mardi 30 avril 2013

" Théorie et pratique des droits de l'homme " par Thomas Paine ( 1793 )





Si nous examinons, avec attention, la constitution de l’homme, la diversité des besoins & des talens des individus si bien appropriés aux besoins des autres, sa tendance vers la société, & par conséquent à conserver les avantages qui en résultent : on voit aisément que ce qu’on nomme gouvernement est un véritable mensonge







Le gouvernement n’est nécessaire que dans certains cas, où la société & la civilisation ne sont pas suffisantes ; & il est évident que tous les actes que le gouvernement s’attribue, sont l’effet d’un consentement tacite de la société , & non la conséquence du gouvernement.

Deux années se sont écoulées au commencement de la guerre d’amérique, & un plus long espace de temps dans quelques-uns des états, avant qu’il y eût une forme établie de gouvernement. La forme ancienne avoit été abolie, & les habitans étaient trop occupés de leur sûreté pour donner leur attention à une forme nouvelle ; &, pendant cet intervalle, l’ordre & l’harmonie régnèrent dans les états-unis aussi bien que dans aucune des contrées de l’europe C’est un besoin naturel à l’homme, & sur-tout lorsqu’il est en société, parce qu’il augmente les moyens de s’habituer à toutes les circonstances. Du moment où le mode du gouvernement est aboli, l’état de société commence ; une association générale le remplace, & l’intérêt commun fait la sécurité générale.

Il n’est pas vrai, quoiqu’on ait osé le prétendre que l’abolition d’une forme de gouvernement entraîne la dissolution de la société ; au contraire , la société devient plus intime. Toute la Partie de l’organisation sociale qui étoit dépositaire du gouvernement, se développe sur la masse , & n’agit qu’au travers de cet ensemble. Les hommes, par instinct & par le calcul de leur bonheur, se sont habitués à la vie sociale. Ces motifs sont devenus suffisans pour les porter à tous les changemens qu’ils trouveront nécessaires & convenables dans leur gouvernement. En un mot, l’homme est un être sociable, & il est impossible de l’isoler. ( ... )

L'état le plus parfait de civilisation est celui où le besoin du gouvernement se fait le moins sentir, & où chacun peut régler ses propres affaires & se gou­verner soi-même. Mais ce principe est si contraire à la pratique des anciens gouvernemens, que leurs dépenses augmentent dans la proportion où ils devroient les diminuer. L'état civilisé exige un très-petit nombre de loix générales, & d'un usage si habituel & si nécessaire, que leur effet seroit absolument le même quand elles ne seroient pas ap­puyées par la forme du gouvernement. ( ... )

Dans les âges anciens où les hommes étoient occupés isolément du soin de leurs troupeaux, il ne fut point difficile à des bandes de brigands de bouleverser une contrée & de la mettre à contribution. Leur pouvoir établi, le chef quitta le nom de voleur pour celui de monarque, de là l’origine des monarchies & des rois. ( ... )

On est accoutumé à distinguer l'état de l'homme en deux classes, en état civilisé & non civilisé. À l'un est attribué le bonheur & l'abondance, à l'autre la fatigue & le besoin. Mais quoique notre imagi­nation soit frappée par la peinture & la comparai­son, il est néanmoins vrai, qu'une grande partie du genre humain & de ce qu'on appelle nations civili­sées, est dans un état de pauvreté & de misère beau­coup au-dessous de la condition de l'indien. ( ... )

Lorsqu’on voit dans des pays que l’on dit être civilisés, les vieillards réduits à aller dans la mai­son de travail, & les jeunes gens conduits au gibet, il faut qu’il y ait un vice dans le système du gouvernement. En apparence , le bonheur règne dans ces contrées ; il existe, hors de la portée de l’observateur superficiel, une masse d’infortune qui n’a guères d’autre terme qu’une mort accompagnée de l’indigence ou de l’ignominie. Tout y présage le sort qui attend le pauvre, dès son entrée dans la vie ; & jusqu’à ce qu’on ait remédié à l’horrible concours de circonstances qui le poussent au crime, c’est en vain qu’on multiplie les châtimens. ( ... )

Quant à la dette nationale, quelque lourd que l’intérêt de cette dette puisse sembler à la nation, à raison des taxes qu’il nécessite, comme il sert à maintenir dans la circulation un capital utile au commerce, il balance en grande partie par ses ef­fets ce qu’il a d’accablant; ( ... )


Il s’ensuit que, pour opérer un soulagement réel, il faut commencer par abolir tout-à-fait la taxe des pauvres, & y substituer en faveur des indigens, une remise double du produit actuel de cette taxe, c’est-à-dire, quatre millions sterling à prélever sur l’excédent dont j’ai parlé. ( ... )



Il est certain que si l’on pourvoit à la subsis­tance des enfans, les parens se trouveroient soulagés, parce que leur pauvreté naît, en grande par­tie, de la dépense où les jette l’entretien de leurs enfans.
Après avoir ainsi statué le plus grand nombre d’individus, que l’on puisse supposer avoir besoin de secours à raison du bas âge de la plupart, je vais m’occuper du mode de soulagement ou dis­tribution. Il consiste :
À payer, en remise d’impôt, à chaque pauvre famille, sur l’excédent du produit des taxes, & pour tenir lieu de celle des pauvres, quatre liv. sterling par an, pour chaque enfant au-dessous de quatorze ans. On auroit soin d’enjoindre aux parens de les envoyer à l’école, apprendre à lire, à écrire, & à compter ; les ministres de chaque paroisse, dissidens & autres, seraient tenus de certifier, con­jointement à un bureau, créé dans cette vue, que ce devoir seroit rempli. ( ...)

