lundi 25 avril 2011

La division du travail et le retour à l'aristocratie par Alexis de Tocqueville ( 1840 )


une théorie industrielle plus puissante que les mœurs et les lois l'a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu'il ne peut quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement universel, elle l'a rendu immobile.

«Que doit-on attendre d'un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d'épingles? et à quoi peut désormais s'appliquer chez lui cette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde, sinon à rechercher le meilleur moyen de faire des têtes d'épingles !

Lorsqu'un ouvrier a consumé de cette manière une portion considérable de son existence, sa pensée s'est arrêtée pour jamais près de l'objet journalier de ses labeurs; son corps a contracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de se départir. Et, un mot, il n'appartient plus à lui-même, mais à la profession qu'il a choisie. C'est en vain que les lois et les mœurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les barrières et de lui ouvrir de tous côtés mille chemins différents vers la fortune; une théorie industrielle plus puissante que les mœurs et les lois l'a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu'il ne peut quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement universel, elle l'a rendu immobile.

À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L'art fait des progrès, l'artisan rétrograde. D'un autre côté, à mesure qu'il se découvre plus manifestement que les produits d'une industrie sont d'autant plus parfaits et d'autant moins chers que la manufacture est plus vaste et le capital plus grand, des hommes très riches et très éclairés se présentent pour exploiter des industries qui, jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. La grandeur des efforts nécessaires et l'immensité des résultats à obtenir les attirent.

Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres.

Tandis que l'ouvrier ramène de plus en plus son intelligence à l'étude d'un seul détail, le maître promène chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit s'étend en proportion que celui de l'autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la force physique sans l'intelligence; le premier a besoin de la science, et presque du génie pour réussir. L'un ressemble de plus en plus à l'administrateur d'un vaste empire, et l'autre à une brute.»

DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome II, 2e partie, chap. XX ( agora.qc.ca )

DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome I ( wikisource )

vendredi 15 avril 2011

" L’obsolescence programmée "



Quelques exemples sont cités par Cosima Dannoritzer dans son documentaire Prêt à jeter :

Le bas nylon : mis sur le marché par DuPont dans les années 1940, il était si résistant que les ventes se sont effondrées, faute de besoin de renouvellement. En modifiant la formulation (notamment en réduisant le dosage de certains additifs destinés à protéger le polymère des UV), les bas se remirent à filer.

L'ampoule électrique à incandescence : sa durée de vie a été « harmonisée » et maintenue par les industriels à 1 000 heures, dans le monde entier, alors que des brevets existaient sur des ampoules d'une durée de vie allant jusqu'à 100 000 heures. Le reportage présente une ampoule de 1901, qui brille sans interruption depuis plus d'un siècle dans une caserne de pompier à Livermoore (centenaire fêté en 2001 par le « comité de l'ampoule », qui la surveille. Deux des webcams qui l'ont filmée sont tombées en panne, alors que l'ampoule fonctionne toujours, commente C. Dannoritzer dans le documentaire).

L'automobile : pour concurrencer Henry Ford et sa Ford T volontairement vendue comme modèle unique, à portée du consommateur moyen, fiable, facile à réparer et très robuste, Alfred P. Sloan a inventé pour General Motors une Chevrolet conçue avec un châssis et un moteur uniques, mais selon le concept du changement de gamme à raison de trois nouveaux modèles de carrosserie, formes, couleurs et accessoires par an. En démodant rapidement les produits par la publicité, il pousse l'automobiliste à sans cesse abandonner son véhicule « démodé » au profit d'un modèle plus à la mode. C'est ainsi que General Motors a forcé Ford à changer de stratégie pour se lancer dans la course aux nouveaux modèles.
Il semble qu'il s'agisse là du début du modèle d' obsolescence programmée par l'esthétique et le design.

La batterie de l'iPod des première, deuxième et troisième générations (et non l'iPod dans son ensemble) : elle est prévue pour durer 18 mois. Une fois la panne survenue, les services de soutien technique d'Apple suggéraient de remplacer l'appareil tout entier, ne proposant pas de vendre séparément une nouvelle batterie. À la suite du procès en recours collectif intenté par Elizabeth Pritzker devant la justice américaine, Apple mit en place un service de remplacement des batteries obsolètes.

