jeudi 28 mars 2019

" L'Art de la guerre " par Sun Tzu ( 512 avant notre ère )

Alors les meilleurs officiers, leurs ministres les plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira ; et se voyant sans espérance d’un meilleur sort, ils se réfugieront chez vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert.
Leurs parents, leurs alliés ou leurs amis seront accusés, recherchés, mis à mort. Les complots se formeront, l’ambition se réveillera, ce ne seront plus que perfidies, que cruelles exécutions, que désordres, que révoltes de tous côtés.
Que vous restera-t-il à faire pour vous rendre maître d’un pays dont les peuples voudraient déjà vous voir en possession ? 

Cinq choses principales doivent faire l’objet de nos continuelles méditations et de tous nos soins, comme le font ces grands artistes qui, lorsqu’ils entreprennent quelque chef-d’œuvre, ont toujours présent à l’esprit le but qu’ils se proposent, mettent à profit tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent, ne négligent rien pour acquérir de nouvelles connaissances et tous les secours qui peuvent les conduire heureusement à leur fin.
Si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes, nous ne devons jamais perdre de vue : la doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline.
La doctrine fait naître l’unité de penser ; elle nous inspire une même manière de vivre et de mourir, et nous rend intrépides et inébranlables dans les malheurs et dans la mort.
Si nous connaissons bien le temps, nous n’ignorerons point ces deux grands principes Yin et Yang par lesquels toutes les choses naturelles sont formées et par lesquels les éléments reçoivent leurs différentes modifications ; nous saurons le temps de leur union et de leur mutuel concours pour la production du froid, du chaud, de la sérénité ou de l’intempérie de l’air.
L’espace n’est pas moins digne de notre attention que le temps ; étudions le bien, et nous aurons la connaissance du haut et du bas, du loin comme du près, du large et de l’étroit, de ce qui demeure et de ce qui ne fait que passer.
J’entends par commandement, l’équité, l’amour pour ceux en particulier qui nous sont soumis et pour tous les hommes en général ; la science des ressources, le courage et la valeur, la rigueur, telles sont les qualités qui doivent caractériser celui qui est revêtu de la dignité de général ; vertus nécessaires pour l’acquisition desquelles nous ne devons rien négliger : seules elles peuvent nous mettre en état de marcher dignement à la tête des autres.
Aux connaissances dont je viens de parler, il faut ajouter celle de la discipline. Posséder l’art de ranger les troupes ; n’ignorer aucune des lois de la subordination et les faire observer à la rigueur ; être instruit des devoirs particuliers de chacun de nos subalternes ; savoir connaître les différents chemins par où on peut arriver à un même terme ; ne pas dédaigner d’entrer dans un détail exact de toutes les choses qui peuvent servir, et se mettre au fait de chacune d’elles en particulier. Tout cela ensemble forme un corps de discipline dont la connaissance pratique ne doit point échapper à la sagacité ni aux attentions d’un général.
Vous donc que le choix du prince a placé à la tête des armées, jetez les fondements de votre science militaire sur les cinq principes que je viens d’établir. La victoire suivra partout vos pas : vous n’éprouverez au contraire que les plus honteuses défaites si, par ignorance ou par présomption, vous venez à les omettre ou à les rejeter.(...)

Vous profiterez de la dissension qui surgit chez vos ennemis pour attirer les mécontents dans votre parti en ne leur ménageant ni les promesses, ni les dons, ni les récompenses.
Si vos ennemis sont plus puissants et plus forts que vous, vous ne les attaquerez point, vous éviterez avec un grand soin ce qui peut conduire à un engagement général ; vous cacherez toujours avec une extrême attention l’état où vous vous trouverez.
Il y aura des occasions où vous vous abaisserez, et d’autres où vous affecterez d’avoir peur. Vous feindrez quelquefois d’être faible afin que vos ennemis, ouvrant la porte à la présomption et à l’orgueil, viennent ou vous attaquer mal à propos, ou se laissent surprendre eux-mêmes et tailler en pièces honteusement. Vous ferez en sorte que ceux qui vous sont inférieurs ne puissent jamais pénétrer vos desseins. Vous tiendrez vos troupes toujours alertes, toujours en mouvement et dans l’occupation, pour empêcher qu’elles ne se laissent amollir par un honteux repos.(...)