En adoptant cette méthode, non-seulement on soulagera la misère des parens, mais on préser­vera la génération naissante des inconvéniens de l’ignorance, & le nombre des pauvres diminuera par la suite, parce que l’éducation les rendra pro­pres à plus de choses. Plusieurs jeunes gens, à qui la nature a donné de bonnes dispositions, & à qui l’ont fait faire l’apprentissage d’un métier, tel que celui de charpentier, de menuisier, de tailleur de pierres, de constructeur de vaisseaux, de serrurier, &, se trouve arrêté pour le reste de sa vie, faute d’avoir reçu un peu d’éducation, dans son enfance. 

Je viens maintenant aux vieillards. Je partage en deux classes, le dernier période de la vie. 1°. Les approches de la vieillesse que je fais commencer à cinquante ans. 2°. La vieil­lesse elle-même qui commence à soixante.
À cinquante ans , les facultés intellectuelles de l’homme sont en pleine vigueur ; son jugement est plus rassis qu’il n’a encore été ; mais les forces corporelles, que nécessite une vie laborieuse, sont sur leur déclin. Il ne peut résister aux mêmes fatigues que dans un âge moins avancé. Il commence à gagner moins ; il est moins en état de supporter les changcmens de température, & dans un tra­vail sédentaire où il faut de bons yeux, il sent sa vue foiblir par degrés, & s’apperçoit que bientôt elle ne lui sera plus d’aucun secours.
À soixante ans, l’impérieuse nécessité l’oblige de renoncer au travail. Le cœur saigne lorsqu’on voit, dans les pays qui passent pour civilisés, des vieillards hâter la fin de leur existence par un travail forcé, pour gagner leur subsistance journalière. ( ... )

Ce secours, comme nous l’avons déjà remarqué n’est point une charité, mais un droit. Toute per­sonne en angleterre, quelque soit son sexe, paye en impositions deux livres sterlings, huit schellings ; & six pences par an, depuis le jour de sa naissance , & si l’on y ajoute les frais de collecte, elle paye deux livres sterhngs onze schellings & six pences ; conséquemment à cinquante ans accomplis chacun a payé cent vingt-huit livres quinze schellings ; & à soixante ans, cent cinquante-quatre liv., dix schellings. En convertissant cette taxe individuelle en tontine, la somme qu’il recevra après cinquante ans n’est guère plus que l’intérêt légal de celle qu’il a payée ; le surplus est suppléé par la taxe de ceux qui, par leur aisance, n’ont pas besoin d’un pareil secours, & le capital dans les deux cas défraie le gouvernement de cette dépense. C’est sur ce fondement que j’ai porté au tiers le nombre des personnes âgées qui pourront réclamer ce secours. Lequel vaut mieux de rendre la vie douce à cent quarante mille vieillards, ou de donner un million par an à un seul individu, méchant ou sans nul mérite ? ( ... )

Par l’exécution de ce plan, les loix sur les pauvres, ces instrument de torture civile, deviendront nulles, & les frais énormes de justice seront évités. Les cœurs ne seront plus déchirés par le spectacle affreux d’enfans couverts de lambeaux & consumés par la faim, & de vieillards implorant leur subsistance. Le pauvre mourant ne sera plus traîné de place en place, pour rendre son dernier soupir, ne sera plus repoussé de paroisse en paroisse. Les veuves auront un refuge à la mort de leurs maris, & les enfans ne seront plus regardés comme un ac­croissement de misère de leurs parens. Les retraites des malheureux seront connues, parce qu’elles seront à leur avantage, & le nombre des infractions, suite du malheur & du besoin, sera diminué. Le pauvre, comme le riche, sera intéressé à soutenir le gouvernement, & la cause ainsi que la crainte des émeutes & des séditions, cesseront. Ô vous, qui êtes dans l’aisance, & qui vivez dans l’abondance & les délices, & qui vous vantez de vos richesses, ayez-vous jamais pensé aux maux de vos semblables ? Ah ! Si vous jettiez sur eux vos regards, vous ces­seriez de parler & de sentir pour vous seuls. ( ... )

 wikisource.org 




dimanche 24 mars 2013

" Plutôt la tête bien faite que bien pleine." Michel de Montaigne ( 1580 )


"Lorsque j'ai appris son passé médical, je lui ai naturellement conseillé de passer un scanner, et c'est alors que nous avons découvert ce spectacle peu commun : un cerveau réduit à une bande de quelques centimètres d'épaisseur, contre la paroi crânienne. "

En 2007, la découverte de l'équipe du docteur Feuillet, publiée dans The Lancet, a stupéfié le monde entier. L'examen d'un patient "normal" avait révélé une particularité extraordinaire: sa boîte crânienne était pratiquement vide! Comment cet homme était-il parvenu à vivre normalement, sans  troubles neurologiques ?

