jeudi 31 décembre 2015
" La Société contre l'État " par Pierre Clastres
Ce que nous montrent les Sauvages, c'est l'effort permanent pour empêcher les chefs d'être des chefs, c'est le refus de l'unification, c'est le travail de conjuration de l'Un, de l'Etat.
L'histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire, c'est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l'histoire de leur lutte contre l'Etat
Qu'en est-il des Indiens d'Amérique? On sait qu'à l'exception des hautes cultures du Mexique, d'Amérique centrale et des Andes, toutes les sociétés indiennes sont archaïques: elles ignorent l'écriture et « subsistent », du point de vue économique. Toutes, d'autre part, ou presque, sont dirigées par des leaders, des chefs et, caractéristique décisive digne de retenir l'attention, aucun de ces caciques ne possède de « pouvoir ». On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance.
Ceci nous porte à dire que:
1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes :
sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l'ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu'il se réalise en deux modes principaux: pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.
2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n'est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l'occidentale (mais elle n'est pas la seule, naturellement). Il n'y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d'explication d'autres modalités différentes .
.3) Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple, où il n'existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. Si le pouvoir politique n'est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c'est-à-dire à l'homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le politique: en d'autres termes, il n'y a pas de sociétés sans pouvoir.
Les premiers voyageurs du Brésil et les ethnographes qui les suivirent l'ont maintes fois souligné : la propriété la plus remarquable du chef indien consiste dans son manque à peu près complet d'autorité; la fonction politique paraît n'être, chez ces populations, que très faiblement différenciée. Malgré sa dispersion et son insuffisance, la documentation que nous possédons vient confirmer cette vive impression de démocratie, à laquelle furent sensibles tous les américanistes. Parmi l'énorme masse des tribus recensées en Amérique du Sud, l'autorité de la chefferie n'est explicitement attestée que pour quelques groupes, tels que les Taino des îles, les Caquetio, les Jirajira, ou les Otomac.
En un texte de 1948, R. Lowie, analysant les traits distinctifs du type de chef ci-dessus évoqué, par lui nommé titular chief. isole trois propriétés essentielles du leader indien, que leur récurrence au long des deux Amériques permet de saisir comme condition nécessaire du pouvoir dans ces régions :
1 Le chef est un « faiseur de paix »; il est l'instance modératrice du groupe, ainsi que l'atteste la division fréquente du pouvoir en civil et militaire.
2 Il doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre, sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes de ses « administrés ».
3 Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie.
Ce schéma de la triple qualification nécessaire au détenteur de la fonction politique est certainement aussi pertinent pour les sociétés sud- que nord-américaines. Tout d'abord, en effet, il est remarquable que les traits de la chefferie soient fort opposés en temps de guerre et en temps de paix, et que, très souvent, la direction du groupe soit assumée par deux individus différents, chez les Cubeo par exemple, ou chez les tribus de l'Orénoque : il existe un pouvoir civil et un pouvoir militaire. Pendant l'expédition guerrière, le chef dispose d'un pouvoir considérable, parfois même absolu, sur l'ensemble des guerriers.
Mais, la paix revenue, le chef de guerre perd toute sa puissance. Le modèle du pouvoir coercitif n'est donc accepté qu'en des occasions exceptionnelles, lorsque le groupe est confronté à une menace extérieure. Mais la conjonction du pouvoir et de la coercition cesse dès que le groupe n'a rapport qu'à soi-même Ainsi, l'autorité des chefs tupinamba, incontestée pendant les expéditions guerrières, se trouvait étroitement soumise au contrôle du conseil des anciens en temps de paix. De même, les Jivaro n'auraient de chef qu'en temps de guerre. Le pouvoir normal, civil fondé sur le consensus omnium et non sur la contrainte, est ainsi de nature profondément pacifique ; sa fonction est également « pacifiante » : le chef a la charge du maintien de la paix et de l'harmonie dans le groupe. Aussi doit-il apaiser les querelles, régler les différends, non en usant d'une force qu'il ne possède pas et qui ne serait pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole.