Toute campagne guerrière doit être réglée sur le semblant ; feignez le désordre, ne manquez jamais d’offrir un appât à l’ennemi pour le leurrer, simulez l’infériorité pour encourager son arrogance, sachez attiser son courroux pour mieux le plonger dans la confusion : sa convoitise le lancera sur vous pour s’y briser.
Hâtez vos préparatifs lorsque vos adversaires se concentrent ; là où ils sont puissants, évitez-les.
Plongez l’adversaire dans d’inextricables épreuves et prolongez son épuisement en vous tenant à distance ; veillez à fortifier vos alliances au-dehors, et à affermir vos positions au-dedans par une politique de soldats-paysans.
Quel regret que de tout risquer en un seul combat, en négligeant la stratégie victorieuse, et faire dépendre le sort de vos armes d’une unique bataille !
Lorsque l’ennemi est uni, divisez-le ; et attaquez là où il n’est point préparé, en surgissant lorsqu’il ne vous attend point. Telles sont les clefs stratégiques de la victoire, mais prenez garde de ne point les engager par avance.(...)

Lorsque vos gens auront pris sur l’ennemi au-delà de dix chars, commencez par récompenser libéralement tant ceux qui auront conduit l’entreprise que ceux qui l’auront exécutée. Employez ces chars aux mêmes usages que vous employez les vôtres, mais auparavant ôtez-en les marques distinctives qui pourront s’y trouver.
Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut, qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leur propre camp, ou dans le sein même de leur patrie. Ne les laissez jamais oisifs, tirez parti de leurs services avec les défiances convenables, et, pour le dire en deux mots, conduisez-vous à leur égard comme s’ils étaient des troupes qui se fussent enrôlées librement sous vos étendards. Voilà ce que j’appelle gagner une bataille et devenir plus fort.(...)

Dans le gouvernement des armées il y a sept maux :
I. Imposer des ordres pris en Cour selon le bon plaisir du prince.
II. Rendre les officiers perplexes en dépêchant des émissaires ignorant les affaires militaires.
III. Mêler les règlements propres à l’ordre civil et à l’ordre militaire.
IV. Confondre la rigueur nécessaire au gouvernement de l'État, et la flexibilité que requiert le commandement des troupes.
V. Partager la responsabilité aux armées.
VI. Faire naître la suspicion, qui engendre le trouble : une armée confuse conduit à la victoire de l’autre.
VII. Attendre les ordres en toute circonstance, c’est comme informer un supérieur que vous voulez éteindre le feu : avant que l’ordre ne vous parvienne, les cendres sont déjà froides ; pourtant il est dit dans le code que l’on doit en référer à l’inspecteur en ces matières ! Comme si, en bâtissant une maison sur le bord de la route, on prenait conseil de ceux qui passent ; le travail ne serait pas encore achevé ! (...)

Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret. Voilà en peu de mots en quoi consiste l’habileté et toute la perfection même du gouvernement des troupes. Le grand jour et les ténèbres, l’apparent et le secret ; voilà tout l’art. Ceux qui le possèdent sont comparables au Ciel et à la Terre, dont les mouvements ne sont jamais sans effet : ils ressemblent aux fleuves et aux mers dont les eaux ne sauraient tarir. Fussent-ils plongés dans les ténèbres de la mort, ils peuvent revenir à la vie ; comme le soleil et la lune, ils ont le temps où il faut se montrer, et celui où il faut disparaître ; comme les quatre saisons, ils ont les variétés qui leur conviennent ; comme les cinq tons de la musique, comme les cinq couleurs, comme les cinq goûts, ils peuvent aller à l’infini. Car qui a jamais entendu tous les airs qui peuvent résulter de la différente combinaison des tons ? Qui a jamais vu tout ce que peuvent présenter les couleurs différemment nuancées ? Qui a jamais savouré tout ce que les goûts différemment tempérés peuvent offrir d’agréable ou de piquant ? On n’assigne cependant que cinq couleurs et cinq sortes de goût.

Un général doit se prémunir contre tous ces dangers. Sans trop chercher à vivre ou à mourir, il doit se conduire avec valeur et avec prudence, suivant que les circonstances l’exigent.
S’il a de justes raisons de se mettre en colère, qu’il le fasse, mais que ce ne soit pas en tigre qui ne connaît aucun frein.
S’il croit que son honneur est blessé, et qu’il veuille le réparer, que ce soit en suivant les règles de la sagesse, et non pas les caprices d’une mauvaise honte.
Qu’il aime ses soldats, qu’il les ménage, mais que ce soit avec discrétion.
S’il livre des batailles, s’il fait des mouvements dans son camp, s’il assiège des villes, s’il fait des excursions, qu’il joigne la ruse à la valeur, la sagesse à la force des armes ; qu’il répare tranquillement ses fautes lorsqu’il aura eu le malheur d’en faire ; qu’il profite de toutes celles de son ennemi, et qu’il le mette souvent dans l’occasion d’en faire de nouvelles. (...)

Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes et aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire.
Si les devins ou les astrologues de l’armée ont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ils parlent avec obscurité, interprétez en bien ; s’ils hésitent, ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire.
Aimez vos troupes, et procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin. Si elles essuient de rudes fatigues, ce n’est pas qu’elles s’y plaisent ; si elles endurent la faim, ce n’est pas qu’elles ne se soucient pas de manger ; si elles s’exposent à la mort, ce n’est point qu’elles n’aiment pas la vie. Si mes officiers n’ont pas un surcroît de richesses, ce n’est pas parce qu’ils dédaignent les biens de ce monde. Faites en vous-même de sérieuses réflexions sur tout cela.

