L’histoire secrète d’une victoire des lobbies à Bruxelles, contre la santé publique
Les perturbateurs endocriniens constituent « une menace globale » sur la santé, « qui impose de trouver une solution ». C’est clair et tranché.
Avec leur avis tiédasse, les experts de l’Efsa ont l’air malin ! Et ils s’en rendent vite compte. Le 20 février, dans un courriel à ses confrères, l’un d’eux gémit : « Chers collègues, la vie est compliquée… Il est presque embarrassant de comparer notre version actuelle avec le rapport de l’OMS / PNUE. » Et de se lamenter, en dévoilant toute leur cuisine, au passage : « Quand le rapport de l’OMS / PNUE souligne certaines caractéristiques des perturbateurs endocriniens et les signale comme spécifiques, notre rapport, au contraire, les minimise (sic) ou évite de les mentionner (re-sic). »
Quand le rapport de l’OMS / PNUE parvient à la conclusion que la méthode traditionnelle d’évaluation des risques des produits chimiques est inadéquate [pour les perturbateurs endocriniens], nous arrivons à la conclusion exactement opposée. » Notre expert n’a plus qu’à se planquer sous la table : « Je suis heureux de ne pas avoir à être présent à la conférence de presse (…) pour défendre le rapport actuel (…), sachant que l’auditoire aura lu le rapport de l’OMS. Un vrai cauchemar !» Seule solution, soupire ce grand déprimé : « refaire notre rapport ou, au moins, le modifier de manière significative… » Scientifiquement, bien sûr. Pif, paf, pouf, à quoi ça tient, la santé de 500 millions d’Européens…
A peine moins effondré, son collègue Bernard Bottex, qui supervise le travail du groupe, répond, en opinant du chef : « Les (…) conclusions actuelles où nous expliquons que les perturbateurs endocriniens peuvent être traités comme la plupart des autres substances chimiques (…) nous isolent du reste du monde et pourraient être difficiles à défendre, étant donné les incertitudes [et] le manque de données et de méthodes que nous avons identifiées. » Bref, on a fait un travail de cochon, et ça va se remarquer ! Il n’y a plus qu’à relancer la foire aux idées : « Toute suggestion de reformulation (…) sera bienvenue. » Ce détricotage de dernière minute était sans doute trop compliqué : la conclusion du rapport n’a finalement pas bougé d’un iota…(…)
Vite ! Le fer est chaud, il n’y a plus qu’à le battre et à faire monter une « controverse scientifique » là où l’OMS et les Nations unies n’en voyaient aucune… Dix jours plus tard, le 17 juin 2013, un groupe de 56 experts envoie un courrier à Anne Glover, la conseillère scientifique de Barroso. Sortis de nulle part, sans aucune lettre de mission, ces visionnaires descendent en flèche un projet qui n’est même pas encore ficelé : « Le projet actuel est basé sur une ignorance complète des principes de pharmacologie et de toxicologie. » Pas le cas de ces experts, qui connaissent leur sujet…
Entre 2007 et 2012, le toxicologue Wolfgang Dekant, qui emmène les signataires, a cumulé à lui seul 18 contrats de recherche avec l’industrie. Un deuxième est consultant pour BASF. Un troisième, Gio Batta Gori, a empoché «plusieurs millions de dollars » avec l’industrie du tabac, selon des factures consultées par Stéphane Horel. Mais cela ne perturbe personne.
Le 2 juillet 2013, la secrétaire générale de Barroso, Catherine Day, se fend d’une très officielle note interne : étant donné les « vues divergentes » de la communauté scientifique « et les impacts potentiels sur l’industrie chimique et le commerce international », il convient de mener « une étude d’impact », laquelle renvoie l’interdiction aux calendes grecques… Le soir même, elle gèle le processus.
Victoire sur toute la ligne, et même au-delà : l’étude d’impact vient seulement d’être lancée, deux ans plus tard. Aucune interdiction ne sera possible avant 2017. Bingo ! C’était tout le plan de l’industrie : entre-temps, les négociations sur l’accord transatlantique de libre-échange (Tafta) ont bien avancé et ont rendu l’interdiction encore plus compliquée, sous la pression américaine. Le lobbying, c’est une subtile chimie…
Source : Isabelle Barré, pour le Canard Enchaîné, juin 2015
http://www.les-crises.fr/lhistoire-secrete-dune-victoire-des-lobbies-a-bruxelles-contre-la-sante-publique/
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