Ensuite, la plupart des choses dont je parle ici ont déjà disparu ou sont en train de disparaître rapidement. Ce livre n’est pas un guide de voyage ; c’est une élégie. Un tombeau. Ce que vous tenez entre vos mains est une stèle. Une foutue dalle de roc. Ne vous la faites pas tomber sur les pieds ; lancez-la contre quelque chose de grand, fait de verre et d’acier. Qu’avez-vous à perdre ?
Je ne suis pas ici seulement pour échapper un temps au tumulte, à la crasse et au chaos de la machine culturelle, mais aussi pour me confronter de manière aussi immédiate et directe que possible au noyau nu de l’existence, à l’élémentaire et au fondamental, au socle de pierre qui nous soutient. Je veux être capable de regarder et d’examiner un genévrier, un morceau de quartz, un vautour, une araignée, et de voir ces choses comme elles sont en elles-mêmes, vierges de toute qualité attribuée par l’homme, catégories scientifiques comprises. Voir Dieu ou la Méduse face à face, même si cela implique de risquer tout ce que j’ai d’humain en moi. Je rêve d’un mysticisme âpre et brutal dans lequel le moi dénudé se fonde dans un monde non humain et y survit pourtant, toujours intact, individué, discret. Paradoxe et socle de pierre. (…)
On peut laisser les vieilles sentes pédestres à l’abandon, ne poster aucun ranger dans les stations les plus reculées, maintenir en sous-effectif les services chargés de la protection et de la pédagogie, on trouvera toujours des millions pour financer les kilomètres d’asphalte : c’est une donnée que les gestionnaires des parcs connaissent de longue date. Le Congrès répond toujours présent lorsqu’il s’agit de dégager des fonds pour toujours plus de routes plus grandes partout, surtout si elles forment des circuits. L’industrie pétrolière adore les circuits, qui ramènent l’automobiliste exactement à la station-service d’où il était parti. (…)
On objectera que l’accroissement constant de la population rend vaines toute résistance et toute idée de conservation. On aura raison. Si l’on ne parvient pas à stabiliser la population de notre pays, les parcs sont condamnés. Comme tout le reste. La préservation de la nature et cent autres bonnes causes du même genre seront balayées sous l’irrésistible pression de la simple lutte pour la survie et la santé mentale dans un environnement totalement urbanisé, totalement industrialisé et sans cesse plus peuplé. En ce qui me concerne, je préférerais tenter ma chance dans un conflit thermonucléaire plutôt que de vivre dans un tel monde. (…)
L’antique art pariétal des canyons de l’Utah appartient lui aussi à ce musée sans murs qui rend la sculpture africaine, les masques mélanésiens et les décharges publiques du New Jersey tout aussi intéressants – voix silencieuses nous parlant dans la première langue du monde. Quant aux compétences techniques des artistes, elles apparaissent lorsque l’on considère que, bien qu’ayant été exposés pendant des siècles aux attaques du vent, du sable, de la pluie, de la chaleur, du froid et de la lumière du soleil, ces pictogrammes et ces pétroglyphes survivent encore de manière vive et claire. Combien de peintures et de sculptures qui se créent aujourd’hui en Amérique survivront – au simple sens physique du terme – ne serait-ce qu’un demi-siècle ? (…)
Pris dans un no man’s land entre deux mondes, le Navajo profite comme il peut du système de l’homme blanc – la radio, le pick-up, l’assistance sociale – tout en s’accrochant à la liberté et à la dignité de son ancien mode de vie. Un tel homme préfère rouler ivre mort dans les caniveaux de Gallup, Nouveau-Mexique, faisant honte à sa tribu et à sa race, que de boutonner une chemise blanche propre et passer la meilleure partie de sa vie dans un bureau à air conditionné dont les fenêtres ne s’ouvrent pas. (…)
Dans quel but ? “Par anticipation sur les besoins à venir, afin de soutenir la croissance industrielle et démographique du Sud-Ouest.” C’est dans ce genre de réponse que l’on voit que c’est toujours le même vieux jeu de chiffres, la lancinante monomanie d’esprits petits et très simples prisonniers d’une obsession. Ils ne voient pas que la croissance pour la croissance est une folie cancéreuse ; que Phoenix et Albuquerque ne seront pas des villes plus plaisantes à vivre lorsque leur population aura doublé, doublé et doublé encore. Ils ne comprendraient jamais qu’un système économique qui ne peut que croître ou mourir est nécessairement traître à tout ce qui est humain. (…)
Un homme pourrait aimer et défendre la nature sans jamais de sa vie être allé au-delà des limites de l’asphalte, des lignes à haute tension et des plans orthogonaux. Nous avons besoin de la nature, que nous y mettions le pied ou non. Il nous faut un refuge même si nous n’aurons peut-être jamais besoin d’y aller. Je n’irai peut-être jamais en Alaska, par exemple, mais je suis heureux que l’Alaska soit là. Nous avons besoin de pouvoir nous échapper aussi sûrement que nous avons besoin d’espoir ; sans cette possibilité, la vie urbaine pousserait tous les hommes au crime ou à la drogue ou à la psychanalyse. (…)
La technologie ajoute une dimension nouvelle à ce processus en fournissant aux despotes modernes des instruments d’une efficacité bien supérieure aux anciens. Ce n’est sûrement pas par hasard que la plus radicale des tyrannies ait vu le jour dans la nation européenne la plus avancée dans les domaines de la science et de l’industrie. Si nous laissons notre propre pays devenir aussi densément peuplé, aussi surdéveloppé et aussi techniquement uniforme que l’Allemagne moderne, il se peut que nous nous bâtissions un destin similaire.
La valeur des espaces sauvages comme base de résistance à l’oppression centralisée a, en revanche, été prouvée par l’histoire récente. À Budapest et à Saint-Domingue, par exemple, les soulèvements populaires furent rapidement écrasés parce qu’un environnement urbanisé donne l’avantage à la puissance technologique. Mais à Cuba, en Algérie et au Vietnam, les révolutionnaires opérant dans les montagnes, le désert et la jungle, avec le soutien actif ou tacite d’une population clairsemée, ont pu vaincre les forces du pouvoir officiel équipées de tout l’arsenal terrifiant du militarisme du XXe siècle – ou tout au moins les bloquer dans une situation de match nul. Les insurrections rurales ne peuvent alors être réprimées qu’en bombardant et en incendiant les villages et la campagne de manière si radicale que la population se voit massivement forcée à se réfugier dans les villes ; là, on la mate et, si besoin, on l’affame jusqu’à ce qu’elle se soumette. La ville, qui devrait être le symbole et le cœur de la civilisation, peut aisément se transformer en camp de concentration. (…)
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