Le second trait caractéristique de la chefferie indienne, la générosité, paraît être plus qu'un devoir : une servitude. Les ethnologues ont en effet noté chez les populations les plus diverses d'Amérique du Sud que cette obligation de donner, à quoi est tenu le chef, est en fait vécue par les Indiens comme une sorte de droit de le soumettre à un pillage permanent. Et si le malheureux leader cherche à freiner cette fuite de cadeaux, tout prestige, tout pouvoir lui sont immédiatement déniés.
Francis Huxley écrit à propos des Urubu :
« C'est le rôle du chef d'être généreux et de donner tout ce qu'on lui demande: dans certaines tribus indiennes, on peut toujours reconnaître le chef à ce qu'il possède moins que les autres et porte les ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux . »
Il est inutile de multiplier les exemples, car cette relation des Indiens à leur chef est constante à travers tout le continent (Guyane, Haut-Xingu, etc.). Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles ; pour être chef il faut être généreux.
Outre ce goût si vif pour les possessions du chef, les Indiens apprécient fortement ses paroles : le talent oratoire est une condition et aussi un moyen du pouvoir politique. Nombreuses sont les tribus où le chef doit tous les jours, soit à l'aube, soit au crépuscule, gratifier d'un discours édifiant les gens de son groupe : les chefs pilaga, sherenté, tupinamba, exhortent chaque jour leur peuple à vivre selon la tradition.
Car la thématique de leur discours est étroitement reliée à leur fonction de « faiseur de paix ». « ... Le thème habituel de ces harangues est la paix, l'harmonie et l'honnêteté, vertus recommandées à tous les gens de la tribu . » Sans doute le chef prêche-t-il parfois dans le désert: les Toba du Chaco ou les Trumai du Haut-Xingu ne prêtent souvent pas la moindre attention au discours de leur leader, qui parle ainsi dans l'indifférence générale. Cela ne doit cependant pas nous masquer l'amour des Indiens pour la parole: un Chiriguano n'expliquait- il pas l'accession d'une femme à la chefferie en disant: « Son père lui avait appris à parler » ?
Humbles en leur portée, les fonctions du chef n'en sont cependant pas moins contrôlées par l'opinion publique. Planificateur des activités économiques et cérémonielles du groupe, le leader ne possède aucun pouvoir décisoire; il n'est jamais assuré que ses « ordres » seront exécutés : cette fragilité permanente d'un pouvoir sans cesse contesté donne sa tonalité à l'exercice de la fonction : le pouvoir du chef dépend du bon vouloir du groupe. On comprend dès lors l'intérêt direct du chef à maintenir la paix : l'irruption d'une crise destructrice de l'harmonie interne appelle l'intervention du pouvoir, mais suscite en même temps cette intention de contestation que le chef n'a pas les moyens de surmonter.
Si l'on se tourne vers le niveau économique de l'échange, on s'aperçoit que les biens subissent le même traitement : c'est uniquement du chef vers le groupe que s'effectue leur mouvement. Les sociétés indiennes d'Amérique du Sud sont en effet rarement tenues à des prestations économiques envers leur leader et ce dernier, comme tout un chacun, doit cultiver son manioc et tuer son gibier. Exception faite de certaines sociétés du nord-ouest de l'Amérique du Sud, les privilèges de la chefferie ne se situent généralement pas sur le plan matériel, et seules quelques tribus font de l'oisiveté la marque d'un statut social supérieur: les Manasi de Bolivie ou les Guarani cultivent les jardins du chef et rassemblent ses récoltes. Encore faut-il ajouter que, chez les Guarani, l'usage de ce droit honore peut-être moins le chef que le chaman.
