dimanche 26 mai 2019

" Equatorial " par Patrick Deville


C’est cela l’exil, l’étranger, cette inexorable observation de l’existence telle qu’elle est vraiment pendant ces longues heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti.

Céline

à Brazza, et autres héros, traîtres et indécis

à Port-Gentil

Le lundi 2 janvier 2006, l’air est étonnamment clair et lumineux sur le cap Lopez, à l’embouchure du fleuve Ogooué. C’est marée basse. Des avocettes élégantes courent sur le miroir de la vase à la recherche des mollusques et autres petits bidules dont elles raffolent. On voit au loin les manœuvres de chargement des tankers. Les lignes de flottaison rouges, à mesure du remplissage des cuves, s’enfoncent dans l’eau très bleue du terminal de la Sogara. Brazza repose toujours dans sa tombe algéroise.

Des difficultés – architecturales ou diplomatiques – ne cessent de repousser la construction de son mausolée sur la rive du fleuve Congo.

Du matériel de forage à l’arrêt ou au rebut envahi par les herbes. Quelques cocotiers biscornus. C’est la fin du jour, l’Atlantique sud, la terrasse d’un établissement médiocre et bon marché qui jouit du privilège, momentané sans doute, d’être dépourvu de tout appareil à musique. Il est tenu par une jeune fille assise très droite derrière la caisse et coiffée d’un turban. Elle brandit comme un sceptre l’une de ces raquettes électriques anti-mouches très à la mode au Gabon. Les ailes brûlées et le court-circuit provoquent le claquement d’un éclair violet. J’ouvre L’Union, quotidien gabonais mis à la disposition des clients.

Celui-ci porte à la connaissance de ses lecteurs que le président de la République française, lors de ses vœux à la nation pour l’année 2006, vient d’annoncer le retrait d’un texte un peu idiot, un sous-amendement qui vantait le rôle positif du passé de la France outre-mer. Lequel sous-amendement, lu comme une apologie de la colonisation, faisait grand bruit en Afrique francophone depuis près d’un an.

La princesse dévisse le manche de sa raquette et aligne les piles sur le comptoir, signe de la fermeture prochaine de l’établissement.
À mon retour à l’hôtel Hirondelle m’attend un message de Sicilien-Ko. Il part livrer son train de grumes au port à bois et attend la marée. Il passera la nuit sur le radeau, au milieu du fleuve. Nous prendrons la pirogue demain. Il me demande de lui acheter du pain, des bananes et une cartouche de cigarettes. 

dans la presse congolaise

Il est clair qu’au Congo, De Brazza n’est pas parmi les siens. Ses cendres pourront être renvoyées en France, en Italie ou au Gabon, dans cinquante ans, quand apparaîtront de nouveaux Congolais

Eugène Sama, assistant d’université
La Semaine africaine 

des cartes marines

Celui auquel certains veulent aujourd’hui ériger un mausolée – quand d’autres proposent de jeter ses os au fond du fleuve – est un jeune homme trop sérieux de dix-sept ans, un grand échalas admis à l’École navale de Brest au titre d’étranger.

C’est un jeune Romain exilé dans le Finistère. La famille de son père Ascanio prétend descendre de l’empereur Sévère et celle de sa mère offrit à Venise plusieurs doges. La lumière cuivre la rade et la coque du Borda. Il ferme son livre et s’allonge sur son bat-flanc le long d’un mur qui suinte. Cinq ans plus tôt, il est dans la bibliothèque de la demeure familiale de Castel Gandolfo. 

Autour de lui des rais de soleil comme autrefois où dansent des particules, les rayonnages où sont les livres de l’ami de son père Walter Scott, les globes terrestres, les tables cirées, ses malles-cabines cadenassées près desquelles il attend son départ. Il voit les cartes marines.

Ce sont celles d’un grand-oncle qui, à la fin du XVIIIe siècle, partit naviguer vers les Indes, la Chine et le Japon. Dans d’autres salles, son père Ascanio a peint des fresques au retour de ses voyages en Grèce, en Turquie, en Égypte, de sa remontée du Nil jusqu’au Soudan. Il a douze ans, Pietro Savorgnan di Brazzà. Son nom porte encore un accent grave. Il aime éperdument les oiseaux.

Son précepteur, dom Paolo, qui l’astreignit à la vie frugale et austère, aux leçons de latin, de grec et de français mais aussi à la pratique du canotage et de la natation, de l’astronomie et de l’ornithologie, entre dans la bibliothèque accompagné d’un ami de la famille, le capitaine de frégate de Montaignac. Les malles sont chargées, le cocher s’assoit, le gravier crisse sous les sabots et les roues cerclées de fer. Brazzà quitte Rome pour le collège des Jésuites de la rue des Postes, à Paris. Il veut être marin. Il sera héros.

Découvreur de fleuves.

Il appartient à la dernière génération de l’humanité pour laquelle l’ensemble du réseau hydrographique de la planète n’est pas encore cartographié.