C'est un homme "normal": la cinquantaine, marié, deux enfants et employé dans l'administration. En 2007, cet homme consulte un médecin à cause d'une trouble de la marche. L'équipe du docteur Feuillet apprend que, depuis son enfance, son patient prend des barbituriques pour traiter une hydrocéphalie. Ce n'est pas vraiment qu'il avait de l'eau dans la tête, mais presque.

 Chez tout individu normalement constitué, le cerveau et la moelle épinière baignent dans un liquide, constitué à 99% d'eau, appelé liquide céphalo-rachidien (ou liquide cérébro-spinal). Une accumulation anormale de ce liquide dans la boîte crânienne est appelé hydrocéphalie. Cette pathologie cause parfois une compression des tissus cérébraux mais peut être traitée en évacuant le liquide en plantant une sorte de paille dans le crâne. 

Petit, ce patient avait donc subi une opération durant laquelle on avait installé un tube qui reliait l'intérieur du cerveau à l'abdomen, permettant ainsi l'écoulement et l'élimination du liquide. Au fil des années, le tuyau était devenu trop court et il avait fallu le remplacer. Le neurologue Jean Pelletier raconte, dans Cerveau et psycho:

"Lorsque j'ai appris son passé médical, je lui ai naturellement conseillé de passer un scanner, et c'est alors que nous avons découvert ce spectacle peu commun : un cerveau réduit à une bande de quelques centimètres d'épaisseur, contre la paroi crânienne. "

Manifestement, le nouveau tuyau s'était bouché et le patient avait vécu 30 ans sans s'apercevoir que le liquide s'accumulait graduellement dans son cerveau, remplissant sa boite crânienne et repoussant les structures cérébrales contre les parois, comme on peut le voir sur l'image ci-dessous :


A gauche; le crâne au cerveau creux, à droite; un cerveau "normal"



 Mike le poulet sans tête


Le jeudi 10 Septembre 1945, Lloyd le fermier décida qu'il était temps de passer Mike à la casserole et lui trancha la tête. Il est connu que les poulets peuvent parfois gambader encore plusieurs minutes après qu'on leur coupe la tête, aussi Lloyd prit son mal en patience pendant que le poulet décapité continuait à déambuler chaotiquement.

 Mais à sa stupéfaction, Mike ne mourut pas! En fait, le coup de hache avait épargné une partie du cerveau et une oreille. Lloyd avait maintenant un poulet sans tête et l'estomac dans les talons. Il ne parvint pas à récupérer la tête, sûrement emportée par un chat. Le coq semblait perplexe mais n'avait pas l'air de souffrir. 

Quelques temps après, l'histoire du poulet sans tête parvint aux oreilles de Hope Wade, un agent artistique qui encouragea les Olsen à présenter Mikecomme phénomène de foire. Pour démentir les rumeurs de supercherie, Lloyd l’emmena à Salt Lake City se faire examiner dans une université. 

Par la suite, surnommé Miracle Mike, le poulet sans tête fut la star de plusieurs foires et fit quelques unes dans les journaux (dont le New York Times et le magazineLife). Il rapportait 4 500 dollars par mois à son heureux propriétaire qui le bichonnait comme une poule aux œufs d'or et qui l'avait assuré pour 10 000 dollars. Il le nourrissait avec une pipette, directement dans l’œsophage dont l'extrémité du conduit affleurait au niveau du cou. 



samedi 16 mars 2013

" Le faux principe de notre éducation" par Max Stirner ( 1842 )



Comme notre époque est en quête du mot qui exprime l’esprit qui l’habite, nombreux sont les noms qui envahissent le devant de la scène et tous prétendent être le bon.

 De toutes parts se manifeste le plus divers grouillement de partis et, autour de l’héritage pourrissant du passé, se rassemblent les aigles de l’instant.


Les cadavres politiques, sociaux, religieux, scientifiques, artistiques, moraux et autres, abondent en tous lieux et tant qu’ils ne seront pas tous consumés l’air ne deviendra pas pur, le souffle des vivants en restera oppressé.


Sans apport de notre part, notre époque ne trouvera pas le mot juste ; nous devons tous y travailler. Mais, si c’est bien là notre tâche ; nous pouvons raisonnablement demander ce qu’on a fait et ce que l’on compte faire de nous ; nous nous enquérons de l’éducation qui doit nous rendre capable d’être les créateurs de ce mot. Notre Disposition à devenir des créateurs, la développe-t-on consciencieusement, ou ne nous traite-t-on que comme des créatures dont la nature n’admet qu’un dressage ? La question est aussi importante que peut l’être l’une, quelconque, de nos questions sociales ; elle est en réalité la plus important, parce que celles-ci reposent sur cette base ultime. Soyez accomplis, ainsi effectuerez-vous quelque chose d’accompli ; sois « en toi-même ton propre achèvement », ainsi votre communauté et votre vie sociale seront-elles achevées. Voilà pourquoi nous nous préoccupons avant tout de ce que l’on fait de nous au temps de notre malléabilité à l’éducation ; la question de l’éducation est une question vitale. ( ... )

