Le titre même du présent volume demande quelques explications que nous devons fournir avant tout, afin que l’on sache bien comment nous l’entendons et qu’il n’y ait à cet égard aucune équivoque. Que l’on puisse parler d’une crise du monde moderne, en prenant ce mot de « crise » dans son acception la plus ordinaire, c’est une chose que beaucoup ne mettent déjà plus en doute, et, à cet égard tout au moins, il s’est produit un changement assez sensible : sous l’action même des événements, certaines illusions commencent à se dissiper, et nous ne pouvons, pour notre part, que nous en féliciter, car il y a là, malgré tout, un symptôme assez favorable, l’indice d’une possibilité de redressement de la mentalité contemporaine, quelque chose qui apparaît comme une faible lueur au milieu du chaos actuel. C’est ainsi que la croyance à un « progrès » indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n’est plus aussi généralement admise ; certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d’aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d’arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme.
Peut-être ceux-là ne voient-ils pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu’ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leur esprit ; mais enfin c’est déjà quelque chose qu’ils se rendent compte qu’il y a un danger, même s’ils le sentent plus qu’ils ne le comprennent vraiment, et qu’ils parviennent à concevoir que cette civilisation dont les modernes sont si infatués n’occupe pas une place privilégiée dans l’histoire du monde, qu’elle peut avoir le même sort que tant d’autres qui ont déjà disparu à des époques plus ou moins lointaines, et dont certaines n’ont laissé derrière elles que des traces infimes, des vestiges à peine perceptibles ou difficilement reconnaissables. (...)
Mais, dans le mot même de « crise », d’autres significations sont contenues, qui le rendent encore plus apte à exprimer ce que nous voulons dire : son étymologie, en effet, qu’on perd souvent de vue dans l’usage courant, mais à laquelle il convient de se reporter comme il faut toujours le faire lorsqu’on veut restituer à un terme la plénitude de son sens propre et de sa valeur originelle, son étymologie, disons-nous, le fait partiellement synonyme de « jugement » et de « discrimination ». La phase qui peut être dite véritablement « critique », dans n’importe quel ordre de choses, c’est celle qui aboutit immédiatement à une solution favorable ou défavorable, celle où une décision intervient dans un sens ou dans l’autre ; c’est alors, par conséquent, qu’il est possible de porter un jugement sur les résultats acquis, de peser le « pour » et le « contre », en opérant une sorte de classement parmi ces résultats, les uns positifs, les autres négatifs, et de voir ainsi de quel côté la balance penche définitivement.
Bien entendu, nous n’avons aucunement la prétention d’établir d’une façon complète une telle discrimination, ce qui serait d’ailleurs prématuré, puisque la crise n’est point encore résolue et qu’il n’est peut-être même pas possible de dire exactement quand et comment elle le sera, d’autant plus qu’il est toujours préférable de s’abstenir de certaines prévisions qui ne sauraient s’appuyer sur des raisons clairement intelligibles à tous, et qui, par suite, risqueraient trop d’être mal interprétées et d’ajouter à la confusion au lieu d’y remédier. Tout ce que nous pouvons nous proposer, c’est donc de contribuer, jusqu’à un certain point et autant que nous le permettront les moyens dont nous disposons, à donner à ceux qui en sont capables la conscience de quelques-uns des résultats qui semblent bien établis dès maintenant, et à préparer ainsi, ne fût-ce que d’une manière très partielle et assez indirecte, les éléments qui devront servir par la suite au futur « jugement », à partir duquel s’ouvrira une nouvelle période de l’histoire de l’humanité terrestre. (...)
Ce n’est certes pas par hasard que tant d’esprits sont aujourd’hui hantés par l’idée de la « fin du monde » ; on peut le regretter à certains égards, car les extravagances auxquelles donne lieu cette idée mal comprise, les divagations « messianiques » qui en sont la conséquence en divers milieux, toutes ces manifestations issues du déséquilibre mental de notre époque, ne font qu’aggraver encore ce même déséquilibre dans des proportions qui ne sont pas absolument négligeables ; mais enfin il n’en est pas moins certain qu’il y a là un fait dont on ne peut se dispenser de tenir compte.