Pour les géographes, il est celui qui enrichira la collection de Cours d’eau et Rivières du Monde des fleuves Ogooué et Oubangui, des rivières Mpassa, Léconi, Léfini, Alima et Sangha.
Pour les ornithologues, il est celui qui décrira sur les plateaux Batékés une hirondelle endémique (Phedinopsis brazzae).

Pour les historiens, il est celui qui, faisant reculer devant la proue de sa pirogue la traite et l’esclavage, traînera dans son sillage la colonisation du Congo.

inventer l’Ogooué

C’est une époque où le blanc des cartes fond comme neige au soleil. On les imagine impatients de fuir l’Europe, de courir les mers et les continents, de noircir d’encre ce blanc rétrécissant, ces jeunes gens qui intègrent en 1868 l’École navale de Brest. Il leur faudra pourtant demeurer quatre ans dans ses murs humides, partager le soir leurs méditations adolescentes.

 L’un des condisciples de Savorgnan di Brazzà à l’internat est Julien Viaud. Bientôt ces deux-là changeront leur nom et choisiront le même prénom. L’un sera Pierre Loti et l’autre Pierre de Brazza.
C’est pour donner à tous ces marins le goût des lointains que la Royale, en sa grande perspicacité, a bâti son école dans une ville aussi grise. Ils fixent une ligne bleuâtre où le ciel sous la pluie se noie dans la rade. Julien Viaud écrit à sa famille que nombre d’entre eux songent à se pendre. Les survivants se jetteront à corps perdu dans la brousse et sur les vagues.

Celui dont l’explorateur Horn écrira plus tard qu’il était un gentleman silencieux comme un ducdemande la nationalité française après la défaite de 70. Ils ont à peu près l’âge d’Arthur Rimbaud, ces deux marins promus en 71 aspirants de première classe. Ensuite c’est le hasard des affectations. Viaud embarque pour la Polynésie, les Marquises et Tahiti. Van Gogh et Gauguin, en Arles, liront ensemble Le Mariage de Lotiet rêveront d’ailleurs. Van Gogh écrira : « Je puis très bien me figurer qu’un peintre d’aujourd’hui fasse quelque chose comme ce que l’on trouve dépeint dans le livre de Pierre Loti. » 

Mais c’est Gauguin qui s’enfuira sur ses traces aux Marquises.

Cette même année 72 où Loti navigue sur le Pacifique, Brazza embarque sur la Vénusaux ordres de l’amiral du Quilio, qui commande la division navale de l’Atlantique sud. Il passera deux ans en mer. Amériques, Le Cap… À l’escale du Gabon, en 73, il apprend la mort au Tanganyika de David Livingstone, dont le corps momifié a été transporté jusqu’aux rives de l’océan Indien. 

Avec la folie des rêves d’enfant qu’on s’obstine à poursuivre dans l’âge adulte, le petit jeune homme de vingt ans remonte un peu l’estuaire du Gabon vers le Komo, descend au cap Lopez, navigue en pirogue sur l’Ogooué jusqu’au village d’Angola. Il veut être celui qui s’enfonce au cœur de l’Afrique. 

Un nouveau Livingstone.

sur l’Ogooué

Sicilien-Ko n’est pas sicilien. C’est un Fang, champion de kung-fu. Il doit son surnom à son goût pour la sape, les pompes bicolores et les films avec Al Pacino. Il porte ce matin un T-shirt déchiré avec des traces de cambouis et un short en toile. Il est de très mauvaise humeur, parce que la pirogue que lui prête son employeur forestier est équipée d’un moteur hors-bord de si faible cylindrée que nos chances d’atteindre Lambaréné avant la nuit sont réduites. Nous chargeons les deux nourrices de carburant, du pain et des bananes, et nous éloignons du ponton de Port-Gentil.

Pendant plusieurs années, Sicilien-Ko fut un disc-jockey réputé que se disputaient les boîtes de nuit de Libreville. À l’approche de la trentaine, et au moment où est apparue la mode du coupé-décalé, mais les deux événements ne sont peut-être pas liés, il a abandonné la capitale et la vie nocturne pour rentrer dans son village sur l’Ogooué. Il vit aujourd’hui de la pêche au filet et du commerce fluvial, complète ses revenus en s’engageant comme rouleur sur les trains de grumes. Deux jours et deux nuits depuis Lambaréné à dormir et manger sur le radeau attelé de pousseurs Diesel. 

Ce sont des billes d’okoumé, parfois de teck, entre un mètre et un mètre quatre-vingts de diamètre, une cinquantaine de troncs reliés par des câbles d’acier et qu’il faut guider au milieu du courant. La nuit, les hommes allument des feux, tiennent un quart pour surveiller les arbres morts à la dérive. 

L’alcool est interdit à bord, me prévient-il, au cas où j’envisagerais de m’engager comme rouleur. Cette mesure évite la plupart du temps de glisser sur le bois mouillé et de tomber dans le fleuve, ou de se faire broyer un pied entre deux meules de plusieurs tonnes.

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Patrick+Deville&criteria=&language=French&format=


Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.