lundi 26 novembre 2018

" Nocturne indien " par Antonio Tabucchi



« L’hôtel que vous avez indiqué se trouve dans un quartier misérable », dit-il sur un ton affable, « et la marchandise y est de mauvaise qualité, les touristes qui viennent à Bombay pour la première fois tombent souvent dans des endroits peu recommandables, je vous conduis à un hôtel plus indiqué pour un monsieur comme vous.» 


Il cracha par la fenêtre et me fit un clin d’œil. « Et où la marchandise est de première qualité. » Un sourire visqueux et complice s’étala sur son visage, et cela me plut encore moins. (...)




Elle se mit à énoncer des chiffres d’une voix neutre et détachée, mais je ne compris pas très bien de quoi il s’agissait et la priai de répéter. C’était une liste de prix. Les seuls chiffres que je compris étaient le premier et le dernier : de treize à quinze ans trois cents roupies, plus de cinquante ans cinq roupies.
« Les filles sont dans la petite salle au premier étage », conclut-elle.
Je sortis la lettre de ma poche et lui fis voir la signature. Je me souvenais parfaitement du nom, mais je préférais le lui montrer écrit en toutes lettres, pour qu’il n’y eût pas de malentendu. « Vimala Sar », dis-je, « je veux une fille qui s’appelle Vimala Sar. »Elle jeta un bref coup d’œil vers les deux jeunes assis sur le divan. « Vimala Sar ne travaille plus ici », dit-elle, « elle est partie. »
« Où est-elle allée ? » demandai-je.
« Je ne sais pas », répondit-elle, « mais nous avons des filles plus belles qu’elle. »
La chose ne s’annonçait pas très bien. Du coin de l’œil il me sembla voir les deux jeunes gens faire un léger mouvement, mais peut-être était-ce seulement une impression.
« Trouvez-la-moi », dis-je rapidement, « j’attends dans ma chambre. » Par bonheur, j’avais dans la poche deux billets de vingt dollars. Je les mis au milieu de ses petites pierres colorées et repris ma valise. Alors que je montais l’escalier, j’eus une soudaine inspiration, dictée par la peur. « Mon ambassade sait que je suis ici », dis-je à voix haute. (...)

« Comment s’appelait-il ? »
« Il s’appelait Xavier », répondis-je.
« Comme le missionnaire ? » demanda-t-il. Et il ajouta ensuite : « Il n’est pas anglais, n’est-ce pas ? »
« Non », répondis-je, « il est portugais, mais il n’est pas venu en tant que missionnaire, c’est un Portugais qui s’est perdu en Inde. »
Le médecin hocha la tête en signe d’approbation. Il avait une demi-perruque brillante qui changeait de place chaque fois qu’il remuait la tête, comme une calotte de caoutchouc. « En Inde beaucoup de gens se perdent », dit-il, « c’est un pays qui est fait exprès pour cela. » Je dis : « En effet. » Et je le regardai, et lui aussi il me regarda d’un air absent, comme si sa présence était due au hasard, comme si tout était dû au hasard, parce qu’il devait en être ainsi.(...)

Le couloir était très long, peint d’un bleu maussade. Le sol était noir de cafards qui éclataient sous nos pas, malgré nos efforts pour ne pas les écraser. « Nous les exterminons », dit le médecin, « mais un mois après il y en a de nouveau, les murs sont imprégnés de larves, il faudrait démolir l’hôpital. »(...)

« Que faisait M. Janata Pinto ? » me demanda-t-il en écartant le rideau du vestibule.
J’eus envie de dire : « traducteur simultané », et c’est peut-être ce que j’aurais dû dire. Mais je dis au contraire : « il écrivait des histoires ».
« Ah ! » fit-il, « attention, ici il y a une marche. De quoi elles parlaient ? »
« Eh bien », dis-je, « je ne saurais pas tellement comment vous expliquer, disons qu’elles parlaient de choses ratées, d’erreurs, l’une d’elles par exemple parlait d’un homme qui passe sa vie à rêver d’un voyage et le jour où il a enfin l’occasion de le faire, ce jour-là, il s’aperçoit qu’il n’a plus envie de le faire. »(...)

La chaleur est insupportable », dis-je, « et les ventilateurs ne marchent pas, c’est incroyable. »
« À Bombay, la tension est très basse la nuit », me répondit-il.
« Et pourtant vous avez un réacteur nucléaire à Trombay, j’ai vu la cheminée depuis le bord de mer. »
Il me sourit très faiblement. « Presque toute l’énergie est utilisée par les usines, et aussi par les hôtels de luxe et par le quartier de Marine Drive, ici nous devons nous contenter de ça. » Il se mit à marcher dans le couloir et prit la direction opposée à celle par laquelle nous étions arrivés. « L’Inde est ainsi faite », conclut-il.(...)

Les seuls habitants de Bombay qui ne s’inquiètent pas des « conditions d’admission » en vigueur au Taj Mahal sont les corbeaux. Ils descendent lentement sur la terrasse de l’Inter-Continental, se prélassent sur les fenêtres moghul du bâtiment le plus ancien, se perchent sur les branches des manguiers du jardin, sautillent sur l’impeccable tapis d’herbe qui entoure la piscine. Ils iraient jusqu’au bord pour boire, ou bien ils piqueraient du bec le zeste d’orange des verres de martini, si un serviteur en livrée parfaitement zélé n’était là pour les chasser avec une batte de cricket, figurant d’un match absurde mis en scène par un artiste farfelu. Il faut faire attention aux corbeaux, car ils ont le bec très sale. La municipalité de Bombay a dû pourvoir de couvercles les énormes citernes d’eau de la ville : il est arrivé en effet que ces oiseaux, qui se chargent de réintroduire dans le « circuit vital » les cadavres que les Parsis exposent sur les Tours du Silence (ces tours sont nombreuses dans la zone de Malabar Hill), laissent tomber dans l’eau quelque gros morceau.(...)

« Je suis allé à Mahabalipuram et à Kanchipuram », dis-je, « j’ai vu tous les temples. »
« Vous avez dormi là-bas ? »
« Oui, dans un petit hôtel d’État très bon marché, c’est tout ce que j’ai trouvé. »
« Je le connais », dit-il. Puis il me demanda : « Qu’est-ce que vous avez le plus aimé ? »
« Beaucoup de choses, mais peut-être le temple de Kailasantha. Il a quelque chose de triste et de magique. »
Il secoua la tête. « C’est une étrange définition », dit-il. Puis il se leva avec calme et murmura : « Je crois qu’il se fait tard, j’ai encore beaucoup de choses à écrire cette nuit, permettez-moi de vous raccompagner. »

Je me levai et il me précéda dans le long couloir jusqu’à la porte d’entrée. Je m’arrêtai un instant dans le hall et nous nous serrâmes la main. Tout en sortant, je le remerciai brièvement. Il sourit et ne répondit pas. Et puis, avant de fermer la porte, il me dit : « La science aveugle laboure des terres stériles, la foi folle vit le rêve de son culte, un dieu nouveau n’est qu’un mot, ne crois pas, ne cherche pas : tout est occulte. » Je descendis les marches et fis quelques pas dans l’allée de gravier. Puis je compris brusquement, et me retournai rapidement : c’étaient les vers d’un poème de Pessoa, mais il les avait dits en anglais, c’est pourquoi je ne les avais pas reconnus tout de suite. Le poème s’intitulait Noël. Mais la porte était déjà fermée et le serviteur, au bout de l’allée, m’attendait pour fermer le portail.



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