Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.
Il s’endormit d’un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants.
— T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C’est pas une vie...
—
Il y a l’amour, Bardamu !
- Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
- — Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout ! »
Un
petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d’ici, et tout ce
qu’il y avait d’avancé dans les opinions.
« Tu
l’as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la
meilleure, c’est que j’ai composé une manière de prière
vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des
nouvelles : LES AILES EN OR ! C’est le titre !... »
Et je lui récite alors :
Un
Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel
et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui
retombe partout, le ventre en l’air, prêt aux caresses, c’est
lui, c’est notre maître. Embrassons-nous !
(…)
Les
Aztèques éventraient couramment, qu’on raconte, dans leurs
temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les
offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu’il leur envoie la pluie.
C’est des choses qu’on a du mal à croire avant d’aller en
guerre. Mais quand on y est, tout s’explique, et les Aztèques et
leur mépris du corps d’autrui, c’est le même que devait avoir
pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, plus
haut nommé, devenu par l’effet des avancements une sorte de dieu
précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.
(…)
—
Oh ! Vous êtes donc
tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un
rat…
—
Oui, tout à fait lâche,
Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la
déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas
dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle
contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle.
Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul,
c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce
que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.
(…)
Ainsi,
Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de
suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne
possédait que quelques lettres et ce petit portrait. « Ce qui
m’ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c’est qu’elle
n’a là-bas personne pour les vacances... C’est dur pour une
petite enfant… »
Évidemment
Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire
familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n’avait
l’air de rien. Il avait offert sans presque s’en douter à une
petite fille vaguement parente des années de torture, l’annihilement
de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans
marchandage, sans intérêt que celui de son bon coeur.
Il
offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour
refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.
Il
s’endormit d’un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me
relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait
comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait
pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer
les bons des méchants.
(…)
Le
train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon
aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassée Molly avec
tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais
de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour
moi, pour elle, pour tous les hommes.
C’est
peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le
plus grand chagrin possible pour devenir soi même avant de mourir.
Des
années ont passé depuis ce départ et puis des années encore...
J’ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les
adresses dont je me souvenais et où l’on pouvait la connaître, la
suivre Molly. Jamais je n’ai reçu de réponse.
La
Maison est fermée à présent. C’est tout ce que j’ai pu savoir.
Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, d’un
endroit que je ne connais pas, qu’elle sache bien que je n’ai pas
changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière,
qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma
furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis !
Nous nous arrangerons ! J’ai gardé tant de beauté d’elle
en moi, si vivace, si chaude que j’en ai bien pour tous les deux et
pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir.
Pour
la quitter il m’a fallu certes bien de la folie et d’une sale et
froide espèce. Tout de même, j’ai défendu mon âme jusqu’à
présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j’en
suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd
que les autres, tant de gentillesse et de rêve Molly m’a fait
cadeau dans le cours de ces quelques mois d’Amérique.
(…)
Mais
quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du
bistrot, par exemple, si sale qu’on la prend toujours pour les
chiottes, envie vous passe de plaisanter avec les choses
sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où
qu’on vous a mis.
Les
maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont, plates
façades, leur coeur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il
n’oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit
pourtant dans le quartier qu’il est bien aimable le proprio quand
on le rencontre. a n’engage à rien.
La
lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Detroit, du jus
de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses
tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et
des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros
piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous.
(…)
Au
matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le
métro. On dirait à les voir tous s’enfuir de ce côté-là, qu’il
leur est arrivé une catastrophe du côté d’Argenteuil, que c’est
leur pays qui brûle. Après chaque aurore, ça les prend, ils
s’accrochent par grappes aux portières, aux rambardes. Grande
déroute. C’est pourtant qu’un patron qu’ils vont chercher dans
Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément
peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpirer pourtant
sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C’est
pas donné.
(…)
Robespierre
on l’a guillotiné parce qu’il répétait toujours la même chose
et Napoléon n’a pas résisté, pour ce qui le concerne, à plus de
deux ans d’une inflation de Légion d’Honneur. Ce fut sa torture
de ce fou d’être obligé de fournir des envies d’aventures à la
moitié de l’Europe assise. Métier impossible. Il en creva.
Tandis
que le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves, on peut
l’acheter lui, se le procurer pour une heure ou deux, comme un
prostitué.
Et
puis des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par
précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons où
on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et
leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes
en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de
culot, de tendresse, et s’abandonnera plus intensément que le
copain. On décore à présent aussi bien les chiottes que les
abattoirs et le Mont-de-Piété aussi, tout cela pour vous amuser,
vous distraire, vous faire sortir de votre Destinée.
Vivre
tout sec, quel cabanon ! La vie c’est une classe dont l’ennui
est le pion, il est là tout le temps à vous épier d’ailleurs, il
faut avoir l’air d’être occupé, coûte que coûte, à quelque
chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau.
Un jour, qui n’est rien qu’une simple journée de 24 heures c’est
pas tolérable.
(…)
Son
coeur s’est mis à battre de plus en plus vite et puis tout à fait
vite. Il courait son coeur après son sang, épuisé, là-bas,
minuscule déjà, tout à la fin des artères, à trembler au bout
des doigts. La pâleur lui est montée du cou et lui a pris toute la
figure. Il a fini en étouffant. Il est parti d’un coup comme s’il
avait pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des deux bras.
Et
puis il est revenu là, devant nous, presque tout de suite, crispé,
déjà en train de prendre tout son poids de mort.
On
s’est levés nous, on s’est dégagés de ses mains. Elles sont
restées en l’air ses mains, bien raides, dressées toutes jaunes
et bleues sous la lame:
Dans
la chambre ça faisait comme un étranger à présent Robinson, qui
viendrait d’un pays atroce et qu’on n’oserait plus lui parler.
(...)
Le
zinc du canal ouvrait juste avant le petit jour à cause des
bateliers. L’écluse commence à pivoter lentement sur la fin de la
nuit. Et puis c’est tout le paysage qui se ranime et se met à
travailler. Les berges se séparent du fleuve tout doucement, elles
se lèvent, se relèvent des deux côtés de l’eau. Le boulot
émerge de l’ombre. On recommence à tout voir, tout simple, tout
dur. Les treuils ici, les palissades aux chantiers là-bas et loin
dessus la route voici que reviennent de plus loin encore les hommes.
Ils s’infiltrent dans le jour sale par petits paquets transis. Ils
se mettent du jour plein la figure pour commencer en passant devant
l’aurore. Ils vont plus loin. On ne voit bien d’eux que leurs
figures pâles et simples ; le reste est encore à la nuit. Il
faudra bien qu’ils crèvent tous un jour aussi. Comment qu’ils
feront ?
(...)
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