Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghilé à la bouche, était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirs donnait l’impression que cette table était transparente de tous côtés. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se représenter en philosophie l’équivalent d’un tel appareil. La marionnette appelée « matérialisme historique » est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir. (…)
À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l’historien matérialiste, c’est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans l’historien matérialiste un spectateur réservé. Car tout ce qu’il aperçoit en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. C’est pourquoi l’historien matérialiste s’écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil.
La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. – S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable.
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (…)
Le conformisme dès l’origine inhérent à la social-démocratie n’affecte pas seulement sa tactique politique, mais aussi ses vues économiques. C’est là une des causes de son effondrement ultérieur. Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. À ce courant qu’il croyait suivre, la pente était selon lui donnée par le développement de la technique. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, qui s’inscrit à ses yeux dans le cours du progrès technique, représente un acte politique. Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». À quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail « est nécessairement l’esclave des autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires. » Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Josef Dietzgen d’annoncer bientôt : « Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse, qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent. » Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, « est offerte gratis ». (…)
Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :
« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour.
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »
L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire. (…)
Les devins qui interrogeaient le temps pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne le percevaient certainement pas comme un temps homogène et vide. Celui qui considère cet exemple se fera peut-être une idée de la manière dont le temps passé était perçu dans la commémoration : précisément de cette manière. On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.
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