vendredi 8 juillet 2016

George Orwell – La politique et la langue anglaise (1946)



Comme j’ai tenté de le démontrer, le style moderne, dans ce qu’il a de pire, ne consiste pas à choisir des mots en fonction de leur sens ni à inventer des images pour rendre plus clair ce que l’on veut dire. Il consiste à agglutiner des paquets de mots prêts à l’emploi et à rendre le résultat présentable par de simples astuces de charlatan. 










La plupart des gens qui s’intéressent un peu à la question sont disposés à reconnaître que la langue anglaise est dans une mauvaise passe, mais on s’accorde généralement à penser qu’il est impossible d’y changer quoi que ce soit par une action délibérée. Notre civilisation étant globalement décadente, notre langue doit inévitablement, selon ce raisonnement, s’effondrer avec le reste. Il s’ensuit que lutter contre les abus de langage n’est qu’un archaïsme sentimental, comme de préférer les bougies à la lumière électrique ou l’élégance des fiacres aux avions. A la base de cette conception, il y a la croyance à demi consciente selon laquelle le langage est le résultat d’un développement naturel et non un instrument que nous façonnons à notre usage.

Il est certain qu’en dernière analyse une langue doit son déclin à des causes politiques et économiques : il n’est pas seulement dû à l’influence néfaste de tel ou tel écrivain. Mais un effet peut devenir une cause, qui viendra renforcer la cause première et produira un effet semblable sous une forme amplifiée, et ainsi de suite. Un homme peut se mettre à boire parce qu’il a le sentiment d’être un raté, puis s’enfoncer d’autant plus irrémédiablement dans l’échec qu’il s’est mis à boire. C’est un peu ce qui arrive à la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à son tour une puissante incitation à penser stupidement. Pourtant ce processus n’est pas irréversible. L’anglais moderne, et notamment l’anglais écrit, est truffé de tournures vicieuses qui se répandent par mimétisme et qui peuvent être évitées si l’on veut bien s’en donner la peine. Si l’on se débarrasse de ces mauvaises habitudes, on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas, indispensable, vers la régénération politique ; si bien que le combat contre le mauvais anglais n’est pas futile et ne concerne pas exclusivement les écrivains professionnels. (...)

Au lieu de se réduire à un seul mot, comme briser, arrêter, gâcher, réparer, tuer, le verbe devient une locution, composée d’un nom ou d’un adjectif associés à un verbe au sens très général tel que révéler, servir, former, jouer, rendre. En outre, la forme passive est utilisée de préférence à la forme active chaque fois que cela est possible, et les constructions à base de substantifs sont préférées aux gérondifs {par l’examen de au lieu de en examinant). La gamme des verbes se trouve réduite par les formations en -iser et en dé-, et les déclarations les plus banales revêtent une apparence de profondeur grâce à des adjectifs construits sur le principe de la double négation. Des conjonctions ou des prépositions simples sont remplacées par des expressions telles que : en ce qui concerne, eu égard à, le fait que, à force de, en vue de, dans l’intérêt de, dans l’hypothèse où ; et les fins de phrases sont sauvées de la platitude par des lieux communs aussi sonores que : grandement souhaitable, doit être pris en compte, une évolution qu’il faut attendre dans un proche avenir, digne d’être examiné avec sérieux, conclu à la satisfaction générale, et ainsi de suite.

Des termes tels que phénomène, élément, individu, objectif, catégorique, effectif, virtuel, fondamental, essentiel, promouvoir, constituer, déployer, exploiter, utiliser, éliminer, liquider sont utilisés pour déguiser des réflexions banales et donner un air d’impartialité scientifique à des jugements partisans. Des adjectifs tels que marquant, épique, historique, inoubliable, triomphant, séculaire, inévitable, inexorable, véritable sont utilisés pour conférer quelque dignité aux sordides manoeuvres de la politique internationale, tandis que les écrits visant à glorifier la guerre lui apportent généralement une touche d’archaïsme par l’emploi de mots comme royaume, trône, char, bras armé, trident, épée, écu, bouclier, bannière, botte, clairon. Les expressions et termes étrangers tels que cul-de-sac, Ancien Régime, deus ex machina, mutatis mutandis, statu quo, Gleichschaltung, Weltanschauung sont censés apporter une touche de culture et d’élégance. (...)