Les imprimantes : certaines sont équipées d'une puce compteur, bloquant l'impression au-delà d'un nombre convenu de feuilles. Ces données figurent bien souvent dans le cahier des charges de l'imprimante. Certaines cartouches d'encre sont également équipées d'une puce comptant le nombre d'impressions, indiquant alors un faux niveau d'encre dans le logiciel d'impression, ce qui amène à jeter des cartouches contenant encore de l'encre

Obsolescence programmée - Wikipédia.




La véritable histoire de l’ampoule de Livermore


Alors comment se fait-il que l'ampoule centenaire de Livermore fonctionne toujours ? C'est très simple : cette ampoule utilise un filament en carbone dont la résistance a augmenté avec le temps. Conçue pour une puissance de 60W, elle ne consomme plus que 4W aujourd'hui. Sur toutes les photos de l'ampoule on voit distinctement que son filament est rouge, "froid". D'après les formules mentionnées ci-dessus, cette ampoule ne produit plus qu'environ 0.3% de sa luminosité originelle pour  7% de sa puissance électrique originelle. Son rendement a donc chuté d'un facteur 24 : la caserne de pompiers de Livermore paie donc sa lumière 24 fois plus cher que la normale. Et ça risque de durer, parce que cette baisse de rendement correspond à une multiplication de la durée de vie par 700 millions ! Si on admet que l'ampoule de Livermore était conçue pour durer 1000h, elle produira des infrarouges encore 80 millions d'années !


mardi 14 décembre 2010

" Modeste proposition " par Jonathan Swift ( 1759 )




Modeste proposition
pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande
d’être à charge à leurs parents et à leur pays
et pour les rendre utiles au public








C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. ( ... )

Restent par an cent vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : Comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ? Ce qui, comme je l’ai déjà dit, dans l’état présent des affaires, est complètement impossible par les méthodes proposées jusqu’ici. Car nous ne pouvons les employer ni comme artisans ni comme agriculteurs. Nous ne bâtissons pas de maisons (à la campagne, j’entends), et nous ne cultivons pas la terre ; il est fort rare qu’ils puissent vivre de vol avant l’âge de six ans, à moins de dispositions toutes particulières, ( ... )

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection.

Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu, m’a certifié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût. ( ... )

que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.

J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira à vingt-huit.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants. ( ... )

Qu’on ne me parle donc pas d’autres expédients : de taxer nos absentees à cinq shillings par livre ; de n’acheter ni vêtements, ni meubles qui ne soient de notre crû et de nos fabriques ; de rejeter complètement les matières et instruments qui encouragent le luxe étranger ; de guérir nos femmes des dépenses qu’elles font par orgueil, par vanité, par oisiveté et au jeu ; d’introduire une veine d’économie, de prudence et de tempérance ; ( ... )

Je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma femme n’étant plus d’âge à en avoir.

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Les Voyages de Gulliver

mercredi 1 décembre 2010

"Éloge de la Folie" par Érasme (1509)


Vous voyez que sans moi, jusqu’à présent, aucune société n’a d’agrément, aucune liaison n’a de durée. Le peuple ne supporterait pas longtemps son prince, le valet son maître, la suivante sa maîtresse, l’écolier son précepteur, l’ami son ami, la femme son mari, l’employé son patron, le camarade son camarade, l’hôte son hôte, s’ils ne se maintenaient l’un l’autre dans l’illusion, s’il n’y avait entre eux tromperie réciproque, flatterie, prudente connivence, enfin le lénifiant échange du miel de la Folie.