L’attitude la plus commode, quand on constate des choses de ce genre, est assurément celle qui consiste à les écarter purement et simplement sans plus d’examen, à les traiter comme des erreurs ou des rêveries sans importance ; nous pensons pourtant que, même si ce sont en effet des erreurs, il vaut mieux, tout en les dénonçant comme telles, rechercher les raisons qui les ont provoquées et la part de vérité plus ou moins déformée qui peut s’y trouver contenue malgré tout, car, l’erreur n’ayant en somme qu’un mode d’existence purement négatif, l’erreur absolue ne peut se rencontrer nulle part et n’est qu’un mot vide de sens.
Si l’on considère les choses de cette façon, on s’aperçoit sans peine que cette préoccupation de la « fin du monde » est étroitement liée à l’état de malaise général dans lequel nous vivons présentement : le pressentiment obscur de quelque chose qui est effectivement près de finir, agissant sans contrôle sur certaines imaginations, y produit tout naturellement des représentations désordonnées, et le plus souvent grossièrement matérialisées, qui, à leur tour, se traduisent extérieurement par les extravagances auxquelles nous venons de faire allusion.
Cette explication n’est d’ailleurs pas une excuse en faveur de celles-ci ; ou du moins, si l’on peut excuser ceux qui tombent involontairement dans l’erreur, parce qu’ils y sont prédisposés par un état mental dont ils ne sont pas responsables, ce ne saurait jamais être une raison pour excuser l’erreur elle-même. Du reste en ce qui nous concerne, on ne pourra sûrement pas nous reprocher une indulgence excessive à l’égard des manifestations « pseudo-religieuses » du monde contemporain, non plus que de toutes les erreurs modernes en général ; nous savons même que certains seraient plutôt tentés de nous faire le reproche contraire, et peut-être ce que nous disons ici leur fera-t-il mieux comprendre comment nous envisageons ces choses, nous efforçant de nous placer toujours au seul point de vue qui nous importe, celui de la vérité impartiale et désintéressée. (...)
Cette fin n’est sans doute pas la « fin du monde », au sens total où certains veulent l’entendre, mais elle est tout au moins la fin d’un monde ; et, si ce qui doit finir est la civilisation occidentale sous sa forme actuelle, il est compréhensible que ceux qui se sont habitués à ne rien voir en dehors d’elle, à la considérer comme « la civilisation » sans épithète, croient facilement que tout finira avec elle, et que, si elle vient à disparaître, ce sera véritablement la « fin du monde ». (...)
La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara,se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yugaou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non-humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir. (...)
Il est un fait assez étrange, qu’on semble n’avoir jamais remarqué comme il mérite de l’être : c’est que la période proprement « historique », au sens que nous venons d’indiquer, remonte exactement au Vie siècle avant l’ère chrétienne, comme s’il y avait là, dans le temps, une barrière qu’il n’est pas possible de franchir à l’aide des moyens d’investigation dont disposent les chercheurs ordinaires. À partir de cette époque, en effet, on possède partout une chronologie assez précise et bien établie ; pour tout ce qui est antérieur, au contraire, on n’obtient en général qu’une très vague approximation, et les dates proposées pour les mêmes événements varient souvent de plusieurs siècles. Même pour les pays où l’on a plus que de simples vestiges épars, comme l’Égypte par exemple, cela est très frappant ; et ce qui est peut-être plus étonnant encore, c’est que, dans un cas exceptionnel et privilégié comme celui de la Chine, qui possède, pour des époques bien plus éloignées, des annales datées au moyen d’observations astronomiques qui ne devraient laisser de place à aucun doute, les modernes n’en qualifient pas moins ces époques de « légendaires », comme s’il y avait là un domaine où ils ne se reconnaissent le droit à aucune certitude et où ils s’interdisent eux-mêmes d’en obtenir. (...)
Au VIe siècle avant l’ère chrétienne, il se produisit, quelle qu’en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples ; ces changements présentèrent d’ailleurs des caractères différents suivant les pays. Dans certains cas, ce fut une réadaptation de la tradition à des conditions autres que celles qui avaient existé antérieurement, réadaptation qui s’accomplit en un sens rigoureusement orthodoxe ; c’est ce qui eut lieu notamment en Chine, où la doctrine, primitivement constituée en un ensemble unique, fut alors divisée en deux parties nettement distinctes : le Taoïsme, réservé à une élite, et comprenant la métaphysique pure et les sciences traditionnelles d’ordre proprement spéculatif ; le Confucianisme, commun à tous sans distinction, et ayant pour domaine les applications pratiques et principalement sociales. Chez les Perses, il semble qu’il y ait eu également une réadaptation du Mazdéisme, car cette époque fut celle du dernier Zoroastre.
