Le socialisme, du moins dans cette île qui est la nôtre, ne sent plus la révolution et le renversement des tyrannies, mais l’excentricité incohérente, le culte de la machine et la stupide béatification de la Russie. Si l’on ne fait pas disparaître cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner.
Prié d’expliquer pourquoi les gens intelligents se trouvent si souvent de l’autre côté de la barricade, le socialiste invoquera en général des raisons de bas intérêt, conscientes ou inconscientes, la conviction non fondée que le socialisme ne peut pas « marcher », ou la simple peur des horreurs et désagréments inhérents à la période révolutionnaire précédant l’instauration du socialisme. Tout ceci a certes son importance, mais il ne manque pas d’individus insensibles à des considérations de cet ordre et qui n’en sont pas moins résolument hostiles au socialisme. S’ils rejettent le socialisme, c’est pour des raisons spirituelles ou « idéologiques ». Leur refus n’est pas dicté par l’idée que « ça ne peut pas marcher », mais au contraire par la crainte que ça marche trop bien. Ce qu’ils redoutent, ce n’est pas les événements qui peuvent venir troubler le cours de leur vie, mais ce qui se passera dans un futur éloigné, quand le socialisme sera devenu une réalité. ( … )
Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matériel, n’ont rien à attendre du fascisme, qui bien souvent s’en rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes? De toute évidence, leur choix est purement idéologique. S’ils se sont jetés dans les bras du fascisme, c’est uniquement parce que le communisme s’est attaqué, ou a paru s’attaquer, à des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison économique. Et en ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme. Il est navrant que les communistes s’obstinent à sortir des lapins économiques de chapeaux idéologiques. ( … )
La première chose à signaler, c’est que le concept de socialisme est aujourd’hui quasiment indissociable du concept de machinisme. Le socialisme est, fondamentalement, un credo urbain. Il a connu un développement sensiblement parallèle à celui de l’industrialisme, il a toujours plongé ses racines dans le prolétariat des villes, l’intelligentsia des villes, et il est douteux qu’il puisse surgir dans une société qui ne serait pas une société industrielle. Si l’on prend l’industrialisme comme fait de départ, l’idée du socialisme se présente tout naturellement à l’esprit, étant donné que la propriété privée n’est tolérable que si chaque individu (ou famille, ou toute autre unité de base) peut vivre selon une certaine forme d’autarcie. Mais l’industrialisme a pour effet d’empêcher l’individu de se suffire à lui- même, ne serait-ce qu’un bref moment.
L’industrialisme, dès qu’il dépasse un certain seuil (placé d’ailleurs assez bas), doit conduire à une forme de collectivisme. Pas forcément au socialisme, bien entendu : on peut concevoir qu’il débouche sur l’État esclavagiste que le fascisme semble annoncer. Et l’inverse est également vrai. Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que système mondial implique le machinisme, puisqu’il sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un échange perpétuel de marchandises entre les différents points du globe. Il exige un certain degré de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une certaine uniformité dans l’éducation. Nous pouvons en conclure qu’une Terre où le socialisme serait devenu une réalité devrait être au moins aussi mécanisée que les États-Unis d’aujourd’hui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste n’oserait s’inscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours présenté comme un monde totalement mécanisé, strictement organisé, aussi étroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient l’être des esclaves.
Jusque là, tout va très bien, ou très mal, comme l’on voudra. Parmi les gens qui réfléchissent, beaucoup, pour ne pas dire la majorité, ne nourrissent aucun penchant particulier pour la civilisation des machines, mais tout être sain d’esprit est bien forcé de reconnaître qu’il serait aujourd’hui aberrant de vouloir mettre les machines à la ferraille. Le malheur, c’est que le socialisme, tel qu’il est généralement présenté, charrie avec lui l’idée d’un progrès mécanique conçu non pas comme une étape nécessaire mais comme une fin en soi — je dirais presque comme une nouvelle religion. Cela saute aux yeux quand on considère tout le battage orchestré autour des réalisations mécaniques de la Russie soviétique (les tracteurs, le barrage sur le Dniepr, etc.).