Oui, c’est bien ainsi, le savoir lui-même doit mourir pour, dans la mort, s’épanouir à nouveau comme volonté. Les libertés de pensée, de croyance, de conscience, ces fleurs magnifiques de trois siècles, retourneront dans le sein maternel de la terre afin qu’une liberté nouvelle, celle du vouloir, se nourrisse de leur sèves les plus nobles. Le savoir et sa liberté a été l’idéal de cette époque, enfin atteint sur les hauteurs de la philosophie. Ici parvenu, le héros édifiera son propre bûcher et sauvera sa participation éternelle à l’Olympe. Avec la philosophie notre passé se ferme sur lui-même, et les philosophes sont les Raphaëls de la période de la pensée, en qui le vieux principe trouve, dans le flamboiement d’une magnificence multiple, son achèvement, pour devenir, par rajeunissement, de temporel éternel. Qui veut maintenir le savoir le perdra, mais celui qui y renonce le gagnera. Seuls les philosophes sont appelés à ce renoncement et à ce gain. Ils se tiennent devant le feu déjà allumé et il leur faut, tel le héros mourant, consumer leur enveloppe terrestre s’ils veulent que l’esprit qui ne passe pas devienne libre.

Il faut, dans la mesure du possible, rendre nos paroles plus intelligibles. Le défaut de notre époque se perpétue en ce que le savoir n’est pas achevé et n’est pas amené à sa transparence, en ce qu’il demeure quelque chose de matériel et de formel, de positif, mais ne s’élève pas jusqu’à l’absolu, en ce qu’il noue pèse comme un fardeau. Comme cet ancien, il nous faut désirer l’oubli, boire à l’est du Léthé qui rend bienheureux : sinon on ne s’atteint pas soi-même. Tout ce qui est grand doit savoir mourir et trouver sa transfiguration dans l’abandon à la mort ; seul ce qui est misérable entasse, identiquement à la rigide cour suprême, dossiers sur dossiers, et met en scène les millénaires en de décoratives figures de porcelaine, à la manière des Chinois et de leur indéracinable enfantillage. Le vrai savoir trouve son achèvement tandis qu’il cesse d’être savoir et redevient simplicité d’une pulsion en l’homme – Volonté. (... )

Un savoir qui ne se purifie ni ne se concentre jusqu’à s’arracher vers le vouloir, ou, en d’autres termes, un savoir qui m’alourdirait, réduit à être mon avoir et ma possession au lieu de s’être si intimement uni à ce que je suis que le Moi, se mouvant librement, en rien entravé par un fardeau qu’il aurait à tirer, parcourerait le monde en préservant la fraîcheur de ses sens, un savoir qui n’est pas devenu personnel ne permet qu’une pauvre préparation à la vie. On ne veut pas laisser aller les choses jusqu’à l’abstraction : elle seule pourtant confère à tout savoir concret sa vraie consécration, car par elle la matière est véritablement supprimée et spiritualisée tandis que l’homme en reçoit son authentique et ultime libération. Dans l’abstraction seule est la liberté : l’homme libre seul celui qui a surmonté le donné et repris ce qu’il lui a arraché en le questionnant dans l’unité du Moi.

Si le besoin de notre temps, après la conquête de la liberté de pensée, est de poursuivre celle-ci jusqu’à l’achèvement qui la transformerait en liberté de la volonté et la réaliser comme le principe d’une nouvelle époque, alors le savoir ne peut plus être le but ultime de l’éducation ; mais ce rôle appartient au vouloir né du savoir, et l’expression parlante de ce à quoi l’éducation doit tendre s’énonce : l’homme personnel ou libre. L’essence de la vérité est de se révéler elle-même ; cette révélation passe par la découverte de soi, la libération de tout élément étranger, l’abstraction extrême ou liquidation de toute autorité, la naïveté reconquise. De tels êtres absolument vrais, l’école n’en livre point. ( ...)

 infokiosques.net 


" L’Unique et sa propriété " par Max Stirner (1845)

mercredi 27 février 2013

" Éloge de l'oisiveté " par Bertrand Russell ( 1932 )


Ainsi que la plupart des gens de ma génération, j’ai été élevé selon le principe que l’oisiveté est mère de tous vices. Comme j’étais un enfant pétris de vertu, je croyais tout ce qu’on me disait, et je me suis ainsi doté d’une conscience qui m’a contraint à peiner au travail toute ma vie. 




