jeudi 28 juin 2018

" Jean-Baptiste Fressoz : « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer »



En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience.


 L’histoire de la crise environnementale est souvent racontée sur le mode de « la prise de conscience » des problèmes, avec un avant — passé obscur où l’être humain ignorait les conséquences de ses actes — et un après — où il dispose des connaissances et ne peut plus ignorer les effets de ses activités. En quoi ce « récit d’éveil » est-il une fable ?

C’est d’abord un constat d’historien. En thèse, en bossant sur les plaintes et les procès contre les usines polluantes aux XVIIIe et XIXe siècles, j’avais été très frappé par l’omniprésence des arguments liant l’environnement à la santé. Les pétitions parlaient de l’air, des miasmes et des émanations, les médecins parlaient quant à eux de circumfusa — des « choses environnantes », en latin — pour expliquer à quel point les fumées avaient des effets délétères sur la santé des populations, et même, à long terme, sur la forme des corps. 

En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience. Ce constat s’applique à bien d’autres dimensions, y compris globale. Avec mon collègue Fabien Locher, on achève une enquête au long cours qui retrace tous les savoirs qui ont existé sur le changement climatique depuis le XVIe siècle. Ça peut paraître étrange ou anachronique, mais le climat a été un lieu central pour penser les conséquences de l’agir humain sur l’environnement, et en retour ce que l’environnement fait sur les humains. C’est un lieu crucial de la réflexivité environnementale des sociétés passées. 

Depuis le XVIIe siècle et surtout à la fin du XVIIIe, on estime que le déboisement menace le cycle de l’eau, un cycle global reliant les océans à l’atmosphère et au sol, un cycle providentiel, aussi, qui assure la fertilité des régions tempérées. À travers la question du déboisement, celle du changement climatique s’insinue au cœur des préoccupations politiques de l’époque, pour une raison très simple : toute l’énergie ou presque provient justement du bois. Dans les économies que les historiens qualifient « d’organiques », il y a en effet un arbitrage constant à faire entre la forêt et les champs, entre l’énergie pour produire des choses et le grain pour nourrir la population.


La question du lien entre déboisement et changement climatique est très présente à la fin du XVIIIe siècle ; la France a joué un rôle pivot dans sa diffusion globale. Pour une raison assez conjoncturelle : après la nationalisation des biens du clergé en 1789, pour solder les dettes de la monarchie, l’État français se trouve à la tête d’un immense domaine forestier par rapport aux autres États européens. À chaque fois qu’on discute de la vente d’un bout de forêt nationale pour désendetter, on reparle de climat. Le résultat est que dès 1792, à l’Assemblée nationale, on parle de déboisement, de changement climatique, d’érosion des sols, d’inondations…

 Attention, ça ne veut surtout pas dire « rien de nouveau sous le soleil » ! Le changement climatique en question n’est pas le même que le nôtre pour une raison principale : l’enjeu était alors le cycle de l’eau et pas celui du carbone. Évidemment, il y a eu entre temps le développement d’un énorme équipement scientifique. Mais il y a aussi des continuités impressionnantes : au début du XIXe siècle, on pense déjà le climat comme la moyenne des températures, on le pense déjà au niveau global, on fait de la très bonne science sur cette question (c’est à ce moment qu’on étudie l’évolution des glaciers, les bans des vendanges, etc.). Enfin, on pense le changement comme irréversible, car en coupant les forêts, on produit un changement climatique qui va rendre impossible la croissance ultérieure des forêts. Le déboisement peut donc produire une dégradation conjointe des climats et des populations qui les habitent. (…)

Racontée comme cela, l’histoire environnementale nous sort des théories de la modernité réflexive à la Ulrich Beck. D’après elles, on aurait eu une première phase moderniste, aveugle et depuis les années 1970 ; on aurait une sorte de révélation, une rupture fondamentale de la modernité — un changement historique au même titre que le passage du féodalisme au capitalisme. Le problème patent est qu’il ne s’est rien passée depuis qu’on a fait cette soi-disant « révolution environnementale » : les modes de production continuent sur leur lancée, il n’y a pas eu de grand changement, le taux de CO2 n’a fait qu’augmenter, etc. 