Quoi qu'il en soit, la majorité des leaders indiens est loin d'offrir l'image d'un roi fainéant: bien au contraire, le chef, obligé de répondre à la générosité qu'on attend de lui, doit sans cesse songer à se procurer des cadeaux à offrir à ses gens. Le commerce avec d'autres groupes peut être une source de biens; mais, plus souvent, c'est à son ingéniosité et son travail personnels que le chef se fie. De sorte que, curieusement, c'est le leader qui, en Amérique du Sud, travaille le plus durement. Le statut enfin des signes linguistiques est encore plus évident : en des sociétés qui ont su protéger le langage de la dégradation que lui infligent les nôtres, la parole est plus qu'un privilège, un devoir du chef : c'est à lui que revient la maîtrise des mots, au point que l'on a pu écrire, au sujet d'une tribu nord-américaine : « On peut dire, non que le chef est un homme qui parle, mais que celui qui parle est un chef », formule aisément applicable à tout le continent sud-américain.
Car l'exercice de ce quasi-monopole du chef sur le langage se renforce encore de ce que les Indiens ne l'appréhendent nullement comme une frustration. Le partage est si nettement établi que les deux assistants du leader trumaï, par exemple, bien que jouissant d'un certain prestige, ne peuvent parler comme le chef: non en vertu d'une interdiction extérieure, mais en raison du sentiment que l'activité parlante serait un affront à la fois au chef et au langage; car, dit un informateur, tout autre que le chef « aurait honte» de parler comme lui.
Tout se passe, en effet, comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d'une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : à savoir que le pouvoir est en son essence coercition; que l'activité unificatrice de la fonction politique s'exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d'un au-delà incontrôlable et contre elle; que le pouvoir en sa nature n'est qu'alibi furtif de la nature en son pouvoir. Loin donc de nous offrir l'image terne d'une incapacité à résoudre la question du pouvoir politique, ces sociétés nous étonnent par la subtilité avec laquelle elles l'ont posée et réglée. Elles ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel, que le principe d'une autorité extérieure et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même; c'est l'intuition de cette menace qui a déterminé la profondeur de leur philosophie politique. Car, découvrant la grande parenté du pouvoir et de la nature, comme double limitation de l'univers de la culture, les sociétés indiennes ont su inventer un moyen de neutraliser la virulence de l'autorité politique. Elles ont choisi d'en être elles-mêmes les fondatrices, mais de manière à ne laisser apparaître le pouvoir que comme négativité aussitôt maîtrisée : elles l'instituent selon son essence (la négation de la culture), mais justement pour lui dénier toute puissance effective.De sorte que la présentation du pouvoir, tel qu'il est, s'offre à ces sociétés comme le moyen même de l'annuler. La même opération qui instaure la sphère politique lui interdit son déploiement: c'est ainsi que la culture utilise contre le pouvoir la ruse même de la nature; c'est pour cela que l'on nomme chef l'homme en qui vient se briser l'échange des femmes, des mots et des biens.
En tant que débiteur de richesse et de messages, le chef ne traduit pas autre chose que sa dépendance par rapport au groupe, et l'obligation où il se trouve de manifester à chaque instant l'innocence de sa fonction. On pourrait en effet penser, à mesurer la confiance dont le groupe crédite son chef, qu'au travers de cette liberté vécue par le groupe dans son rapport au pouvoir se fait jour, comme subrepticement, un contrôle, plus profond d'être moins apparent, du chef sur la communauté. Car, en certaines circonstances, singulièrement en période de disette, le groupe s'en remet totalement au chef; lorsque menace la famine, les communautés de l'Orénoque s'installent dans la maison du chef, aux dépens de qui, désormais, elles décident de vivre, jusqu'à des jours meilleurs.