Nos ingénieux contradicteurs viennent nous dire que la connaissance des Sciences est donnée à l’homme pour que son intelligence compense ce que lui refuse la Nature. Comme s’il était vraisemblable que la Nature, si vigilante pour les moucherons et même pour les plantes et les fleurs, sommeillât seulement pour l’homme, en lui imposant de recourir aux Sciences inventées à son dam par Theuth, l’ennemi du genre humain ! Elles sont, en effet, si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien qu’on attend de chacune d’elles, comme le prouve élégamment dans Platon un roi fort sensé, à propos de l’invention de l’écriture. Les Sciences ont fait irruption dans l’humanité avec le reste de ses fléaux ; elles proviennent des auteurs de toutes les mauvaises actions, c’est- à-dire des démons, dont le nom même, en grec, signifie qu’ils sont savants. ( ... )


Les vivants qui obéissent à la Sagesse sont de beaucoup les moins heureux. Par une double démence, oubliant qu’ils sont nés hommes, ils veulent s’élever à l’état des Dieux souverains et, à l’exemple des Géants, munis des armes de la science, ils déclarent la guerre à la Nature. ( ... )

Après eux s’avancent les Philosophes, respectables par la barbe et par le manteau, et qui se déclarent les seuls sages, voyant dans le reste de l’humanité des ombres flottantes. Quels délicieux transports, lorsqu’ils édifient des mondes innombrables, mesurent du doigt et du fil le soleil, la lune, les étoiles, les sphères, lorsqu’ils expliquent sans hésiter la foudre, les vents, les éclipses et autres choses inexplicables, comme s’ils étaient confidents de la Nature constructrice du monde et délégués du conseil des Dieux ! La Nature cependant se rit magnifiquement d’eux et de leurs conjectures, car ils n’ont rien pris à bonne source, et les discussions sans fin qu’ils soutiennent sur toute chose en font largement la preuve. ( ... )

L’Église chrétienne ayant été fondée par le sang, confirmée par le sang, accrue par le sang, ils continuent à en verser, comme si le Christ ne saurait pas défendre les siens à sa manière. La guerre est chose si féroce qu’elle est faite pour les bêtes et non pour les hommes ; c’est une démence envoyée par les Furies, selon la fiction des poètes, une peste qui détruit les mœurs partout où elle passe, une injustice, puisque les pires bandits sont d’habitude les meilleurs guerriers, une impiété qui n’a rien de commun avec le Christ. Les Papes, cependant, négligent tout pour en faire leur occupation principale. On voit parmi eux des vieillards décrépits y porter l’ardeur de la jeunesse, jeter l’argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l’humanité tout entière. Ils trouveront ensuite maint docte adulateur pour décorer cette évidente aberration du nom de zèle, de piété, de courage, pour démontrer par raisonnement comment on peut dégainer un fer meurtrier et le plonger dans les entrailles de son frère, sans manquer le moins du monde à cette charité parfaite que le Christ exige du chrétien envers son prochain. ( ... )

Eloge de la Folie

samedi 20 novembre 2010

" Fermons les prisons ! " Par Loïc Wacquant


Là où la gauche dite « plurielle » pratiquait une pénalisation de la misère honteuse et larvée, la droite républicaine assume son choix d’endiguer les désarrois et les désordres sociaux qui s’accumulent dans les quartiers de relégation minés par le chômage de masse et l’emploi flexible en déployant l’appareil répressif avec vigueur et emphase. 

Faire de la lutte contre la délinquance de rue un spectacle moral permanent permet en effet de réaffirmer symboliquement l’autorité de l’Etat au moment même où celui-ci se rend impotent sur le front économique et social.

( … ) Aberration, tout d’abord, parce que l’évolution de la criminalité en France ne justifie en rien l’essor fulgurant de sa population carcérale après la décrue modérée de 1996-2001. Les cambriolages, vols de véhicules et vols à la roulotte (qui constituent les trois quarts des crimes et délits enregistrés par les autorités) diminuent tous régulièrement depuis 1993 au moins ; les homicides et coups mortels refluent depuis 1995, d’après les données de la police, et depuis 1984 selon les relevés de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ; les vols avec violence, qui obnubilent les grands médias, outre qu’ils se composent principalement de « violences » verbales (insultes, menaces), sont en recul depuis vingt ans (2).