Cependant, si mes actions ont toujours été soumises à ma conscience, mes idées, en revanche, ont subi une révolution. En effet, j’en suis venu à penser que l’on travaille beaucoup trop de par le monde, que de voir dans le travail une vertu cause un tort immense, et qu’il importe à présent de faire valoir dans les pays industrialisés un point de vue qui diffère radicalement des préceptes traditionnels. ( ... )



Et d’abord, qu’est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et très bien payé. Le second type de travail peut s’étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d’ordres à donner. Normalement, deux sortes de conseils sont donnés simultanément par deux groupes organisés : c’est ce qu’on appelle la politique. Il n’est pas nécessaire pour accomplir ce type de travail de posséder des connaissances dans le domaine où l’on dispense des conseils : ce qu’il faut par contre, c’est maîtriser l’art de persuader par la parole et par l’écrit, c’est-à-dire l’art de la publicité. ( ... )

La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les hommes mobilisés sous les drapeaux, tous les hommes et toutes les femmes affectés soit à la production de munitions, soit encore à l’espionnage, à la propagande ou à un service administratif relié à la guerre, furent retirés des emplois productifs.
Malgré cela, le niveau de bien-être matériel de l’ensemble des travailleurs non-spécialisés côté des Alliés était plus élevé qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’a été depuis. La portée de ce fait fut occultée par des considérations financières : les emprunts donnèrent l’impression que le futur nourrissait le présent. Bien sûr, c’était là chose impossible : personne ne peut manger un pain qui n’existe pas encore. La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel. ( ... )

À l’Ouest, nous avons diverses manières de résoudre le problème. En l’absence de toute tentative de justice économique, une grande proportion du produit global va à une petite minorité de la population, laquelle compte beaucoup d’oisifs. Comme il n’existe pas de contrôle central de la production, nous produisons énormément de choses dont nous n’avons pas besoin. Nous maintenons une forte proportion de la main-d’oeuvre en chômage parce que nous pouvons nous passer d’elle en surchargeant de travail ceux qui restent. Quand toutes ces méthodes s’avèrent insuffisantes, nous faisons la guerre : nous employons ainsi un certain nombre de gens à fabriquer des explosifs et d’autres à les faire éclater, comme si nous étions des enfants venaient de découvrir les feux d’artifice. En combinant ces divers procédés, nous parvenons, non sans mal, à préserver l’idée que le travail manuel, long et pénible, est le lot inéluctable de l’homme du commun. ( ... )

On dira que, bien qu’il soit agréable d’avoir un peu de loisirs, s’ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n’aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d’une gaieté et d’un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l’efficacité. L’homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi.

Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc.
Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active.

Autrefois, il existait une classe oisive assez restreinte et une classe laborieuse plus considérable. La classe oisive bénéficiait d’avantages qui ne trouvaient aucun fondement dans la justice sociale, ce qui la rendait nécessairement despotique, limitait sa compassion, et l’amenait à inventer des théories qui pussent justifier ses privilèges. Ces caractéristiques flétrissaient quelque peu ses lauriers, mais, malgré ce handicap, c’est à elle que nous devons la quasi-totalité de ce que nous appelons la civilisation. Elle a cultivé les arts et découverts les sciences ; elle a écrit les livres, inventé les philosophies et affiné les rapports sociaux. Même la libération des opprimés a généralement reçu son impulsion d’en haut. Sans la classe oisive, l’humanité ne serait jamais sortie de la barbarie. ( ... )



Dans un monde où personne n’est contraint de travailler plus de quatre heures par jour, tous ceux qu’anime la curiosité scientifique pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre sans pour autant vivre dans la misère en dépit de leur talent. Les jeunes auteurs ne seront pas obligés de se faire de la réclame en écrivant des livres alimentaires à sensation, en vue d’acquérir l’indépendance financière que nécessitent les oeuvres monumentales qu’ils auront perdues le goût et la capacité de créer quand ils seront enfin libres de s’y consacrer.

 Ceux qui, dans leur vie professionnelle, se sont pris d’intérêt pour telle ou telle phase de l’économie ou du gouvernement, pourront développer leurs idées sans s’astreindre au détachement qui est de mise chez les universitaires, dont les travaux en économie paraissent souvent quelque peu décollés de la réalité. Les médecins auront le temps de se tenir au courant des progrès de la médecine, les enseignants ne devront pas se démener, exaspérés, pour enseigner par des méthodes routinières des choses qu’ils ont apprises dans leur jeunesse et qui, dans l’intervalle, ce sont peut-être révélés fausses.

Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l’épuisement. Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1 % qui consacreront leur temps libre à des activités d’intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes.

Toutefois, ce n’est pas seulement dans ces cas exceptionnels que se manifesteront les avantages du loisir. Les hommes et les femmes ordinaires, deviendront plus enclin à la bienveillance qu’à la persécution et à la suspicion. Le goût pour la guerre disparaîtra, en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci exigera de tous un travail long et acharné. 

La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galériens. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous sommes montrés bien bête, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.


Bertrand Russell


Éloge de l’oisiveté ( PDF )

dimanche 10 février 2013

" Retour au meilleur des mondes " par Aldous Huxley ( 1958 )

 En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes.

 De nombreux historiens, sociologues et psychologues ont écrit de longs volumes, empreints d'une profonde inquiétude, sur le prix que l'Occidental a dû payer et paie encore le progrès technique. Ils font remarquer, par exemple, que l'on ne peut guère s'attendre à voir la démocratie s'épanouir dans des sociétés où le pouvoir politique et économique est peu à peu concentré et centralisé. Mais c'est précisément à cette concentration, à cette centralisation, que conduit le progrès technique. A mesure que le mécanisme de la production en masse est rendu plus efficace, il tend à devenir plus complexe et plus coûteux - donc, moins accessible à un novateur hardi aux moyens limités. ( ... )


« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d'aimer; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »

Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». 

Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais « l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ». ( ... )

Il est évident que la Morale Sociale actuelle n'est que la justification a posteriori des conséquences les moins heureuses d'un excès d'organisation, une tentative pathétique pour faire de nécessité vertu, pour tirer une valeur positive d'une déplaisante donnée d'expérience. C'est un système de moralité tout à fait en dehors de la réalité et par conséquent très dangereux. Le tout social dont la valeur est censée être supérieure à celle de ses composants n'est pas un organisme au sens où la ruche et la termitière en sont un. Ce n'est qu'une organisation, un rouage de la mécanique sociale. Il n'existe de valeur qu'en fonction de la vie et de la conscience qu'en prend l'individu; or, une organisation n'est ni consciente, ni vivante, et sa valeur est celle d'un instrument, dérivé. Elle ne saurait être bonne en soi, elle ne l'est que dans la mesure où elle contribue au bien des individus la composant. Lui donner le pas sur les personnes, c'est subordonner la fin aux moyens et ce qui se passe quand on renverse ainsi l'échelle des valeurs a été clairement illustré par, Hitler et Staline. Sous leur hideuse autorité, les fins personnelles étaient soumises aux moyens de l'organisation par un mélange de violence et de propagande, de terreur systématique et de manipulation non moins systématique des esprits.

 Dans les dictatures plus efficaces de demain, il y aura sans doute beaucoup moins de force déployée. Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés sans douleur par un corps d'ingénieurs sociaux hautement qualifiés. Un défenseur enthousiaste de cette nouvelle science écrit « Le défi que relève de nos jours le sociologue est le même que celui des techniciens il y a un demi-siècle. Si la première moitié du vingtième siècle a été l'ère des ingénieurs techniques, la seconde pourrait bien être celle des ingénieurs sociaux ». Et je suppose que le vingt et unième sera celle des Administrateurs Mondiaux, du système scientifique des castes et du Meilleur des Mondes. A la question quis custodiet custodes? - qui gardera nos gardiens, qui organisera les organisateurs techniques? on répond sereinement qu'ils n'ont pas besoin de surveillance. Il semble régner parmi certains docteurs en sociologie la touchante conviction que leurs pairs ne seront jamais corrompus par l'exercice du pouvoir. (... )

Il y a cinquante ans, dans mon enfance, il semblait absolument évident que le mauvais vieux temps était passé, que la torture, les massacres, l'esclavage et la persécution des hérétiques avaient disparu à jamais. Pour des gens qui portaient haut-de-forme, se déplaçaient en train et prenaient un bain quotidien, de pareilles horreurs étaient simplement inconcevables. Nous vivions au vingtième siècle, que diable! Quelques années plus tard, ces mêmes hommes qui se baignaient chaque jour et allaient à l'église en huit-reflets commettaient des atrocités d'une ampleur dont les Asiatiques et les Africains enténébrés n'eussent jamais rêvé. A la lumière de l'histoire récente, il serait stupide de croire que ce genre de choses ne peut pas se reproduire. Il le peut et sans doute il le fera. Mais dans l'avenir immédiat, il y a quelque raison de croire que les méthodes répressives de 1984 céderont le pas aux renforcements et manipulations du Meilleurs des Mondes. (...)

Il y a deux sortes de propagande : la rationnelle d'une part, en faveur d'une action conforme à l'intérêt bien compris de celui qui l'accomplit et de celui à qui elle s'adresse - d'autre part, l'irrationnelle, qui ne sert les intérêts de personne, mais est dictée par la passion et s'adresse à elle. Quand il s'agit d'actes individuels, il existe des motifs plus nobles, plus élevés que l'intérêt, mais quand il faut envisager une action collective dans le domaine de la politique et de l'économie, ce ressort est sans doute le plus puissant de tous. Si les politiciens et leurs électeurs n'étaient mus que par le dessein de servir leur intérêt à long terme et celui de leur pays, ce monde serait un paradis terrestre. En réalité, ils agissent souvent contre leur propre avantage, simplement pour assouvir leurs passions les moins honorables; c'est pourquoi nous vivons dans un lieu de souffrances. (...)

En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes. (...)

Dans Le Meilleur des Mondes, les distractions les plus alléchantes sont délibérément utilisées et à jet continu, comme instruments de gouvernement pour empêcher les populations d'examiner de trop près les réalités de la situation sociale et politique. L'autre monde de la religion n'est pas le même que celui du plaisir, mais ils ont assurément en commun le fait de ne pas être « de ce monde ». L'un et l'autre sont des distractions et leur pratique continuelle pourrait faire des deux, selon la formule de Marx, « l'opium du peuple ».

 Seuls les vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont sans cesse l'esprit présent et l'intelligence en éveil, peuvent espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par les procédures démocratiques. Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.

" Retour au meilleur des mondes " ( 1958 )

 http://sami.is.free.fr/Oeuvres/huxley_retour_au_meilleur_des_mondes.html


Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s’abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr.Churchill appelle un «rideau de fer» entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l’opinion d’une façon beaucoup plus efficace qu’ils ne l’auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des « Manhattan Projects » de l’avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront appelleront le problème du bonheur, - en d’autres termes, le problème consistant à faire aimer aux gens leur servitude.  (...)

  tout bien considérer, il semble que l’Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque je l’avais lancée à six cents ans dans l’avenir. Aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s’être abattue sur nous dans le délai d’un siècle. Du moins, si nous nous abstenons, d’ici là, de nous faire sauter en miettes. En vérité, à moins que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits à l’état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d’individus libres, nous n’avons le choix qu’entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie- providence de l’Utopie.