Karel Capek épingle fort bien le phénomène dans la terrible fin de son roman R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), où l’on voit les robots, ayant exterminé le dernier représentant de la race humaine, proclamer leur intention de « construire beaucoup de maisons » (pour le seul plaisir d’en construire, sans plus). Les individus les mieux disposés à l’égard du socialisme sont en même temps ceux qui se pâment d’enthousiasme devant le progrès mécanique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socialistes sont incapables d’admettre qu’on puisse avoir une opinion contraire. En règle générale, l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à ce que l’on verra quand le socialisme aura triomphé.
Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches aujourd’hui effectuées manuellement seront alors exécutées par la machine. Tout ce que l’on fabrique aujourd’hui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caoutchouc, de verre ou d’acier. Il n’y aura plus de désordre, plus de gaspillage, plus de déserts, plus d’animaux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oublié la maladie, la pauvreté, la souffrance, etc. Le monde socialiste s’annonce avant tout comme un monde ordonné, un monde fonctionnel. Mais c’est précisément cette vision d’un futur à la Wells, d’un futur nickelé qui rebute les esprits réceptifs. Il est à remarquer que cette conception essentiellement pantouflarde du progrès n’est pas un article inamovible de la doctrine socialiste. Mais on en est venu à la considérer comme telle, avec ce résultat que le conservatisme viscéral existant à l’état latent chez toute sorte de gens ne demande qu’à se mobiliser contre le socialisme. ( … )
Seule notre époque, l’époque de la mécanisation triomphante, nous permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique.
On aurait sans doute du mal à trouver un être doué de pensée et de sensibilité qui ne se soit dit un jour ou l’autre, à la vue d’une chaise en tubes, que la machine est l’ennemie de la vie. Mais en règle générale, il s’agit là d’un sentiment plus instinctif que raisonné. Les gens se rendent confusément compte que le « progrès » est un leurre, mais ils aboutissent à cette conclusion par une sorte de sténographie mentale. ( … )
Mais la guerre et les catastrophes imprévisibles mises à part, le futur est conçu comme la marche toujours plus rapide du progrès mécanique. Des machines pour nous épargner de la peine, des machines pour nous épargner des efforts de pensée, des machines pour nous épargner de la souffrance, pour gagner en hygiène, en efficacité, en organisation — toujours plus d’hygiène, toujours plus d’efficacité, toujours plus d’organisation, toujours plus de machines, jusqu’à ce que nous débouchions sur cette utopie wellsienne qui nous est devenue familière et qu’a si justement épinglée Huxley dans Le Meilleur des mondes, le paradis des petits hommes grassouillets. Naturellement, quand ils rêvent d’un tel futur, les petits hommes grassouillets ne se voient ni petits ni grassouillets :
ils sont plutôt pareils à des dieux. Mais pourquoi seraient-ils ainsi ? Tout progrès mécanique est dirigé vers une efficacité toujours plus grande ; c’est-à-dire, en fin de compte, vers un monde où rien ne saurait aller de travers. Mais dans un tel monde, nombre des qualités qui, pour M. Wells, rendent l’homme pareil à un dieu ne seraient pas plus extraordinaires que la faculté qu’a un animal de remuer ses oreilles. Les êtres que l’on voit dans Men Like Gods et The Dream sont présentés comme braves, généreux et physiquement forts. Mais dans un monde d’où tout danger physique aurait été banni — et il est évident que le progrès mécanique tend à éliminer le danger — peut-on s’attendre à voir se perpétuer le courage physique? Est-il concevable qu’il se perpétue ? Et pourquoi la force physique se maintiendrait-elle dans un monde rendant inutile tout effort physique ? Et quant à la loyauté, la générosité, etc., dans un monde où rien n’irait de travers, de telles qualités seraient non seulement sans objet mais aussi, vraisemblablement, inimaginables. ( … )
Mais l’affaire va infiniment plus loin. Jusqu’ici, je me suis borné à signaler la contradiction qu’il y a à vouloir en même temps le progrès mécanique et la préservation de qualités rendues superflues par ce même progrès. La question qu’il faut maintenant se poser, c’est de savoir s’il existe une seule activité humaine qui ne souffrirait pas irrémédiablement de la toute-puissance de la machine.