( … ) Le même « effet d’entonnoir » s’observe dans le fonctionnement de la justice pénale en France, où moins de 2 % des contentieux portés devant les parquets donnent lieu à une peine d’enfermement. C’est dire si la prison est inadaptée à lutter contre la petite et moyenne délinquance, et à plus forte raison contre les « incivilités », dont la plupart ne relèvent même pas du code pénal (regards de travers, insultes, bousculades, rassemblements et chahuts dans les lieux publics, petites dégradations, etc.).

( … ) Il ne s’agit pas ici de nier la réalité de la criminalité ni la nécessité de lui donner une réponse, ou plutôt des réponses, y compris pénale quand cette dernière est appropriée. ( … ) Ce débat doit d’abord préciser pourquoi il se focalise sur telle ou telle des manifestations de la délinquance – sur les cages d’escalier des cités plutôt que sur les couloirs des hôtels de ville, les vols de cartables et de portables plutôt que sur les malversations boursières et les infractions au code du travail ou des impôts, etc. (7).

(7) En 1996, la fraude fiscale et douanière pesait 100 milliards de francs, celle aux cotisations sociales plus de 17 milliards, les contrefaçons environ 25 milliards de francs. Par ailleurs, la contre-valeur monétaire des atteintes volontaires à la vie était évaluée à 11 milliards de francs, à 4 milliards de francs pour les vols de véhicules, et à 250 millions de francs pour les vols en magasin. Dans Christophe Paille et Thierry Godefroy, Coûts du crime. Une estimation monétaire des infractions en 1996, Cesdip, Guyancourt, 1999.

( … ) La prison n’est pas un simple bouclier contre la délinquance, mais une arme à double tranchant : un organisme de coercition à la fois criminophage et criminogène qui, lorsqu’il se développe à l’excès, comme aux Etats-Unis durant le dernier quart de siècle ou en Union soviétique à l’ère stalinienne, en vient à se muer en vecteur autonome de paupérisation et de marginalisation.

Loïc Wacquant. Le Monde Diplomatique.

Sur quelques contes sécuritaires venus d’Amérique

( … ) Le dernier mythe sécuritaire planétaire venu d’Amérique est l’idée selon laquelle la politique de tolérance zéro jugée responsable du succès policier de New York s’appuierait sur une théorie criminologique scientifiquement validée, la fameuse « théorie de la vitre brisée ». Celle-ci postule que la répression immédiate et sévère des moindres infractions sur la voie publique enraye le déclenchement des grandes atteintes criminelles en y (r)établissant un sain climat d’ordre - arrêter les voleurs d’œufs permettrait de stopper les tueurs de bœufs potentiels. ( … )

le reflux de la criminalité violente est tout aussi net dans les villes qui n’appliquent pas la politique dite de tolérance zéro, y compris celles qui, optant pour une approche opposée, s’emploient à établir des rapports suivis avec les habitants de manière à prévenir les atteintes plutôt que de les traiter par la répression pénale à outrance. A San Francisco, une politique d’orientation des jeunes délinquants vers des programmes de formation, de conseil et de traitement social et médical a permis de dégonfler le nombre des entrées en maison d’arrêt de plus de moitié tout en réduisant la criminalité violente de 33 % entre 1995 et 1999 (contre 26 % à New York, où le volume des admis en détention a augmenté d’un tiers dans l’intervalle). ( … )

Le maître d’œuvre de la politique policière de M. Giuliani se gausse ouvertement de ceux qui croient en l’existence d’un « lien mystique entre les incidents mineurs relevant du désordre et les atteintes criminelles plus graves ». L’idée que la police pourrait faire baisser la criminalité violente en s’attaquant aux incivilités lui semble « pathétique » et il donne une foule d’exemples contraires tirés de son expérience professionnelle. Puis il compare le maire qui adopterait une telle tactique policière à un médecin qui « ferait un lifting à un cancéreux », ou à un chasseur sous-marin qui attraperait des « dauphins plutôt que des requins ».

Loïc Wacquant. Le Monde Diplomatique.