 On paie son argent et l’on fait son choix.

Aldous HUXLEY. 

  LE MEILLEUR DES MONDES ( 1932 ) : Préface (1946)

samedi 12 janvier 2013

" Paradoxe sur la science homicide " par Jules Isaac ( 1922 )



« Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. » Pascal, Pensées.

Il est sûr que ma hardiesse paraîtra sacrilège. Ce n’est pas sans hésitation que je me suis décidé à écrire ces lignes, au risque de passer pour un contempteur des Dieux – que je ne suis point.
Aucun fanatisme ne m’inspire, aucun zèle iconoclaste ne me pousse. Mais j’aime et je recherche librement la vérité. Ayant été amené – par devoir professionnel – à considérer le tragique imbroglio dans lequel l’humanité civilisée se débat présentement, j’ai voulu en connaître les causes profondes pour mieux en discerner la signification réelle et l’issue probable. C’est ainsi que je me vois contraint d’écrire : « Au commencement, il y a la Science… »
La valeur de la Science, prise en elle-même, n’est donc ici nullement en cause. Non seulement je ne la conteste pas, mais je la mets au plus haut prix. Je ne vais pas jusqu’à me prosterner devant la Science comme devant Dieu, mais je reconnais qu’il y a en elle quelque chose de divin et qu’elle rapproche l’homme de Dieu.
Hélas ! Ne le rapproche-t-elle pas aussi du Diable ? – Qu’on veuille bien ne pas sursauter – voilà la question. Ainsi Gargantua, écrivant à son fils Pantagruel, parle « (des) impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de son aage par inspiration divine comme, contrefil, l’artillerie par suggestion diabolique… »
En termes plus laïques, plus clairs aussi, ne voulant envisager rien autre que le rôle historique de la Science, je pose la question de savoir si la civilisation moderne, étant devenue scientifique et parce qu’elle est devenue scientifique, ne court pas, du fait même du progrès scientifique, un danger mortel. ( ... )
 Quelque soixante ans s’écoulent, et la civilisation est devenue méconnaissable : elle a changé d’âme, de visage, de vêtement. Plus fait ce court moment que n’ont fait plusieurs siècles, plusieurs millénaires. Que s’est-il donc passé ? Rien, si ce n’est que, dans l’intervalle, est entrée en scène la Science, suivie de sa fille aînée, la Mécanique. Par elles, la force humaine se multiplie. L’homme déjà n’est plus l’homme : il est le Cyclope, il est le Titan. ( ... )
Mais, pour l’historien, la question se pose : cette rapidité croissante du progrès scientifique, qui est communément un sujet d’admiration, pour lui est un sujet d’inquiétude ; cette puissance illimitée des forces que la Science libère et qu’elle déchaîne dans le monde sans en contrôler l’emploi, lui paraît grosse de menaces. L’avenir de la Science n’est pas en jeu, mais l’avenir que la Science prépare à l’humanité. ( ... )
L’évolution historique se précipite : que dis-je ? Ce n’est plus de l’évolution, c’est de la bousculade. Cent peuples affairés se rencontrent et se heurtent sur tous les marchés du monde. L’Europe, hier seule en course, découvre tout à coup qu’elle est dépassée par l’Amérique. Les gros mangent les petits. Mais cela ne suffit pas aux plus convoiteux : la guerre éclate. C’est un bouleversement ! La face de l’Europe est changée ; passant d’un extrême à l’autre, la Russie troque l’autocratie la plus rigide contre la plus prolétarienne des Républiques ; de grands Empires s’écroulent avec fracas ; partout des ruines et des cadavres. Un cataclysme a passé sur la civilisation qui la laisse dans un état affreux d’ébranlement et de déséquilibre. ( ... )

 En bonne justice, c’est à la Science qu’il faut s’en prendre, et à elle seule. Par elle la capacité homicide et destructive de la guerre s’est trouvée décuplée, centuplée : qui fera le compte des deuils, des infirmités visibles et secrètes – celles-ci étant parfois les pires –, des misères, des ruines accumulées en ces quatre ans ? Par elle la guerre est devenue le plus nocif des fléaux, dans le même temps que, par elle, la civilisation était devenue le plus fragile des organismes. 