Lorsque vous aurez tout disposé dans votre armée et que tous vos ordres auront été donnés, s’il arrive que vos troupes nonchalamment assises donnent des marques de tristesse, si elles vont jusqu’à verser des larmes, tirez-les promptement de cet état d’assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins, faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instruments militaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions, faites-leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peu difficiles, où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez la conduite de Tchouan Tchou et de Tsao-Kouei, vous changerez le cœur de vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s’y endurciront, rien ne leur coûtera dans la suite.
Les quadrupèdes regimbent quand on les charge trop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux au contraire veulent être forcés pour être d’un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut les charger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il faut même les forcer, mais avec discernement et mesure.(...)

Accordez des récompenses sans vous préoccuper des usages habituels, publiez des ordres sans respect des précédents, ainsi vous pourrez vous servir de l’armée entière comme d’un seul homme.
Éclairez toutes les démarches de l’ennemi, ne manquez pas de prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoir vous assurer de la personne de leur général ; faites tuer leur général, car vous ne combattez jamais que contre des rebelles.
Le nœud des opérations militaires dépend de votre faculté de faire semblant de vous conformer aux désirs de votre ennemi.(...)

Ayez des espions partout, soyez instruit de tout, ne négligez rien de ce que vous pourrez apprendre ; mais, quand vous aurez appris quelque chose, ne la confiez pas indiscrètement à tous ceux qui vous approchent.
Lorsque vous emploierez quelque artifice, ce n’est pas en invoquant les Esprits, ni en prévoyant à peu près ce qui doit ou peut arriver, que vous le ferez réussir ; c’est uniquement en sachant sûrement, par le rapport fidèle de ceux dont vous vous servirez, la disposition des ennemis, eu égard à ce que vous voulez qu’ils fassent. (...)

La division de mort est celle par laquelle, après avoir fait donner de faux avis sur l’état où nous nous trouvons, nous faisons courir des bruits tendancieux, lesquels nous faisons passer jusqu’à la cour de son souverain, qui, les croyant vrais, se conduit en conséquence envers ses généraux et tous les officiers qui sont actuellement à son service.
La division de vie est celle par laquelle on répand l’argent à pleines mains envers tous ceux qui, ayant quitté le service de leur légitime maître, ont passé de votre côté, ou pour combattre sous vos étendards, ou pour vous rendre d’autres services non moins essentiels.
Si vous avez su vous faire des créatures dans les villes et les villages des ennemis, vous ne manquerez pas d’y avoir bientôt quantité de gens qui vous seront entièrement dévoués. Vous saurez par leur moyen les dispositions du grand nombre des leurs à votre égard, ils vous suggéreront la manière et les moyens que vous devez employer pour gagner ceux de leurs compatriotes dont vous aurez le plus à craindre ; et quand le temps de faire des sièges sera venu, vous pourrez faire des conquêtes, sans être obligé de monter à l’assaut, sans coup férir, sans même tirer l’épée. (...)

Si vous avez fait courir des bruits, tant pour persuader ce que vous voulez qu’on croie de vous, que sur les fausses démarches que vous supposerez avoir été faites par les généraux ennemis ; si vous avez fait passer de faux avis jusqu’à la cour et au conseil même du prince contre les intérêts duquel vous avez à combattre ; si vous avez su faire douter des bonnes intentions de ceux mêmes dont la fidélité à leur prince vous sera la plus connue, bientôt vous verrez que chez les ennemis les soupçons ont pris la place de la confiance, que les récompenses ont été substituées aux châtiments et les châtiments aux récompenses, que les plus légers indices tiendront lieu des preuves les plus convaincantes pour faire périr quiconque sera soupçonné.

Alors les meilleurs officiers, leurs ministres les plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira ; et se voyant sans espérance d’un meilleur sort, ils se réfugieront chez vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert.
Leurs parents, leurs alliés ou leurs amis seront accusés, recherchés, mis à mort. Les complots se formeront, l’ambition se réveillera, ce ne seront plus que perfidies, que cruelles exécutions, que désordres, que révoltes de tous côtés.
Que vous restera-t-il à faire pour vous rendre maître d’un pays dont les peuples voudraient déjà vous voir en possession ? (...)

Vous aurez vos espions partout : vous devez supposer que l’ennemi aura aussi les siens. Si vous venez à les découvrir, gardez-vous bien de les faire mettre à mort ; leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Les espions des ennemis vous serviront efficacement, si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions, qu’ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés.(...




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