BAN PUBLIC


lundi 15 novembre 2010

" L'homme le plus seul de la planète "




Cet homme est un Indien dont les autorités brésiliennes ont conclu qu'il était le dernier survivant d'une tribu qui n'a jamais eu le moindre contact avec le monde extérieur. 

Ils ont pris connaissance de l'existence de cet homme il y a une quinzaine d'années, et ont lancé pendant dix ans de nombreuses expéditions à sa recherche, afin d'assurer sa sécurité et établir un contact pacifique. En 2007, l'élevage et l'exploitation forestière se rapprochant dangeureusement de son lieu d'habitation, le gouvernement a déclaré propriété privée la zone de 50km² qui entoure sa hutte. ( ... )

Quelques habitants avaient déjà entendu parler de cet homme solitaire en 1996, lorsque les bûcherons du Rondônia, un Etat situé au nord-ouest du pays, ont commencé à faire circuler une rumeur: un sauvage vivrait dans la forêt, et il serait apparemment seul. Les agents de terrain du gouvernement brésilien spécialistes des tribus isolées ont rapidement trouvé une de ses huttes –un minuscule abri de chaume avec un mystérieux trou creusé au milieu. En poursuivant leurs recherches, ils ont découvert que l'homme était en fuite, et qu'il allait de cabane en cabane, les abandonnant à mesure que les bûcherons –et les agents du gouvernement– se rapprochaient. Aucune tribu connue ne vivait comme lui, creusant des trous rectangulaires de plus d'un mètre cinquante de profondeur au milieu des huttes sans but apparent. Il ne semblait être le survivant d'aucune tribu répertoriée. ( ... )

Slate.fr

mardi 9 novembre 2010

L' Avenir Radieux du Transhumanisme


Or nous sommes en train d’abroger toutes les lois – sauf celle du plus fort – et, si nous continuons dans cette funeste direction, nous entrerons dans une cruauté bien plus vive que celle d’avoir à se soumettre à des lois. Nous entrerons dans une cruauté inconnue consistant à vouloir modifier ce corps humain vieux de cent mille ans. Pour tenter d’en bricoler un autre.



Les transhumanistes prônent le droit moral de ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles. ( … )

Le transhumanisme englobe de nombreux principes de l’humanisme moderne et prône le bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal. Le transhumanisme n’appuie aucun politicien, parti ou programme politique. ( … )

La Déclaration transhumaniste


( …)Nous sommes différents. Nous sommes les premiers mutants.

Nous aimons vivre. Evoluer encore et toujours, plus vite et plus loin. Nous voulons devenir l’origine du futur. Changer la vie, au sens propre et non plus au sens figuré : créer des espèces nouvelles, adopter les clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter le corps et l’esprit, apprivoiser nos germes, dévorer des festins transgéniques, faire don de nos cellules-souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, tester des états cérébraux modifiés, faire des projets avec notre cerveau reptilien, pratiquer des clonages diversifiants vers l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles, habiter la Lune, terraformer Mars, tutoyer les galaxies ; nous portons en nous le plus civilisé et le plus sauvage, le plus raffiné et le plus barbare, le plus complexe et le plus simple, le plus rationnel et le plus passionné. Tout s’est réuni un matin clair et la mortelle tiédeur des temps passés n’est plus qu’un mauvais souvenir.

Nous sommes les agents secrets de la vie. Elle-même ne le sait pas encore. ( …)

Manifeste des mutants

( … ) Mais à quoi servirait-il de gagner un corps neuf si c’était pour perdre l’esprit ?