Comme j’ai tenté de le démontrer, le style moderne, dans ce qu’il a de pire, ne consiste pas à choisir des mots en fonction de leur sens ni à inventer des images pour rendre plus clair ce que l’on veut dire. Il consiste à agglutiner des paquets de mots prêts à l’emploi et à rendre le résultat présentable par de simples astuces de charlatan. L’attrait de cette manière d’écrire réside dans sa facilité. Il est plus facile — et même plus rapide, une fois que l’habitude est prise — de dire : « A mon avis, il n’est pas injustifiable de supposer que… » que de dire : « Je pense que… » Si l’on utilise des formules toutes faites, non seulement on n’a pas à rechercher les mots appropriés, mais on n’a même pas à se soucier du rythme des phrases, puisque ces formules sont agencées de façon à être plus ou moins euphoniques. Quand on compose à la hâte — quand on dicte à une sténographe, par exemple, ou que l’on fait un discours en public —, on a tendance à tomber dans un style latinisé et prétentieux. Des clichés tels que « une considération que nous ferions bien de garder présente à l’esprit » ou « une conclusion à laquelle chacun de nous souscrirait volontiers » éviteront à bien des phrases de finir en queue de poisson. En utilisant des métaphores, des comparaisons et des locutions rebattues, on s’épargne un effort mental considérable ; en contrepartie, le sens reste flou, tant pour le lecteur que pour soi-même. (...)

Au sujet de chaque phrase qu’il écrit, un auteur scrupuleux se posera au moins quatre questions : « Qu’est-ce que j’essaie de dire ? Quels sont les mots qui pourront l’exprimer ? Quelle image ou locution pourra-t-elle le rendre plus clair ? Cette image est-elle assez vivante pour être efficace ? » Et il s’en posera probablement deux autres : « Pourrais-je l’exprimer de façon plus concise ? Y a-t-il dans cette formulation quelque laideur qui pourrait être évitée ? » Mais vous n’êtes pas obligé de vous donner toute cette peine. Vous pouvez vous l’épargner en ouvrant grand votre esprit et en le laissant envahir par les expressions toutes faites. Elles construiront des phrases pour vous — elles penseront même à votre place, dans une certaine mesure — et au besoin elles vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous-même, ce que vous voulez dire. C’est ici qu’apparaît clairement le lien qui existe entre la politique et l’avilissement de la langue.

De nos jours, les textes politiques sont le plus souvent mal écrits. Quand ce n’est pas le cas, c’est en général que l’écrivain est une sorte de rebelle, qui exprime ses opinions propres et non une « ligne de parti ». Il semble que l’orthodoxie, de quelque couleur qu’elle soit, exige un style sans vie et imitatif. Bien entendu, les jargons politiques utilisés dans les brochures, les éditoriaux, les manifestes, les rapports et les discours des sous-secrétaires diffèrent d’un parti à l’autre, mais ils sont tous semblables en ceci qu’on n’y relève presque jamais une tournure originale, vivante et personnelle. Lorsqu’on observe quelque tâcheron harassé répétant mécaniquement sur son estrade les formules habituelles — atrocités bestiales, talon de fer, tyrannie sanglante, peuples libres du monde, être au coude à coude —, on éprouve souvent le sentiment curieux de ne pas être en face d’un être humain vivant, mais d’une sorte de marionnette : sentiment encore plus fort quand, par instants, la lumière se reflète dans les lunettes de l’orateur et les transforme en disques opaques derrière lesquels il semble qu’il n’y ait plus d’yeux. Et ce n’est pas là un simple effet de l’imagination. L’orateur qui utilise ce type de phraséologie a commencé à se transformer en machine. Son larynx émet les bruits appropriés, mais son cerveau ne travaille pas comme il le ferait s’il choisissait ses mots lui-même. Si le discours qu’il profère est de ceux qu’il a l’habitude de répéter encore et toujours, il peut être à peu près inconscient de ce qu’il dit, comme on l’est quand on prononce les répons à l’église. Et cet état de semi-conscience, sans être indispensable au conformisme politique, lui est du moins favorable.

Les discours et les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. Des faits tels que le maintien de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations en Russie, le largage de bombes atomiques sur le Japon peuvent sans doute être défendus, mais seulement à l’aide d’arguments d’une brutalité insupportable à la plupart des gens, et qui ne cadrent pas avec les buts affichés des partis politiques. Le langage politique doit donc principalement consister en euphémismes, pétitions de principe et imprécisions nébuleuses. Des villages sans défense subissent des bombardements aériens, leurs habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail est mitraillé, leurs huttes sont détruites par des bombes incendiaires : cela s’appelle la pacification. Des millions de paysans sont expulsés de leur ferme et jetés sur les routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent emporter : cela s’appelle un transfert de population ou une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés sans jugement pendant des années, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans les camps de bûcherons de l’Arctique pour y mourir du scorbut : cela s’appelle élimination des éléments suspects. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut nommer les choses sans évoquer les images mentales correspondantes.Prenez, par exemple, le cas d’un pacifique professeur anglais qui défend le totalitarisme russe. Il ne peut pas déclarer sans ambages : « Je crois à l’élimination physique des opposants quand elle permet d’obtenir de bons résultats. » Il fera donc probablement des déclarations de ce style : « Tout en concédant bien volontiers que le régime soviétique présente certains aspects que les humanistes peuvent être enclins à déplorer, il nous faut, à mon avis, reconnaître qu’une certaine restriction du droit à l’opposition politique est un corollaire inévitable des périodes de transition, et que les rigueurs que le peuple soviétique a été appelé à subir ont été amplement justifiées dans la sphère des réalisations concrètes ». (...)