De même, la bande Nambikwara à court de nourriture après une dure étape attend du chef et non de soi que la situation s'améliore. Il semble en ce cas que le groupe, ne pouvant se passer du chef, dépende intégralement de lui. Mais cette subordination n'est qu'apparente : elle masque en fait une sorte de chantage que le groupe exerce sur le chef. Car, si ce dernier ne fait pas ce qu'on attend de lui, son village ou sa bande tout simplement l'abandonne pour rejoindre un leader plus fidèle à ses devoirs. C'est seulement moyennant cette dépendance réelle que le chef peut maintenir son statut. Cela apparaît très nettement dans la relation du pouvoir et de la parole: car, si le langage est l'opposé même de la violence, la parole doit s'interpréter, plus que comme privilège du chef, comme le moyen que se donne le groupe de maintenir le pouvoir à l'extérieur de la violence coercitive, comme la garantie chaque jour répétée que cette menace est écartée. La parole du leader recèle en elle l'ambiguïté d'être détournée de la fonction de communication immanente au langage. Il est si peu nécessaire au discours du chef d'être écouté que les Indiens ne lui prêtent souvent aucune attention.
Le chef, propriétaire de valeurs essentielles du groupe, est par là même responsable devant lui, et, par l'intermédiaire des femmes il est en quelque sorte le prisonnier du groupe. Ce mode de constitution de la sphère politique peut donc se comprendre comme un véritable mécanisme de défense des sociétés indiennes. La culture affirme la prévalence de ce qui la fonde - l'échange précisément en visant dans le pouvoir la négation de ce fondement. Mais il faut en outre remarquer que ces cultures, en privant les « signes» de leur valeur d'échange dans la région du pouvoir, enlèvent aux femmes, aux biens et aux mots justement leur fonction de signes à échanger; et c'est alors comme pures valeurs que sont appréhendés ces éléments, car la communication cesse d'être leur horizon. Le statut du langage suggère avec une force singulière cette conversion de l'état de signe à l'état de valeur: le discours du chef, en sa solitude, rappelle la parole du poète pour qui les mots sont valeurs encore plus que signes. Que peut donc signifier ce double processus de dé-signification et de valorisation des éléments de l'échange?
Peut-être exprime-t-il, au-delà même de l'attachement de la culture à ses valeurs, l'espoir ou la nostalgie d'un temps mythique où chacun accéderait à la plénitude d'une jouissance non limitée par l'exigence de l'échange.
Cultures indiennes, cultures inquiètes de refuser un pouvoir qui les fascine: l'opulence du chef est le songe éveillé du groupe. Et c'est bien d'exprimer à la fois le souci qu'a de soi la culture et le rêve de se dépasser, que le pouvoir, paradoxal en sa nature, est vénéré en son impuissance : métaphore de la tribu imago de son mythe, voilà le chef indien .
En dépit des apparences, c'est encore le chant des Guayaki que nous écoutons. Si l'on vient à en douter, ne serait-ce pas justement parce que nous n'en comprenons plus le langage?
Certes, il ne s'agit plus ici de traduction. En fin de compte, le chant des chasseurs aché nous désigne une certaine parenté entre l'homme et son langage : plus précisément, une parenté telle qu'elle semble subsister seulement chez l'homme primitif. C'est dire que, bien loin de tout exotisme, le discours naif des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n'est pas un simple instrument, que l'homme peut être de plain-pied avec lui, et que l'Occident moderne perd le sens de sa valeur par l'excès d'usage auquel il le soumet. Le langage de l'homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n'est plus pour lui qu'un pur moyen de communication et d'information. La qualité du sens et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s'en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n'y a pas, pour l'homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l'on a parlé du chant des Guayaki comme d'une agression contre le langage, c'est bien plutôt comme l'abri qui le protège que nous devons désormais l'entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ?
Que dit le chef? Qu'est-ce qu'une parole de chef? C'est, tout d'abord, un acte ritualisé. Presque toujours, le leader s'adresse au groupe quotidiennement, à l'aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d'une voix forte le discours attendu. Et sa voix, certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n'était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n'est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l'inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s'adresse ne sont tenus, eux, qu'à celle de paraître ne pas l'entendre.Et, en un sens, ils ne perdent, si l'on peut dire, rien.
Pourquoi? Parce que, littéralement, le chef ne dit, fort prolixement, rien. Son discours consiste, pour l'essentiel, en une célébration, maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. » Voilà à peu près à quoi se réduit un discours de chef. On comprend dès lors qu'il ne trouble pas autrement ceux à qui il est destiné.
