François Mauriac, La Table ronde, juin 1949.
5 avril 2006. En rangeant des papiers et des photographies de famille, je tombe sur une tête d’homme enveloppée d’ombre et couchée sur un drap blanc : il a l’air de dormir. Yeux clos, lèvres serrées, cheveux noirs plaqués en arrière, pâleur, élégance, la beauté masculine dans ce qu’elle peut avoir de plus fin. Tout est admirablement dessiné : la courbe des sourcils, la ligne des cheveux qui descend en pointe sur le front, l’arête et les ailes du nez, le pli sous la bouche. Une figure dont la distinction, la pureté, loin de le consoler, augmentent le chagrin de celui qui la contemple en sachant ce qu’il en a été de cette vie. (...)
Cette tête est celle d’un mort. Cette photographie a été prise sur le lit de mort de cet homme. Cet homme est mon père, que je retrouve soixante-deux ans après l’avoir vu pour la dernière fois – mais comme si je le voyais pour la première fois, car ce n’est pas cette image que j’avais gardée. De temps en temps, dans les journaux, lorsqu’on rééditait un de ses livres, je voyais un visage lourd, massif, d’une virilité agressive. Ce visage avait effacé les autres dans ma mémoire, et je ne retenais que celui-là. Brutalité d’homme d’action – comme il s’était voulu, comme il avait rêvé d’être, comme il avait cru qu’il était. Force épaisse et butée, sans aucun rapport avec cette finesse de traits que j’ai maintenant sous les yeux, avec cette pureté d’expression, cet air de n’y être pour personne...
Personne, sauf peut-être pour son fils, qu’il a connu à peine, dont il ne s’est guère soucié, mais qui se trouve être aujourd’hui le dépositaire de cette vie et se heurte à un mystère insoutenable. Si beau dans la mort, si blâmable dans l’action : est-ce possible ? Où fut la vérité de cet homme qui est mon père ? Admiré d’abord, à juste titre, puis méprisé et honni, de manière non moins légitime... Scrute bien ce visage, semble me dire le mort, regarde s’il n’y a rien à sauver de cette vie que je suis le premier (à preuve mon masque mortuaire, d’où a reflué la laideur de mes engagements politiques), le premier à trouver déplorable...(...)
5 août 1944. Samedi. Rue Saint-Benoît. Le cortège funèbre part de la porte du 5 encadrée d’un drap noir, remonte la rue, tourne à gauche par la rue de l’Abbaye, traverse la place Saint-Germain-des-Prés. En tête du cortège, le chef de famille, qui mène le deuil et marche seul en avant, est un garçon qui aura quinze ans dans trois semaines. Il est en culottes courtes, car on a dit à sa mère que les Allemands aux abois raflent les adolescents à peine sortis de l’enfance. Sur sa veste grise, on a cousu un brassard noir. Il garde les yeux baissés. Chagrin? Peur ne pas se montrer à la hauteur de la situation, devant ces centaines de regards qui l’épient? Ou confusion extrême des sentiments dans son cœur ?
Celui qu’on sort maintenant du fourgon pour le transporter dans l’église a été un collabo, des plus notoires. Ecrivain célèbre, il a mis sa plume auservice des Allemands. Pendant les quatre ans de l’Occupation, il a écrit dans la presse contrôlée par les nazis, paradé, en uniforme et à la tribune, dans les meetings du PPF, le parti fasciste de Doriot. Invité, en compagnie de Drieu La Rochelle, de Brasillach, de Chardonne, de Jouhandeau, par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, il a participé au voyage des intellectuels français à Weimar, en octobre 1941. La honte, pour ce garçon de quinze ans, élève à Buffon, le lycée qui a été, pendant ces quatre ans, un foyer de résistance. Un de ses professeurs qu’il aimait le plus, M. Raymond Burgard, fondateur du groupe clandestin Valmy, a été arrêté en avril 1942, il s’en souvient très bien, il était en classe de troisième. Le professeur, qui enseignait le français, n’a pas reparu.