La défense de la langue anglaise a une tout autre portée, et il vaut mieux commencer par dire quel n’est pas son propos. 
Tout d’abord, elle n’a rien à voir avec l’archaïsme, avec la défense de tournures et de termes désuets, ni avec l’établissement d’un « anglais standard » dont il ne faudrait jamais s’écarter. Au contraire, un de ses principaux objectifs est la mise au rebut de tous les termes ou locutions qui ont perdu leur utilité. Elle n’a rien à voir avec la correction grammaticale et syntaxique, qui importe peu tant que l’on s’exprime clairement, ni avec le fait d’éviter les américanismes ou d’avoir ce que l’on appelle « un bon style de prosateur ». Par ailleurs, elle n’a pas de rapport avec la fausse simplicité ni avec les tentatives visant à rapprocher l’anglais écrit de la langue parlée. Elle n’implique même pas de préférer systématiquement les mots saxons aux mots latins, bien qu’elle suppose d’utiliser le moins de mots possible, et les plus courts, pour dire ce qu’on a à dire. Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots, et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux. Quand vous pensez à un objet concret, vous n’avez pas besoin de mots, et si vous voulez décrire ce que vous venez de visualiser, vous vous mettrez sans doute alors en quête des termes qui vous paraîtront les plus adéquats. Quand vous pensez à une notion abstraite, vous êtes plus enclin à recourir d’emblée aux mots, si bien qu’à moins d’un effort conscient pour éviter ce travers, le jargon existant s’impose à vous et fait le travail à votre place, au risque de brouiller ou même d’altérer le sens de votre réflexion. Sans doute vaut-il mieux s’abstenir, dans la mesure du possible, de recourir aux termes abstraits et essayer de s’exprimer clairement par le biais de l’image ou de la sensation. On pourra ensuite choisir — et non pas simplement accepter — les formulations qui serreront au plus près la pensée, puis changer de point de vue et voir quelle impression elles pourraient produire sur d’autres personnes. Ce dernier effort mental élimine toutes les images rebattues ou incohérentes, toutes les expressions préfabriquées, les répétitions inutiles et, de manière générale, le flou et la poudre aux yeux. Mais il arrive souvent que l’on éprouve des doutes sur l’effet d’un terme ou d’une expression, et il faut pouvoir s’appuyer sur des règles quand l’instinct fait défaut. Je pense que les règles suivantes peuvent couvrir la plupart des cas : 
1. N’utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou toute autre figure de rhétorique que vous avez déjà lue à maintes reprises.
2. N’utilisez jamais un mot long si un autre, plus court, peut faire l’affaire.
3. S’il est possible de supprimer un mot, n’hésitez jamais à le faire.
4. N’utilisez jamais le mode passif si vous pouvez utiliser le mode actif.
5. N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou spécialisé si vous pouvez leur trouver un équivalent dans la langue de tous les jours.
6. Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que de commettre d’évidents barbarismes.
Ces règles peuvent sembler élémentaires, et elles le sont, mais elles exigent un profond changement d’attitude chez tous ceux qui ont pris l’habitude d’écrire dans le style aujourd’hui en vigueur. On peut respecter chacune d’entre elles et cependant écrire mal, mais du moins n’écrira-t-on rien dans le genre des cinq passages que j’ai cités au début de cet article.

Je n’ai pas considéré ici la langue dans son usage littéraire, mais seulement en tant qu’instrument permettant d’exprimer la pensée, et non de la dissimuler, encore moins de l’interdire. Stuart Chase et d’autres en sont presque arrivés à affirmer que tous les termes abstraits sont dénués de signification et en ont pris prétexte pour préconiser une sorte de quiétisme politique. Si vous ne savez pas ce qu’est le fascisme, comment pouvez-vous le combattre ? Sans pour autant gober de telles absurdités, il faut bien reconnaître que le chaos politique actuel n’est pas sans rapport avec la décadence de la langue, et qu’il est sans doute possible d’améliorer quelque peu la situation en commençant par le langage. En simplifiant votre langage, vous vous prémunirez contre les pires sottises de l’orthodoxie. Vous ne pourrez plus utiliser aucun des jargons de rigueur, si bien que lorsque vous formulerez une idée stupide, sa stupidité sera évidente pour tous, y compris pour vous-même. Le langage politique — et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes — a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance. On ne peut changer tout cela en un instant, mais on peut au moins changer ses propres habitudes et même, de temps à autre, en s’en gaussant comme il convient, renvoyer à la poubelle où elle a sa place telle ou telle expression usée jusqu’à la corde et dénuée d’utilité, comme ces botte de la dictature, talon d’Achille, creuset, pierre de touche, vision dantesque et autres rebuts verbaux.

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