Qu'est-ce qu'en ce cas parler veut dire? Pourquoi le chef de la tribu doit-il parler précisément pour ne rien dire ? A quelle demande de la société primitive répond cette parole vide qui émane du lieu apparent du pouvoir? Vide, le discours du chef l'est justement parce qu'il n'est pas discours de pouvoir: le chef est séparé de la parole parce qu'il est séparé du pouvoir.
Dans la société primitive, dans la société sans Etat, ce n'est pas du côté du chef que se trouve le pouvoir : il en résulte que sa parole ne peut être parole de pouvoir, d'autorité, de commandement. Un ordre: voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole. Au-delà du refus d'obéissance que ne manquerait pas de provoquer une telle tentative d'un chef oublieux de son devoir, ne tarderait pas à se poser le refus de reconnaissance. Le chef assez fou pour songer, non point tant à l'abus d'un pouvoir qu'il ne possède pas, qu'à l'us même du pouvoir, le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne: la société primitive est le lieu du refus d'un pouvoir séparé, parce qu'elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir.
La société primitive sait, par nature, que la violence est l'essence du pouvoir. En ce savoir s'enracine le souci de maintenir constamment à l'écart l'un de l'autre le pouvoir et l'institution, le commandement et le chef. Et c'est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l'élément de la parole, c'est-à-dire dans l'extrême opposé de la violence, la tribu s'assure que toutes choses restent à leur place, que l'axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul déplacement des forces ne viendra bouleverser l'ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu'il doit à la tribu, c'est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l'homme de parole de devenir homme de pouvoir. (...)
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maitres de la circulation des produits de cette activité: ils n'agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d'échange des biens médiatise le rapport direct de l'homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l'activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l'homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C'est alors que l'on peut parler de travail: quand la règle égalitaire d'échange cesse de constituer le « code civil» de la société, quand l'activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C'est bien là en effet qu'elle s'inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l'Indien de l'empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard. ( ... )
Un seul bouleversement structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle,la société primitive : celui qui fait surgir en son sein, ou de l'extérieur, ce dont l'absence même définit cette société, l'autorité de la hiérarchie, la relation de pouvoir, l'assujettissement des hommes, l'Etat. Il serait bien vain d'en rechercher l'origine en une hypothétique modification des rapports de production dans la société primitive, modification qui, divisant peu à peu la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, conduirait mécaniquement à l'instauration d'un organe d'exercice du pouvoir des premiers sur les seconds, à l'apparition de l'Etat. (...)
Il est toujours facile, et risqué, de reconstruire une histoire hypothétique que rien ne viendrait démentir. Mais, dans le cas présent, nous pensons pouvoir répondre avec fermeté par la négative : ce n'est pas l'arrivée des Occidentaux qui a coupé court à l'émergence possible de l'Etat chez les Tupi-Guarani, mais bien un sursaut de la société elle-même en tant que société primitive, un sursaut, un soulèvement en quelque sorte dirigé, sinon explicitement contre les chefferies, du moins, par ses effets, destructeur du pouvoir des chefs. Nous voulons parler de cet étrange phénomène qui, dès les dernières décennies du xv" siècle, agitait les tribus tupi-guarani, la prédication enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre sans Mal, du paradis terrestre.
Chefferie et langage sont, dans la société primitive, intrinsèquement
liés, la parole est le seul pouvoir dévolu au chef: plus que cela même, la parole est pour lui un devoir. Mais il est une autre parole, un autre discours, articulé non par les chefs, mais par ces hommes qui aux XVe et XVIe siècles entraînaient derrière eux les Indiens par milliers en de folles migrations en quête de la patrie des dieux: c'est le discours des karai, c'est la parole prophétique, parole virulente, éminemment subversive d'appeler les Indiens à entreprendre ce qu'il faut bien reconnaître comme la destruction de la société.