Dans l’Inde, on vit naître alors le Bouddhisme, qui, quel qu’ait été d’ailleurs son caractère originel, devait aboutir, au contraire, tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie, au sens étymologique d’« absence de principe », dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social. Ce qui est assez curieux, c’est qu’on ne trouve, dans l’Inde, aucun monument remontant au-delà de cette époque, et les orientalistes, qui veulent tout faire commencer au Bouddhisme dont ils exagèrent singulièrement l’importance, ont essayé de tirer parti de cette constatation en faveur de leur thèse ; l’explication du fait est cependant bien simple : c’est que toutes les constructions antérieures étaient en bois, de sorte qu’elles ont naturellement disparu sans laisser de traces; mais ce qui est vrai, c’est qu’un tel changement dans le mode de construction correspond nécessairement à une modification profonde des conditions générales d’existence du peuple chez qui il s’est produit. (...)
Le mot « philosophie », en lui-même, peut assurément être pris en un sens fort légitime, qui fut sans doute son sens primitif, surtout s’il est vrai que, comme on le prétend, c’est Pythagore qui l’employa le premier : étymologiquement, il ne signifie rien d’autre qu’« amour de la sagesse » ; il désigne donc tout d’abord une disposition préalable requise pour parvenir à la sagesse, et il peut désigner aussi, par une extension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette disposition même, doit conduire à la connaissance. Ce n’est donc qu’un stade préliminaire et préparatoire, un acheminement vers la sagesse, un degré correspondant à un état inférieur à celle-ci; la déviation qui s’est produite ensuite a consisté à prendre ce degré transitoire pour le but même, à prétendre substituer la « philosophie » à la sagesse, ce qui implique l’oubli ou la méconnaissance de la véritable nature de cette dernière. C’est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie « profane », c’est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d’ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et « non-humaine ». Pourtant, il subsista encore quelque chose de celle-ci à travers toute l’antiquité ;
ce qui le prouve, c’est d’abord la persistance des « mystères », dont le caractère essentiellement « initiatique » ne saurait être contesté, et c’est aussi le fait que l’enseignement des philosophes eux-mêmes avait à la fois, le plus souvent, un côté « exotérique » et un côté « ésotérique », ce dernier pouvant permettre le rattachement à un point de vue supérieur, qui se manifeste d’ailleurs d’une façon très nette, quoique peut-être incomplète à certains égards, quelques siècles plus tard, chez les Alexandrins. Pour que la philosophie « profane » fût définitivement constituée comme telle, il fallait que l’« exotérisme » seul demeurât et qu’on allât jusqu’à la négation pure et simple de tout « ésotérisme » ; c’est précisément à quoi devait aboutir, chez les modernes, le mouvement commencé par les Grecs (...)
Le monde moderne ira-t-il jusqu’au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira-t-il, cette fois encore, avant qu’il n’ait atteint le fond de l’abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu’un arrêt à mi-chemin ne soit plus guère possible, et que, d’après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entrés vraiment dans la phase finale du Kali-Yuga,dans la période la plus sombre de cet « âge sombre », dans cet état de dissolution dont il n’est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n’est plus un simple redressement qui est alors nécessaire, mais une rénovation totale. Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu’on avait vu précédemment, et, partis de l’Occident, ils menacent maintenant d’envahir le monde tout entier ; nous savons bien que leur triomphe ne peut jamais être qu’apparent et passager, mais, à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l’humanité ait traversées au cours de son cycle actuel.
Ne sommes -nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les Livres sacrés de l’Inde, « où les castes seront mêlées, où la famille même n’existera plus » ? Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l’Évangile appelle « l’abomination de la désolation ». Il ne faut pas se dissimuler la gravité de la situation ; il convient de l’envisager telle qu’elle est, sans aucun « optimisme », mais aussi sans aucun « pessimisme », puisque, comme nous le disions précédemment, la fin de l’ancien monde sera aussi le commencement d’un monde nouveau. (...)
http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=René+Guénon&criteria=&language=French&format=
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