La question vaut d’autant plus d’être posée qu’il existe un programme diffus de fabrication d’une « posthumanité ». Ce programme est dissimulé, on ne lui donne guère de publicité. On ne doit pas effrayer les hommes, il ne faut surtout pas qu’ils comprennent qu’on les fait travailler à l’abolition de l’humanité – c’est-à-dire à leur propre disparition. Le monde du vivant a été tellement investi par le capitalisme afin d’y développer de nouveaux espaces pour la marchandise que certaines de ses conséquences possibles sur l’humanité elle-même ont fini par percer le mur du silence. ( … )

On voit où le programme de fabrication d’une posthumanité pourrait mener : directement à l’entrée dans une ère de production d’individus dits supérieurs ayant échappé à l’engendrement. Et d’individus inférieurs pour les tâches subalternes. L’existence, banalisée, d’organismes génétiquement modifiés devrait mettre la puce à l’oreille : on pourrait à court terme entreprendre de fabriquer, par clonage et modification génétique, de nouvelles variantes humaines. Il est même vraisemblable que des expérimentations sont en cours ou ne sauraient tarder à l’être.

Lorsque ce jour arrivera, nous serons passés de la postmodernité, époque embarrassée dans l’effondrement des idoles, à la posthistoire. Si nul ne peut prévoir ce que cela sera, on peut cependant dire ce que cela ne sera plus. Car cela signifie le dénouement de cinq grands topoï de l’humanité : la fin de la commune humanité, la fin de la fatalité usuelle de la mort, la fin de l’individuation, la fin de l’arrangement (problématique) entre les sexes, et le bouleversement de la succession générationnelle. ( … )

( … ) Or cette route est encombrée d’« hommes premiers » – voilà le problème. Pour notre prophète, le vieil homme primitif est retors, il est constitutivement sourd – je cite – au « potentiel généreux » de la transformation « plurivalente ». Pis, par son « égoïsme ancien », il serait tout juste bon à « exercer le pouvoir sur les matières premières » pour « en disposer » afin de les soustraire aux changements promis – où l’on comprend que ces « matières premières » pourraient bien être le corps humain lui-même. Ce vieil homme ne serait, bien sûr, que « l’homme du ressentiment » prêt à faire « des rassemblements » pour embrigader « des populations désinformées » et les mener vers « de faux débats sur des menaces non comprises, sous la férule d’éditorialistes lascifs »... A bas donc les vieux « humanolâtres » qui prétendent, mus par « une hystérie antitechnologique », s’opposer à ce saut où l’Etre nous appelle car, bien sûr, il n’y a « rien de pervers » à vouloir « se transformer par autotechnique »...

Ces propos de Sloterdijk – par leur outrance même – sont de grande utilité : ils permettent de comprendre que la désinhibition symbolique actuelle n’est pas seulement une affaire de libération des mœurs et de sortie plus ou moins douloureuse du patriarcat. En fait, la levée des interdits révèle que perdure un véritable projet postnazi de sacrification de l’humain. Il est porté par l’anarcho-capitalisme, qui, en brisant toutes les régulations symboliques, rend possible le fait que la technique avance toute seule jusqu’à briser l’humanité. ( … )

( … ) L’anarcho-capitalisme a accrédité l’idée que se donner des lois est cruel et ne confine qu’à une sorte de masochisme insupportable. Et il renvoie cyniquement ceux qui auraient besoin d’un supplément d’âme au puritanisme obscurantiste. Il faut pourtant rappeler que les philosophes des Lumières, comme Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant, disaient que la liberté ne consiste en rien d’autre qu’à obéir aux lois que l’on s’est données. En fait, nous avons besoin de véritables lois juridiques et morales, et non de ces succédanés moralisants, pour rendre enfin la justice, pour sauvegarder le monde avant qu’il ne soit trop tard, pour préserver l’espèce humaine, menacée par une logique aveugle. Or nous sommes en train d’abroger toutes les lois – sauf celle du plus fort – et, si nous continuons dans cette funeste direction, nous entrerons dans une cruauté bien plus vive que celle d’avoir à se soumettre à des lois. Nous entrerons dans une cruauté inconnue consistant à vouloir modifier ce corps humain vieux de cent mille ans. Pour tenter d’en bricoler un autre.

De la réduction des têtes au changement des corps. Par Dany-Robert Dufour.

Wikipédia

La secte derrière les nanotechnologies. Pièces et Main d'Oeuvre

Jean-Pierre Dupuy. Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science. (pdf)
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.