Ainsi s’explique l’inextricable gâchis où nous nous trouvons aujourd’hui. Tous les rouages de ce mécanisme complexe qu’était la vie économique ont été faussés, et l’on en voit qui, détraqués complètement, tournent comme des roues folles. Parviendra-t-on à les remettre en état ? Qui le sait ? Les consultations succèdent aux consultations sans résultat appréciable. Chacun sent qu’il n’y a qu’un remède : sous une forme ou sous une autre, l’entente internationale. Mais l’égoïsme national continue à sévir, et, partout, il est le plus fort. Situation déconcertante et telle qu’on n’en vit jamais. Le débat sur les réparations aboutit à un cercle vicieux dans lequel nous sommes enfermés : tout couvert de blessures, le vainqueur ne peut guérir sans l’aide du vaincu, mais si l’on tend la main au vaincu et s’il se relève, qui peut garantir qu’il n’en profitera pas de nouveau pour essayer de meurtrir son vainqueur ? ( ... )
Nous sommes convaincus que la dernière guerre, pour scientifique et catastrophique qu’elle ait été, paraîtra un jeu presque anodin au regard de celle que nous réserve, l’avenir, quelle qu’elle soit, mécanique, chimique, électrique, microbienne et tout cela sans doute à la fois, et bien autre chose encore. Songez que la Science ne va pas s’arrêter en si beau chemin. Prévoyant le jour où elle aura capté les réserves d’énergie emprisonnées dans l’atome, notre savant prophétise que ces forces nouvelles dépasseront toutes celles que nous connaissons aujourd’hui « de l’énorme distance qui les sépare elles-mêmes des ressources naturelles de l’homme sauvage ». « On ne doit pas tenir pour absurde, dit-il, que l’homme soulèvera alors les montagnes, subjuguera les mers, asservira les forces atmosphériques… » Là-dessus il est aussi permis d’imaginer de quelle façon l’homme accommodera son semblable ; en moins de temps qu’il n’en fallut au volcan réveillé, il anéantira sous quelque « nuée ardente » les cités ennemies. Oui, l’imagination horrifiée peut essayer d’entrevoir ce que sera la guerre future, sa puissance foudroyante de destruction. Mais la raison se refuse à admettre que la civilisation, déjà si profondément ébranlée par la première guerre scientifique, puisse survivre à une rechute. ( ... )
Qu’est-ce à dire, en dernière analyse, sinon que le progrès scientifique, qui est infiniment rapide, n’a pas eu d’effet sur le progrès moral, qui est infiniment lent. La Science a pu révolutionner le monde ; un seul domaine lui reste inaccessible : le coeur humain. ( ... )
 Constatons présentement que la malignité humaine existe et qu’elle aussi s’entend à utiliser le progrès scientifique, car, dans la lutte qui se poursuit indéfiniment sur terre entre le Bien et le Mal, – voilà le grand mot lâché – la Science est neutre.
Cette neutralité, je n’hésite pas à le dire, est un crime. Et je crois avoir démontré qu’elle met la civilisation en péril de mort. La Science encourt, de ce chef, une responsabilité capitale. Qu’elle ne paraisse pas s’en douter est pour moi un perpétuel sujet de stupéfaction. Il me souvient l’avoir dit une fois à un membre notoire de l’Institut, confiné dans l’étude des mathématiques. Cet homme éminent, qui est aussi un homme de bien, parut étonné. Mais c’est son étonnement qui m’étonne. Sauf le respect que je lui dois, sa défense ne valait guère mieux que celle du Kaiser : le piteux « Je n’ai pas voulu cela ! » ( ... )
Mais, plus encore que le renoncement chrétien d’un Pascal, je dois évoquer ici la prescience quasi divine d’un Léonard, entêté à dérober au public le secret de ses plus surprenantes découvertes : « Comment et pourquoi je n’écris pas ma manière d’aller sous l’eau, aussi longtemps que je puis rester sans manger : si je ne le publie ni ne le divulgue, c’est à cause de la méchanceté des hommes qui s’en serviraient pour assassiner au fond des mers, en ouvrant les navires et en les submergeant avec leur équipage… » Les savants modernes n’ont pas connu les scrupules du Vinci : vous pouvez en témoigner, morts du Lusitania. ( ... )
Le tout n’est pas de dérober aux Dieux l’étincelle magique pour la remettre aux hommes. De peur que les hommes n’en fissent le plus détestable usage, il eût fallu auparavant changer les hommes en Dieux. Les poètes veulent nous faire croire que Prométhée a été victime d’une erreur judiciaire. Ce n’est pas vrai : les Dieux ont bien jugé. ( ... )
Reste le point capital et qui, pourtant, n’a jamais été discuté : le rôle de la Science. La Science est maîtresse absolue des destinées du monde. Il est donc absurde de vouloir résoudre sans elle le problème de la paix. Il est impossible de concevoir une organisation internationale efficace si elle n’y intervient pas. J’avoue qu’à s’engager dans cette voie on se heurte à d’incroyables difficultés. Comment concilier le devoir national des savants avec leur devoir international ? Pratiquement, comment réaliser l’entente des savants pour la paix ? Comment organiser un contrôle du travail scientifique, l’idée même de ce contrôle n’est-elle pas chimérique  ? On ne peut oublier enfin que la Science et l’Industrie ont étroitement partie liée ; comment tenir les multiples issues de ce labyrinthe et empêcher que le démon de la guerre ne s’en échappe ?
A toutes ces questions, je reconnais honnêtement que je ne suis pas en état de répondre. Je ne suis même pas qualifié pour répondre. Mais les questions n’en sont pas moins posées et j’ai le droit de dire que, de la réponse qu’elles recevront, l’avenir humain dépend.
Jules Isaac



Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.