Comme tous ses camarades, le garçon est gaulliste. Il vit avec sa mère, qui est gaulliste, et se trouve être la meilleure amie de deux vieilles filles qui cachent dans leur appartement de la rue Lecourbe le chef de la Résistance intérieure, Georges Bidault. Il a épinglé aux murs de sa chambre, rue César-Franck, deux cartes de géographie : une carte de France, et une carte du front russe. Sur chacune de ces cartes, il pique et déplace de minuscules drapeaux au fur et à mesure de l’avance des Alliés, d’après les renseignements fournis par Radio-Londres qu’il écoute chaque soir avec sa mère et sa sœur, en tendant l’oreille pour capter dans le poste installé sur la cheminée de la salle à manger les nouvelles qui grésillent dénaturées par le brouillage. (...)
Gaulliste avec sa mère le jeudi et collabo avec son père le dimanche? Non. Pas de schizophrénie. Le choix du garçon est fait depuis longtemps, depuis toujours. Il ne s’est pas nourri en vain des romans de Gustave Aimard, où, dans la Prairie américaine, les flibustiers blancs, loyaux et généreux, se distinguent nettement des perfides Indiens. Son gaullisme s’étoffe d’une admiration passionnée pour la Russie et le courage des Russes. La carte de Russie, sur son mur, est beaucoup plus grande que celle de France. Il déteste les Allemands, le bruit des bottes sur la chaussée de la rue de Rivoli, les pancartes en allemand plantées aux carrefours. Déjà mélomane, il vomit le triomphalisme pangermanique de Wagner. Mais peut-il détester, peut-il vomir celui qu’on vient de déposer devant l’autel, dans le cercueil recouvert d’un drap noir?
Cet homme, c’est Ramon Fernandez, et ce garçon, c’est moi.
Le RF brodé sur le drap du catafalque semble à l’orphelin une parodiecruelle de cette République française que le mort a trahie en se faisant le complice du Reich allemand de Hitler et de l’Etat français du maréchal Pétain. Je suis né de ce traître, se dit-il, je porte son nom, il m’a légué son nom, son œuvre, sa honte, je suis son héritier.
Ce mort, ce père, il peut d’autant moins le fouler aux pieds et le rejeter de sa conscience, il peut d’autant moins en déposer le fardeau qu’il entend d’étranges chuchotements et entrevoit des ombres se faufiler derrière les piliers. Une sorte de miracle transforme les funérailles du traître en acte de rédemption. Ceux qui condamnent Ramon Fernandez pour ses fautes politiques, ceux qui se sont séparés de lui depuis quatre ans (au moins quatre ans, car sa dérive a commencé bien avant la guerre), ceux qui ne transigent pas sur l’honneur ne l’ont pourtant pas abandonné à son indignité. Malgré le danger auquel ils s’exposent en se montrant dans cette assemblée pro-allemande, ils se sont glissés dans l’église et dissimulés dans les nefs latérales. Fidèles au parjure, ils sont là, gardiens de ce qui peut en être sauvé. (...)
La jeune Françoise Delthil, qui deviendrait Françoise Verny, avait bravé l’interdiction de ses parents pour être présente. Des écrivains, parfois illustres, qui militaient dans l’autre camp et n’étaient sortis de leur cachette que pour sauver leur ancien ami du déshonneur complet, apportaient leur caution morale au mort qu’ils réprouvaient : Pierre Bost, François Mauriac, Jean Paulhan. J’ai retrouvé leurs noms, dans le même registre. Quand Mauriac, en 1949, voulut évoquer ce moment, il s’en tint à une forme évasive. « Notre pauvre Ramon » : il ne put expliquer autrement pourquoi il assistait aux obsèques d’un homme aussi admiré que maudit. Coupable? Non coupable? J’écris ce livre pour essayer de percer le secret d’un destin si trouble qu’il a suscité jusqu’ici plus d’interrogations que de réponses.
Trois coïncidences
Jean Prévost. Plus jeune de sept ans que mon père, il est mort un jour avant lui, le 1eraoût 1944. Mais en héros, lui, tué par l’ennemi. Sous le nom de capitaine Goderville, il avait pris les armes dans le maquis du Vercors. Au pont Charvet, en tentant de gagner Grenoble avec quatre de ses camarades, il tomba sous les balles des Allemands, dans une embuscade, le visage fracassé. Râblé, physique de boxeur, Prévost avait toujours été un anarchiste et un rebelle. « Quelle est votre principale espérance ? » lui demanda-t-on en 1935. Réponse fulgurante : « Ne plus obéir. » (...)