Dès qu’on dépasse le stade de l’idiot de village, on découvre que la vie doit être vécue dans une très large mesure en termes d’effort. Car l’homme n’est pas, comme semblent le croire les hédonistes vulgaires, une sorte d’estomac monté sur pattes. Il a aussi une main, un œil et un cerveau. Renoncez à l’usage de vos mains et vous aurez perdu d’un coup une grande part de ce qui fait votre personnalité. Reprenez à présent la demi-douzaine d’hommes occupés à creuser une tranchée pour la conduite d’eau. Une machine les a dispensés de remuer la terre, ils vont se distraire en s’adonnant à une autre occupation — la menuiserie, par exemple. Mais de quelque côté qu’ils se tournent, ils découvrent qu’une autre machine a été mise en place pour faire le travail à leur place. Car, dans un monde complètement mécanisé, il n’y aurait pas plus besoin de menuisiers, de cuisiniers, de réparateurs de motocyclettes qu’il n’y aurait besoin de terrassiers pour creuser des tranchées. Il n’est pratiquement aucun travail, qu’il s’agisse de harponner une baleine ou de sculpter un noyau de cerise, dont une machine ne puisse s’acquitter. La machine pourrait même empiéter sur les activités que nous rangeons dans la catégorie de l’ « art » ; elle le fait d’ailleurs déjà avec le cinéma et la radio. Mécanisez le monde à outrance, et partout où vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilité de travail — c’est-à-dire de vie. ( … )
Ils sont aujourd’hui des millions — et leur nombre ne cesse de croître — ces gens pour qui les crachotements nasillards de la T.S.F. constituent un fond sonore non seulement plus approprié mais aussi plus naturel que les meuglements des troupeaux ou le chant des oiseaux. La mécanisation du monde ne saurait aller très loin si le goût, même réduit aux seules papilles gustatives, demeurait intact, car dans ce cas la plupart des produits de la machine ne trouveraient tout bonnement pas preneur. Dans un monde en bonne santé, il n’y aurait pas de demande pour les boîtes de conserves, l’aspirine, les gramophones, les chaises en tubes, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les téléphones, les automobiles, etc. ; on se disputerait, en revanche, les objets que la machine est incapable de produire. Mais la machine est là et ses ravages sont presque impossibles à endiguer. On la voue aux gémonies mais on continue à l’utiliser. Pour peu qu’on lui en donne l’occasion, un sauvage allant les fesses au vent s’imprégnerait en quelques mois des vices de la civilisation. La mécanisation conduit à la perversion du goût, la perversion du goût à une demande accrue d’articles fabriqués à la machine, et donc à une mécanisation toujours plus poussée, et c’est ainsi que la boucle est bouclée.
Mais il y a plus : la mécanisation du monde tend à se développer d’une manière en quelque sorte automatique, indépendamment de notre volonté. Ceci parce que, chez l’Occidental d’aujourd’hui, la faculté d’invention mécanique s’est trouvée constamment stimulée et encouragée au point de faire presque figure d’instinct second. On invente de nouvelles machines et on perfectionne celles qui existent déjà de manière quasi inconsciente, comme un somnambule qui se lèverait au milieu de la nuit pour aller travailler. Jadis, au temps où chacun était persuadé que la vie sur cette planète était cruelle, ou à tout le moins vouée au labeur, il semblait tout naturel de continuer à utiliser les outils imparfaits hérités des ancêtres, et il ne se trouvait que quelques rares illuminés pour proposer, de loin en loin, des innovations. Ainsi s’explique que le char à bœufs, la charrue ou la faucille aient pu traverser les siècles sans subir aucun changement. On a établi que la vis était connue dans la plus lointaine antiquité, mais il a fallu attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que quelqu’un s’avise de placer une pointe au bout. Pendant plusieurs milliers d’années, on s’est obstiné à forer des trous où pourraient s’insérer des vis à bout plat.