Ce n’est donc pas une affaire de prise de conscience. L’enjeu est de dé-idéaliser ces questions, de sortir la question de la crise environnementale d’un récit cliché de la modernité prise comme un bloc responsable : à chaque étape de celle-ci on avait bien conscience des conséquences de ce qu’on faisait. Ça nous sort aussi de l’idée très gratifiante que nous sommes la première génération ou presque à nous préoccuper d’environnement et que la prise de conscience est une rédemption — maintenant qu’on a compris, tout va aller pour le mieux. Eh bien non, pas du tout : ça empire plutôt. (…)

Depuis le XVIIe, on n’a pas arrêté de se poser des questions sur l’environnement, sur le climat, sur l’épuisement des sols, sur le statut des animaux, etc. Dans une cosmologie soi-disant moderne, les juristes ont aussi su faire preuve de beaucoup de créativité. Par exemple au XIXe, en Angleterre, pour faire payer les compagnies de chemin de fer en cas d’accident, ils ressortent un outil du droit médiéval, le deodand, qui permet de déclarer des objets coupables ! Bref, si Latour a parfaitement raison de dire que « Nous n’avons jamais été modernes », il faut ajouter soit qu’on l’a toujours su, soit que toute cette affaire de modernité est un « homme de paille » philosophique. (…)

Par exemple, inscrire dans la constitution des grands principes sans considérer les modes de production et de vie, c’est être sûr que le capitalisme avalera tout cru les droits de la nature. Je suis désolé si ça semble intellectuellement peu enthousiasmant comparé aux grandes refondations cosmologiques proposées par les philosophes, mais étant donné l’urgence des enjeux, le fait qu’il faille agir partout et maintenant, la crise environnementale contemporaine oblige à agir dans le monde politique et géopolitique tel qu’il existe actuellement. 

Ce qu’il faut faire est assez évident : mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, stopper l’agriculture industrielle, mettre en place un rationnement écologique (sur le CO2 par exemple), changer le système fiscal, changer les modes de transport et d’alimentation, punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement que les atteintes aux biens et aux personnes. Ça ne paraît pas révolutionnaire comparé aux « utopies concrètes » et aux projets de changement cosmologique, mais ça l’est finalement peut-être davantage. (…)

Cette affaire de compenser pour les dommages dont on est responsable est une vieille idée du droit romain reprise par les élites du capitalisme industriel au début du XIXe siècle. Dès le début de la révolution industrielle, il y a un projet très important de stabilisation des propriétés industrielles, avec des droits de propriété solides. Et donc, quelles que soient les plaintes contre la pollution, l’industriel doit être garanti dans son droit d’exercice et ne doit pas être contraint de déménager. La « solution » qui se met en place, avec le décret de 1810 sur les établissements classés, consiste à accorder des dommages et intérêts à ceux qui subissent des nuisances. Comme on le sait, ça ne règle pas le problème de la pollution mais ça apaise les conflits de voisinage. C’est un enfumage évident. 

Aujourd’hui, ça prend des formes beaucoup plus impressionnantes, plus subtiles, avec l’idée qu’on peut même compenser la perte des services éco-systémiques (combien vaut non pas une prairie, mais l’activité de pollinisation des insectes qui y vivent, par exemple) ; la logique reste assez équivalente — et le résultat final aussi. Ce qui est dangereux dans ces affaires de compensation éco-systémique, c’est la mise au même niveau des valeurs financières et de la nature : l’idée qu’on peut aller détruire du bocage en Vendée puis acheter des « bons » biodiversité ailleurs en France. Ceci repose en fait sur des terrains qu’une institution (par exemple la Caisse des dépôts et consignations Biodiversité) s’engage pour un temps limité à conserver (de l’ordre de 20 à 30 ans) : c’est un mode de désinhibition, on se donne bonne conscience en disant « On va bétonner ici et protéger là-bas ». La réalité ? On risque de bétonner ici et là bas. (…)

Cette notion de transition énergétique est ensuite réutilisée dans les années 1980, surtout en Allemagne (« tournant énergétique »), pour désigner la transition vers les énergies renouvelables avec le solaire, l’éolien — même si, derrière, c’est une idée très naïve de ce qu’est un système énergétique. C’est une notion qui a servi à apaiser les craintes. Le second problème est qu’historiquement il n’y jamais vraiment eu de « transition énergétique » mais surtout des « additions énergétiques ». On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole à autre chose : on n’a fait qu’additionner ces sources d’énergies les unes aux autres.