Jean Prévost fait partie des premiers collaborateurs et publie, le 14 décembre de la même année, un compte rendu du roman de RF Le Pari, en y glissant ce portrait chaleureux mais contestable (j’y reviendrai) de l’auteur : « Il a été un enfant inculte, puis un jeune homme mondain et fort brillant. Un jour, cela ne lui a pas suffi. J’aurai vu, dans ma vie, des boxeurs colosses se mettre à l’entraînement comme de petits garçons, et Ramon Fernandez se mettre à dévorer et à digérer toute la littérature, toute la philosophie de l’Europe occidentale. Des piles de livres, des piles de notes d’une petite écriture serrée, et un Ramon en robe de chambre qui, à cinq heures du soir, n’avait pas encore démarré de sa table de travail. »
Socialistes et stendhaliens, les deux proches étaient si intimes que, lorsque Prévost s’est marié, le 28 avril 1926 à Hossegor, il a demandé à Ramon Fernandez d’être un de ses témoins. (...)
Antoine de Saint-Exupéry. Mort un jour avant Jean Prévost, deux jours avant Ramon Fernandez, le 31 juillet 1944, aux commandes de son avion militaire. Il avait décollé de Bastia pour une mission d’observation sur Grenoble. Abattu par la chasse allemande. Prévost et Saint-Exupéry étaient très liés. C'est Ramon Fernandez qui les avait présentés l’un à l’autre, en 1925, chez la vicomtesse de Lestrange, cousine de Saint-Exupéry et ancienne maîtresse de mon père. Jean Prévost publia dans Le Navire d’argentles premiers textes de Saint-Exupéry, puis celui-ci fut amené par Ramon Fernandez aux éditions Gallimard, où parut, en 1929, son premier livre, Courrier Sud.Mon père, jusqu’à la guerre, resta proche de Saint-Exupéry comme de Jean Prévost. Tous les trois partageaient la passion du sport, de la vitesse, et ne concevaient la littérature que comme une part de l’action, un reflet et une exaltation de la vie. Leurs destins se sont croisés, entremêlés, presque fondus. Morts ensemble, presque à la même heure, à quoi a-t-il tenu qu’ils ne demeurent liés dans une survie commune ?
Marguerite Duras. Coïncidence ici non de dates, mais de lieux.
En 1942, une jeune femme et son mari cherchent un appartement à louer. Chez Lipp, la jeune femme a pris l’habitude de bavarder avec Betty Fernandez, la seconde femme de mon père. Bien que les Antelme et les Fernandez ne se rencontrent qu’au café, ne dînent pas les uns chez les autres, une grande sympathie lie bientôt Betty et Marguerite. Celle-là informe celle-ci qu’un appartement vient de se libérer 5, rue Saint-Benoît, au troisième, juste au-dessous du sien. Pendant deux ans, les deux couples se côtoient, se fréquentent, vivent en bonne amitié. (...)
« Je n’ai jamais rencontré de gens qui aient davantage de charme que ces deux êtres-là, les Fernandez. Un charme essentiel. Ils étaient l’intelligence et la bonté », a témoigné bien plus tard Marguerite Duras (dans Le Nouvel Observateurdu 24 juin 1992). Elle montait au quatrième, le dimanche, pour assister aux réunions qu’organisait mon père, avec des invités qui avaient nom Drieu La Rochelle, Chardonne, Jouhandeau, Gerhard Heller, officier de la Propagandastaffel délégué à la censure, Karl Epting, directeur de l’Institut allemand. « On ne parlait pas de politique. On parlait de la littérature. Ramon Fernandez parlait de Balzac. On l’aurait écouté jusqu’à la fin des nuits », écrira-t-elle dans L'Amant.Et encore : « Ramon Fernandez avait une civilité sublime jusque dans le savoir, une façon à la fois essentielle et transparente de se servir de la connaissance sans jamais en faire ressentir l’obligation, le poids. C'était quelqu’un de sincère. »
A moi, elle me répétait, chaque fois que je l’ai rencontrée, qu’elle avait été « amoureuse » de mon père – amoureuse au sens durassien. Voilà pourquoi, sans doute, elle a si bien, avec une telle lucidité et une telle générosité, compris son fourvoiement politique. « Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du PCF. L'équivalence est absolue, définitive. C'est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel » (L'Amant,p. 85). Paroles essentielles : communiste ou fasciste, on le devient non par conviction idéologique, mais pour se guérir d’un mal privé. (...)