L'appel des prophètes à abandonner la terre mauvaise, c'est-à-dire la société telle qu'elle était, pour accéder à la Terre sans Mal, à la société du bonheur divin, impliquait la condamnation à mort de la structure de la société et de son système de normes. Or, à cette société s'imposaient de plus en plus fortement la marque de l'autorité des chefs, le poids de leur pouvoir politique naissant. ( ... )
Parole prophétique encore vivante, ainsi qu'en témoignent les textes « Prophètes dans la jungle » et « De l'un sans le multiple ». Les trois ou quatre mille Indiens Guarani qui subsistent misérablement dans les forêts du Paraguay jouissent encore de la richesse incomparable que leur offrent les karai. Ceux-ci ne sont plus, on s'en doute, des conducteurs de tribus, comme leurs ancêtres du XVIe siècle, il n'y a plus de recherche possible de la Terre sans Mal. Mais le défaut d'action semble avoir permis une ivresse de la pensée, un approfondissement toujours plus tendu de la réflexion sur le malheur de la condition humaine. Et cette pensée sauvage,
presque aveuglante de trop de lumière, nous dit que le lieu de naissance du Mal, de la source du malheur, c'est l'Un.
Il faut peut-être en dire un peu plus long et se demander ce que le sage guarani désigne sous le nom de l'Un. Les thèmes favoris de la pensée guarani contemporaine sont les mêmes qui inquiétaient, voici plus de quatre siècles, ceux que déjà on appelait karai, prophètes. Pourquoi le monde est-il mauvais ? Que pouvons-nous faire pour échapper au mal ? Questions qu'au fil des générations ces Indiens ne cessent de se poser : les karai de maintenant s'obstinent pathétiquement à répéter le discours des prophètes d'antan. Ceux-ci savaient donc que l'Un, c'est le mal, ils le disaient, de village en village, et les gens les suivaient dans la recherche du Bien, dans la quête du non-Un. On a donc, chez les TupiGuarani du temps de la Découverte, d'un côté une pratique - la migration religieuse - inexplicable si on n'y lit pas le refus de la voie où la chefferie engageait la société, le refus du pouvoir politique séparé, le refus de l'Etat; de l'autre, un discours prophétique qui identifie l'Un comme la racine du Mal et affirme la possibilité de lui échapper. A quelles conditions penser l'Un est-il possible? Il faut que, de quelque façon, sa présence, haie ou désirée, soit visible.
Et c'est pourquoi nous croyons pouvoir déceler, sous l'équation
métaphysique qui égale le Mal à l'Un, une autre équation plus secrète, et d'ordre politique, qui dit que l'Un, c'est l'Etat. Le prophétisme tupi-guarani, c'est la tentative héroïque d'une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l'Un comme essence universelle de l'Etat. Cette lecture « politique » d'un constat métaphysique devrait alors inciter à poser une question, peut-être sacrilège : ne pourrait-on soumettre à semblable lecture toute métaphysique de l'Un? Qu'en est-il de l'Un comme Bien, comme objet préférentiel que, dès son aurore, la métaphysique occidentale assigne au désir de l'homme? Tenons-nous en à cette troublante évidence : la pensée des prophètes sauvages et celle des Grecs anciens pensent la même chose, l'Un; mais l'Indien Guarani dit que l'Un c'est le Mal, alors qu'Héraclite dit qu'il est le Bien. A quelles conditions penser l'Un comme Bien est-il possible? (...)
Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions nous là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l'Etat dans le Verbe ? Prophètes conquérants des âmes avant d'être maîtres des hommes? Peut-être. Mais, jusque dans l'expérience extrême du prophétisme (parce que sans doute la société tupi-guarani avait atteint, pour des raisons démographiques ou autres, les limites extrêmes qui déterminent une société comme société primitive), ce que nous montrent les Sauvages, c'est l'effort permanent pour empêcher les chefs d'être des chefs, c'est le refus de l'unification, c'est le travail de conjuration de l'Un, de l'Etat.
L'histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire, c'est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l'histoire de leur lutte contre l'Etat
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Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?
L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.
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