 Le pic du charbon n’a pas eu lieu au XIXe, ni même au XXe, espérons qu’il aura lieu bientôt au XXIe siècle… Quand on parle un peu trop légèrement de « transition énergétique », il faut bien voir qu’il s’agit d’une transformation sans précédent.
Reste la question de l’innovation : il ne faut pas être technophobe car il n’y a pas de raison de se méfier davantage d’une technique nouvelle que des vieilles techniques qui nous ont mis dans la situation que l’on connaît. Mais il ne faut pas être naïf non plus : étant donné l’inertie considérable des systèmes techniques, étant donnée une fois encore l’urgence (réduire de 75 % les émissions globales avant 2050), la probabilité que « l’innovation verte » nous sorte de la crise me paraît proche de zéro. (…)

Le discours de l’Anthropocène, tout comme la géo-ingénierie, réactive cette jonction entre la grande nature et une technologie qui rivalise avec elle, puisqu’elle est désormais à cette échelle. De plus, les philosophes et théoriciens de la modernité nous serinaient qu’il n’y avait plus de « grand récit », que la modernité était finie, que le communisme n’était plus une perspective : l’Anthropocène a permis de remettre en place un grand récit majestueux, où on sait ce qu’il va se passer. Ça plaît aussi à certains philosophes, pour qui il s’est produit quelque chose de métaphysique puisque l’humanité serait devenue un agent géologique conscient. (…)

Il y a une sensibilité quasiment hygiéniste qu’il faudrait remettre au goût du jour : quand un moteur dégueulasse vous pétarade des fumées noires à la figure, il n’y a pas besoin de changer nos cosmologies pour comprendre que ça pose un problème. On nous a appris à nous méfier des microbes, à avoir peur de la saleté — au XIXe siècle, c’est ce que les institutions ont réussi à faire. Réactiver des bons schèmes hygiénistes séparant le propre du sale, le sain du malsain, c’est le genre d’opération qu’il faut réaliser. Le mouvement anti-extractiviste est aussi un lieu clé : l’important est de ne pas sortir le carbone du sol. Les luttes anti-extractivistes, qui sont d’ailleurs anciennes, sont peut-être la chose la plus importante pour le climat. Au Nigeria, le delta du Niger a complètement été saccagé par l’industrie pétrolière, par Exxon, allié au gouvernement fédéral en particulier. Il y a un mouvement ogoniste, le MEND, qui a réussi à faire reculer les pétroliers : la production a baissé d’un tiers dans les années 2000. Mais c’est une quasi guerre civile, avec des violences et des morts des deux côtés. (…)

La question du manque d’énergie a pris une place démesurée alors que celle du changement climatique va se poser bien avant. Il faut laisser les trois quarts des réserves de charbon, de pétrole et de gaz économiquement exploitable pour le ne pas dépasser +2°C en 2100. Dire que c’est la nature qui se mettrait à nous imposer des limites, c’est risquer de dépolitiser la question. Il faut qu’on arrive à s’imposer nous même des limites. Le plus déprimant est que le capitalisme extractiviste se porte bien, il peut continuer encore longtemps comme ça, il peut bousiller la planète bien avant de manquer de carburant. La question des limites c’est plutôt des frontières molles qu’on enfonce largement, sans se rendre compte que sur plein de domaines on a déjà passé « des limites » et qu’on continue sur notre lancée, en recevant les effets retours bien plus tard, et de manière différenciée. 


C’est aussi tout le thème de la collapsologie et d’une certaine décroissance, héritée du choc du pic du pétrole et du Club de Rome. C’est un peu une écologie de « riches », pas forcément au sens négatif du terme ; ce sont les pays riches qui angoissent à l’idée de leur effondrement énergétique. Le pic de certains métaux rares qui empêchera les voitures électriques de rouler, pour un paysan du Bengladesh menacé par la montée des eaux, ce n’est pas très grave. Il ne faut pas faire des querelles de chapelles avec des alliés objectifs, c’est évident, mais c’est important d’avoir une écologie politique qui ne se fonde pas sur des bases fragiles.


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