C'est au début de 1943 que Marguerite Duras, ayant opté définitivement pour son camp, s’en ouvrit franchement à mon père, avec une candeur qui prouve quelle confiance elle avait en lui. « Ramon descendait l’escalier. Je l’ai abordé. Je lui ai dit : “Ramon, nous venons d’entrer dans la Résistance. Il ne faut plus nous saluer dans la rue. Ne plus se voir. Ne plus téléphoner.” » Et de conclure, par cette phrase qui vaudrait absolution s’il pouvait y en avoir une : « Il a été un roi, dans le secret et dans la discrétion » (...)
http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=Dominique+Fernandez&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All
Le 1er décembre 1926, Ramon Fernandez, métis franco-mexicain, héritier du Sud, qui fabrique souvent des mâles mélancoliques et arrogants, épouse une jeune diplômée de l’École de Sèvres. Liliane Fernandez, née Chomette incarne le Nord, la rigueur, presque l’ascétisme. C’est un être de devoir, verrouillé. Deux enfants naissent, Irène et Dominique ! Le couple se sépare en 1936. Curieusement, c’est Ramon qui souffrira le plus. Il perd l’équilibre et ne se rétablira jamais. Tous ces détails sont fournis par le « journal » de Liliane, dans lequel a puisé Dominique pour conduire son enquête. (...)
Essayiste, critique, Ramon Fernandez fut l’enfant chéri de la gauche chic jusqu’en décembre 1936, après qu’il eut paraphé un manifeste signé par Léon Daudet, Henri Béraud, Abel Bonnard, Drieu-la-Rochelle… Bref, il ruina sa bonne réputation.
https://www.causeur.fr/ramon-fernandez-et-autres-figures-crepusculaires-1950
Il écrit entre autres dans La Nouvelle revue française, il est alors considéré comme un des grands critiques français. Il se fait connaître dans les années 1930 pour son œuvre littéraire Le Pari. Mais il est principalement un essayiste, ayant publié de nombreux essais sur Proust, Balzac, Molière et divers autres écrivains. Il publie alors de nombreux articles pour diverses revues littéraires et culturelles.
Il est considéré alors comme un grand écrivain socialiste. En 1934, il se situe lui-même politiquement entre le parti communiste et la SFIO, se réclamant du marxisme mais non du communisme. Il participe, entre autres, à la création du journal intellectuel Marianne, dans lequel il publiera des critiques sur presque tous les ouvrages importants qui paraissent dans cette période. C’est lui qui communique à la NRF l’appel de création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.
Mais durant la période du Front populaire, cet intellectuel de gauche qui confesse « une préférence pour les trains qui avancent », suit la même voie que Doriot, et adhère au Parti populaire français en 1937. Il entre d'abord dans les sphères culturelles du parti et en devient un membre important en animant le Cercle populaire français, issu de ce parti. Il accède même au bureau politique du PPF et fera une interview dudit Doriot, en uniforme allemand juste avant le départ de celui-ci pour le front russe. (...)
Il fit aussi un éloge funèbre d’Henri Bergson qui entraîna sa rupture avec Céline. De plus, il n’écrivit pas contre les Juifs pendant la guerre et avait à cœur, selon son fils, de monter dans le wagon de queue du métro, alors imposé aux Juifs.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ramon_Fernandez_(écrivain)
« Combien de fois, en Allemagne, en 1932, un communiste et un nazi, discutant dans la rue, ont été frappés de vertige mental en constatant qu’ils étaient d’accord sur tous les points ! » Simone Weil
https://twitter.com/claudeposternak/status/1072445679170146305
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