avait fallu le remplacer. Le neurologue Jean Pelletier raconte, dans Cerveau et psycho:

"Lorsque j'ai appris son passé médical, je lui ai naturellement conseillé de passer un scanner, et c'est alors que nous avons découvert ce spectacle peu commun : un cerveau réduit à une bande de quelques centimètres d'épaisseur, contre la paroi crânienne. "

Manifestement, le nouveau tuyau s'était bouché et le patient avait vécu 30 ans sans s'apercevoir que le liquide s'accumulait graduellement dans son cerveau, remplissant sa boite crânienne et repoussant les structures cérébrales contre les parois, comme on peut le voir sur l'image ci-dessous :


A gauche; le crâne au cerveau creux, à droite; un cerveau "normal"



 Mike le poulet sans tête


Le jeudi 10 Septembre 1945, Lloyd le fermier décida qu'il était temps de passer Mike à la casserole et lui trancha la tête. Il est connu que les poulets peuvent parfois gambader encore plusieurs minutes après qu'on leur coupe la tête, aussi Lloyd prit son mal en patience pendant que le poulet décapité continuait à déambuler chaotiquement.

 Mais à sa stupéfaction, Mike ne mourut pas! En fait, le coup de hache avait épargné une partie du cerveau et une oreille. Lloyd avait maintenant un poulet sans tête et l'estomac dans les talons. Il ne parvint pas à récupérer la tête, sûrement emportée par un chat. Le coq semblait perplexe mais n'avait pas l'air de souffrir. 

Quelques temps après, l'histoire du poulet sans tête parvint aux oreilles de Hope Wade, un agent artistique qui encouragea les Olsen à présenter Mikecomme phénomène de foire. Pour démentir les rumeurs de supercherie, Lloyd l’emmena à Salt Lake City se faire examiner dans une université. 

Par la suite, surnommé Miracle Mike, le poulet sans tête fut la star de plusieurs foires et fit quelques unes dans les journaux (dont le New York Times et le magazineLife). Il rapportait 4 500 dollars par mois à son heureux propriétaire qui le bichonnait comme une poule aux œufs d'or et qui l'avait assuré pour 10 000 dollars. Il le nourrissait avec une pipette, directement dans l’œsophage dont l'extrémité du conduit affleurait au niveau du cou. 



Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.