Aujourd’hui, une telle chose serait inconcevable. Car l’actuel produit de la civilisation occidentale paraît doté d’un sens hypertrophié de l’invention. Pour lui, inventer des machines est un réflexe aussi naturel que la nage chez l’insulaire de Polynésie. Confiez à l’Occidental un quelconque travail à faire, et il entreprend aussitôt de concevoir une machine capable de le faire à sa place ; donnez-lui une machine, et il songe aussitôt au moyen de la perfectionner. Je comprends assez bien cette tendance car je me trouve moi-même pourvu de ce tour d’esprit, même s’il n’aboutit généralement à rien, ou à pas grand-chose. Je n’ai ni la patience ni la qualification mécanique requise pour concevoir la moindre machine susceptible de fonctionner, mais je vois perpétuellement défiler dans mon esprit, comme des zombies, des machines qui me dispenseraient de devoir faire travailler mes muscles ou mon cerveau. ( … )
Mais, vivant dans une ère scientifique et mécanique, nous avons l’esprit perverti au point de croire que le « progrès » doit se poursuivre et que la science doit continuer à aller de l’avant, quoi qu’il en coûte. En paroles, nous serons tout prêts à convenir que la machine est faite pour l’homme et non l’homme pour la machine ; dans la pratique, tout effort visant à contrôler le développement de la machine nous apparaît comme une atteinte à la science, c’est-à-dire comme une sorte de blasphème. Et même si l’humanité tout entière se dressait soudain contre la machine et se prononçait pour un retour à un mode de vie plus simple, la tendance ne serait pas si facile à renverser.
Il ne suffirait pas de briser, comme dans Erewhon de Butler, toutes les machines inventées postérieurement à une certaine date ; il faudrait encore briser la tournure d’esprit qui nous pousserait, presque malgré nous, à inventer de nouvelles machines aussitôt les anciennes détruites. Et cette disposition mentale est présente, ne fût-ce qu’à l’état larvé, en chacun de nous. Dans tous les pays du monde, la grande armée des savants et des techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanité haletante, s’avance sur la route du « progrès » avec la détermination aveugle d’une colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter qu’on en arrive là, on en trouve beaucoup qui souhaitent de toutes leurs forces qu’on n’en arrive jamais là, et pourtant ce futur est déjà du présent. Le processus de la mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilité vers un monde capitonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal.
Tel est le procès instruit contre la machine. Que ce procès soit fondé ou non fondé, peu importe. Ce qui demeure, c’est que les arguments présentés, ou des arguments très voisins, recueilleraient l’assentiment de tout individu hostile à la civilisation machiniste. Et malheureusement, en raison du complexe associatif «socialisme- progrès-machinisme-Russie-tracteur-hygiène-machinisme-progrès » présent dans l’esprit de la quasi-totalité des gens, le même individu se trouve, en général, être également hostile au socialisme. Celui qui a en horreur le chauffage central et les chaises en tubes est aussi celui qui, dès que vous prononcez le mot de socialisme, grommelle quelque chose sur « l’État-ruche » et s’éloigne d’un air douloureux. ( … )
La seule chose au nom de laquelle nous pouvons combattre ensemble, c’est l’idéal tracé en filigrane dans le socialisme : justice et liberté. Mais ce filigrane est presque complètement effacé. Il a été enfoui sous des couches successives de chicaneries doctrinales, de querelles de parti et de « progressisme » mal assimilé, au point de ressembler à un diamant caché sous une montagne d’excréments. La tâche des socialistes est d’aller le chercher où il se trouve pour le mettre à jour. Justice et liberté ! Voilà les mots qui doivent résonner comme un clairon à travers le monde. Depuis déjà un bon bout de temps, et en tout cas au cours des dix dernières années, le diable s’est adjugé les meilleurs airs.
Nous en sommes arrivés à un point où le mot de socialisme évoque, d’un côté, des avions, des tracteurs et d’immenses et resplendissantes usines à ossature de verre et de béton ; et de l’autre côté, des végétariens à la barbe flétrie, des commissaires bolcheviks (moitié gangster, moitié gramophone), des dames au port digne et aux pieds chaussés de sandales, des marxistes à la chevelure ébouriffée mâchouillant des polysyllabes, des Quakers en goguette, des fanatiques du contrôle des naissances et des magouilleurs inscrits au parti travailliste. Le socialisme, du moins dans cette île qui est la nôtre, ne sent plus la révolution et le renversement des tyrannies, mais l’excentricité incohérente, le culte de la machine et la stupide béatification de la Russie. Si l’on ne fait pas disparaître cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner.
Ce texte est le chapitre XII de l’ouvrage :
Georges Orwell
Le Quai de Wigan
1937
1937
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